Cosmologie: de la forme à la force
De la forme à la force comme principe explicatif de l'univers. Ce texte a été tiré de La route du cosmos, l'une des six synthèses, demeurées inédites dans leur intégralité, auxquelles l'équipe de l'Agora a travaillé à la fin de la décennie 1980. Jocelyn Giroux, un avocat érudit, a fait partie de cette équipe pendant un an. Sa contribution à notre réflexion sur l'histoire de la cosmologie a été déterminante; d'où le fait que cette partie l'oeuvre paraît sous son nom, alors que l'ensemble est signé Jacques Dufresne.
Le rapport de l’homme contemporain avec l’univers est un mélange instable d’ivresse et d’angoisse. Ivresse de la conquête de l’espace par le télescope, par les fusées et les navettes spatiales. Ivresse des grandes découvertes de l’astronomie.
Mais l’angoisse apparaît comme l’envers caché de cette ivresse. Nul ne l’a mieux exprimée que Blaise Pascal; «le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.» On commet toutefois un contresens lorsqu’on présume que cette pensée de Pascal exprimait sa propre émotion. Elle est extraite d’un Discours du Libertin; en la mettant dans la bouche de ce dernier, Pascal évoque ce qu'allait être l’angoisse de l’athée moderne et il saisit cette occasion pour opposer la profondeur de la pensée à l'étendue de l'espace. Il avait pressenti aussi bien le grand mal à venir que le remède à ce mal :«La pensée fait la grandeur de l’homme. L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser: une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui ; l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale.
Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas d’avantage en possédant des terres: par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends» (1).
Il est fort possible que le succès de l’astrologie, qui ne semble guère compromis par les démentis incontestables de la science, s’explique par le refus obstiné des humains de rompre les dernières amarres qui les rattachent émotivement au cosmos. Pour le regard spontané, non corrigé par la science, la terre est plate, le soleil tourne autour d’elle et le ciel étoilé est une voûte qui la recouvre. À ces réalités fausses, mais concrètes et simples, se sont substituées des réalités vraies, mais abstraites et complexes. La terre tourne autour du soleil, c’est une étoile banale comme il y en a des centaines et des centaines de milliards dans l’univers. Notre galaxie comme des milliards d’autres est en fuite vers l’infini. Le sentiment de sécurité que l’homme éprouvait sous la voûte étoilée ne pouvait qu'être emporté par les galaxies en fuite. Certes, la science se renierait si elle contrefaisait sa méthode pour offrir au monde une image plus conforme aux désirs des hommes. Comme l’a dit avec humour, William Alfred Fowler, Prix Nobel de physique en 1983, «la terrible tragédie de la science, c’est le meurtre horrible de superbes théories par des faits hideux» (2).
La popularité de l’astrologie nous rappelle toutefois que l’univers ne se réduit pas à ce que la science nous en dit. Mais puisque, pour celui qui est en quête d’un sens intelligible et qui cherche dans l’univers une chaleur qui soit aussi lumière, l’astrologie irrationnelle n'est d'aucun secours , sur quelle discipline peut-il donc miser? Comment réenchanter le monde sans l’obscurcir?
De la quantité et de la qualité
«Entre le regard de l’astronome et celui de l’astrologue sur les étoiles, écrivait Ernst Jünger, il y a la même différence qu’entre le regard de Newton et celui de Goethe sur le monde des couleurs. Il s’agit là de mesure quantitative, ici de qualité non mesurable. Cela vaut pour les couleurs, et pour le temps également. Et il se trouvera toujours des hommes qui tiennent la qualité du temps pour plus importante que sa mensurabilité. Il n’est personne au fond qui l’ignore. Le temps ne fournit pas seulement le cadre de la vie; il est aussi le vêtement du destin. Il ne marque pas seulement ses limites à la vie, il est aussi sa propriété. A la naissance de chaque homme surgit le temps qui est le sien.
C’est pourquoi, quand bien même toutes les données de l’astrologie seraient erronées, elle garderait son sens, celui d’une tentative en vue de sonder le monde à une profondeur que nulle pensée, nul télescope ne peuvent atteindre»(3).
Comment donc rendre sa poésie au monde sans lui enlever sa vérité? Comment harmoniser sa vérité quantitative et sa vérité qualitative? Comment éviter que la rencontre de ces deux dimensions ne tourne en duel? Les grandes cosmologies du passé dans ce contexte présentent un intérêt inattendu pour celui qui serait tenté que de n’y voir que de maladroites préfigurations des connaissances d’aujourd’hui. Certes, sur le plan étroitement scientifique, les doctrines de Pythagore, d’Aristote, des stoïciens, de Ptolémée ou de Kepler n’ont qu’un intérêt historique plutôt limité.
Dès lors cependant qu’on se soucie de présenter une vision globale et unifiée de l’univers, de donner sens aux faits observés, ces cosmologies ne sont plus seulement les premiers barreaux d’une échelle qui monte vers l’astronomie contemporaine, mais tel un chef-d’œuvre de Praxitèle, chacune d’elles, dans ce qu’elle a de plus profond, apparaît comme une source intemporelle d’inspiration.
