Éblouir pour régner
Où l'on voit comment, fort de ses connaissances en optique, Descartes propose au roi d'impressioner le peuple au moyen d'arcs-en-ciel artificiels qui paraîtraient naturels.
Guy Debord savait-il qu'il faisait écho à Spengler quand dans La société du spectacle il écrivait : « Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes médiatisées par des images » (Guy Debord, La société du spectacle, Buchet/Chastel, Paris, 1972, p. 10).
C'est Descartes lui-même qui a été le premier théoricien de ce rapport social. À la fin de sa célèbre explication de l'arc-en-ciel, il écrit : « Et ceci me fait souvenir d'une invention pour faire paraître des signes dans le ciel, qui pourraient causer grande admiration à ceux qui en ignoreraient les raisons ». Suivent une série de conseils techniques indiquant la façon de produire un spectacle propre à assurer la gloire de son inventeur, de même que celle du prince qui lui paie une pension. Au moyen de fontaines disposées en série et savamment construites où couleraient des huiles et des alcools à la place de l'eau, « on pourra faire, précise Descartes, que ce qui paraîtra coloré ait la figure d'une croix ou d'une colonne, ou de quelque autre chose qui donne sujet à l'admiration ». Mais à quoi bon, ajoute le philosophe, se donner la peine de produire un spectacle aussi ingénieux si l'on ne peut pas l'offrir à tout un peuple? « Mais j'avoue qu'il y faudrait de l'adresse et de la dépense, afin de proportionner des fontaines, et faire que les liqueurs y sautassent si haut, que ces figures pussent être vues de fort loin par tout en peuple, sans que l'artifice s'en découvrît » (Oeuvres et lettres de Descartes , Paris, La Pléiade, 1958, pp. 243- 244).
À deux reprises, Descartes précise que l'effet désiré, la fascination du peuple, suppose que ce dernier ignore aussi bien les raisons du prodige que son caractère artificiel.
Cette double ignorance qui donne à l'image fabriquée l'apparence et le prestige miraculeux d'un phénomène naturel unique fait partie des conditions d'existence de la télévision : « La télévision est un écran entre le réel et nous alors que le téléspectateur croit qu'elle est l'écran sur lequel se projette le réel » (Jacques Piveteau, cité in Jacques Ellul, Le bluff technologique, Hachette, 1988, p. 395).
Pendant que l'homme spectateur en est réduit à utiliser son oeil d'aigle pour contempler l'étendue de sa soumission, que fait-il de ses mains? De ces mains qui façonnèrent et manièrent l'outil, qui firent preuve de dextérité, de doigté et furent souvent des mains de maître? Il s'en sert pour presser des boutons.