Des illusions des sens
La connaissance par les sens est l'occasion d'erreurs sur la distance, sur la grandeur, sur la forme des objets. Souvent notre jugement est explicite et nous le redressons d'après l'expérience ; notre entendement est alors bien éveillé. Les illusions diffèrent des erreurs en ce que le jugement y est implicite, au point que c'est l'apparence même des choses qui nous semble changée. Par exemple, si nous voyons quelque panorama habilement peint, nous croyons saisir comme des objets la distance et la profondeur ; la toile se creuse devant nos regards. Aussi voulons-nous toujours expliquer les illusions par quelque infirmité de nos sens, notre œil étant fait ainsi ou notre oreille. C'est faire un grand pas dans la connaissance philosophique que d'apercevoir dans presque toutes, et de deviner dans les autres, une opération d'entendement et enfin un jugement qui prend pour nous forme d'objet. J'expliquerai ici quelques exemples simples renvoyant pour les autres à l'Optique physiologique d'Helmholtz, où l'on trouvera ample matière à réflexion.
Certes quand je sens un corps lourd sur ma main, c'est bien son poids qui agit, et il me semble que mes opinions n'y changent rien. Mais voici une illusion étonnante. Si vous faites soupeser par quelqu'un divers objets de même poids, mais de volumes très différents, une balle de plomb, un cube de bois, une grande boîte de carton, il trouvera toujours que les plus gros sont les plus légers. L'effet est plus sensible encore s'il s'agit de corps de même nature, par exemple de tubes de bronze plus ou moins gros, toujours de même poids. L'illusion persiste si les corps sont tenus par un anneau et un crochet ; mais, dans ce cas-là, si les yeux sont bandés, l'illusion disparaît. Et je dis bien illusion, car ces différences de poids imaginaires sont senties sur les doigts aussi clairement que le chaud ou le froid. Il est pourtant évident, d'après les circonstances que j'ai rappelées, que cette erreur d'évaluation résulte d'un piège tendu à l'entendement ; car, d'ordinaire, les objets les plus gros sont les plus lourds ; et ainsi, d'après la vue, nous attendons que les plus gros pèsent en effet le plus ; et comme l'impression ne donne rien de tel, nous revenons sur notre premier jugement, et, les sentant moins lourds que nous n'attendions, nous les jugeons et finalement sentons plus légers que les autres. On voit bien dans cet exemple que nous percevons ici encore par relation et comparaison, et que l'anticipation, cette fois trompée, prend encore forme d'objet.
On analyse aisément de même les plus célèbres illusions de la vue. Je signale notamment ces images dessinées exprès où un réverbère et un homme selon la perspective ont exactement la même grandeur, ce que pourtant nous ne pouvons croire, dès que nous ne mesurons plus. Ici encore c'est un jugement qui agrandit l'objet. Mais examinons plus attentivement. L'objet n'est point changé, parce qu'un objet en lui-même n'a aucune grandeur; la grandeur est toujours comparée, et ainsi la grandeur de ces deux objets, et de tous les objets, forme un tout indivisible et réellement sans parties ; les grandeurs sont jugées ensemble. Par où l'on voit qu'il ne faut pas confondre les choses matérielles, toujours séparées et formées de parties extérieures les unes aux autres, et la pensée de ces choses, dans laquelle aucune division ne peut être reçue. Si obscure que soit maintenant cette distinction, si difficile qu'elle doive rester toujours à penser, retenez-la au passage. En un sens, et considérées comme matérielles, les choses sont divisées en parties, et l'une n'est pas l'autre; mais en un sens, et considérées comme des pensées, les perceptions des choses sont indivisibles, et sans parties. Cette unité est de forme, cela va de soi. Je n'anticipe point; nous avons dès maintenant à exposer en première esquisse, cette forme qu'on appelle l'espace, et dont les géomètres savent tant de choses par entendement, mais non hors de la connaissance sensible, comme nous verrons.
Pour préparer encore mieux cette difficile exposition, j'invite le lecteur à réfléchir sur l'exemple du stéréoscope, après que la théorie et le maniement de cet appareil lui seront redevenus familiers. Ici encore le relief semble sauter aux yeux ; il est pourtant conclu d'une apparence qui ne ressemble nullement à un relief, c'est à savoir, d'une différence entre les apparences des mêmes choses pour chacun de nos yeux. C'est assez dire que ces distances à nous, qui font le relief, ne sont pas comme distances dans les données, mais sont plutôt pensées comme distances, ce qui rejette chaque chose à sa place selon le mot fameux d'Anaxagore : « Tout était ensemble; mais vint l'entendement qui mit tout en ordre. »
Le lecteur aperçoit peut-être déjà que la connaissance par les sens a quelque chose d'une science ; il aura à comprendre plus tard que toute science consiste en une perception plus exacte des choses. L'exemple le plus étonnant sera fourni par l'astronomie, qui n'est presque que perception des choses du ciel en leur juste place. Cette science est celle qui convient le mieux pour donner au savoir humain ses véritables règles, comme l'exemple de l'éclipse le montrera abondamment ; car il s'agit alors de percevoir exactement le soleil et la lune dans leur alignement naturel, ce qui suppose la connaissance de leurs mouvements relatifs. Telle est la part de l'entendement dans une connaissance qui fut si longtemps confuse, et d'ailleurs effrayante. Le seul effort qui conduit à attendre la lune sur le passage du soleil est déjà beaucoup pour l'apprenti. Et quel progrès pour l'humanité! Thalès annonçait tranquillement l'éclipse qui devait donner la panique à des armées. Tout le miraculeux est enlevé si l’on pense comme il faut à la lune nouvelle, qui flotte naturellement sur la route du soleil. Sans quoi l'apparition de la lune a de quoi terrifier. Souvenons-nous de ne traiter jamais des sciences que sur des exemples de ce genre-là. Et, puisque nous en sommes à Thalès, n'oublions pas son fameux axiome : « À l'heure où l'ombre de l'homme est égale à l'homme, l'ombre de la pyramide est égale à la pyramide. » Lagneau disait « La pensée est la mesureuse. » C'est un mot à retenir. Allons toujours tout droit dans ce développement, nous verrons naître la géométrie des Grecs. Tout notre effort est maintenant à retrouver l'entendement dans les sens, comme il sera plus loin à retrouver les sens dans l'entendement, toujours distinguant matière et forme, mais refusant de les séparer. Tâche assez ardue pour que nous négligions là-dessus les discours polémiques, toujours un peu à côté, et dangereux, comme tous les combats, pour ceux qui n'ont pas fait assez l'exercice.