Le présentisme et la science
Nous nous garderons bien, en présentant les cosmologies anciennes, de sombrer dans ce que l’Américain, G.W. Stocking, a appelé le présentisme, «ce défaut historiographique consistant à projeter des catégories actuelles sur des situations passées…en oubliant le contexte et l’éventail des choix scientifiques de l’époque»(4).
En cosmologie, l’un des exemples les plus malheureux de ce présentisme s’observe actuellement chez certains chrétiens traditionalistes qui n’hésitent pas, pour préserver l’intégrité de la Genèse, comme si c’était un traité scientifique, à interpréter les six jours de la création comme six ères géologiques de longue durée. Par une telle attitude ces traditionalistes perdent sur tous les tableaux à la fois. Non seulement sont-ils fermés aux acquis de la cosmologie contemporaine dans son exploration de l’état factuel du monde, mais également aux cosmologies antiques dans ce qu’elles ont de plus précieux; leur quête de sens. L’analyse de Hubert Reeves à ce sujet mérite un temps d’arrêt: «Les crises planétaires mettent en évidence les rôles respectifs des cosmologies religieuses et scientifiques. Le rôle des premières n’était pas d’explorer le passé de l’univers mais de fonder la loi morale et d’enseigner la sagesse de vivre. Face à ces objectifs, il importe peu que le monde se soit constitué en quinze milliards d’années plutôt qu’en sept jours et que le chaos initial ait baigné dans une éblouissante lumière plutôt que dans une profonde obscurité.»(5)
Remontons ces cosmologies dans le temps.
Le Cosmos selon Pythagore
L'Évolution est la loi de la Vie. Le Nombre est la loi de l'Univers. L'Unité est la loi de Dieu
«Pythagore fut le premier à appeler cosmos l'enveloppe de toute chose, à cause de l'ordre qui s'y trouve»(6). En grec ancien le mot cosmos signifie ordre. Les Pythagoriciens croyaient que l'Un, l'Achevé, (qu'on peut identifier à Dieu) avait façonné un monde organisé, structuré, à partir d'une matière initiale qu'on appelait l'Inachevé, ou la Dyade, (deux). L'homme vivait alors au rythme du Grand Tout, lui-même vivant, intelligent, doué d'une âme. Le mouvement des astres et le cours des saisons, telle une musique familière, marquaient le rythme du travail, du repos et des réjouissances. La Terre, centre du monde, était un parc enchanteur au sein duquel l'homme pouvait s'ébattre sous le regard bienveillant de Dieu. On attribue souvent à Pythagore une théorie avant-gardiste selon laquelle la Terre, comme tous les autres astres, tournent sur une orbite circulaire autour d'un feu central, qu'il faut bien se garder de confondre avec le soleil. C'est le disciple le plus célèbre de Pythagore, Philolaos, qui, en réalité, est à l'origine de cette théorie. On a tout lieu de croire cependant que ce sont des considérations métaphysiques et non des raisonnements scientifiques qui ont ainsi amené Philolaos à devancer les astronomes modernes. Le cercle était pour les Pythagoriciens la forme parfaite, le symbole de la plénitude. La Terre et les autres astres créés par les dieux ne pouvaient être en conséquence que des sphères, et leur orbite que des cercles à vitesse uniforme. Ce culte de la sphère et du cercle survivra à tous les autres aspects de la cosmologie pythagoricienne.
Nous pensons aujourd'hui que le monde est non pas un ordre, mais un ensemble informe de forces auquel il nous appartient de donner une forme, opération que nous appelons transformer le monde. Les Pythagoriciens pensaient que c'est l'homme plutôt qui est un ensemble informe de forces et que par suite, avant de songer à transformer le monde, il doit s'imprégner de sa forme en le contemplant. Tel était le sens des longues années de silence, de méditation et de réflexion que Pythagore exigeait de ses disciples.
Pour les Pythagoriciens, une vision du monde ne pouvait exclure l’homme. Pour eux, l'homme était intégré au monde comme l’œil à l'ensemble du corps. Le sens de l'existence humaine découlait de ce sentiment d'appartenance au grand Tout, lequel était appelé macrocosme ( grand cosmos ), par analogie à l'homme qui était considéré comme un microcosme. On devine la joie du musicien qui, le premier, a su extraire du chaos des bruits des sons harmonieux et celle de l'architecte qui a créé les premières proportions plaisant à l'esprit autant qu'à l’œil. Tel était le sentiment de Pythagore devant l'univers. Goethe a bien exprimé ce lien intime lorsqu’il écrivait : «Le beau est une manifestation des lois secrètes de la nature, qui, sans l’apparition de celui-ci, nous serait resté caché»(7).
Derrière le mouvement ordonné des astres, Pythagore voyait le rayonnement de l'Un, de l'Achevé. Un mot résume cet émerveillement :«Sans lui (le nombre), nous ne pourrions rien penser ni connaître»(8).
La pensée de Pythagore plonge ses racines dans les plus vieilles traditions méditerranéennes et imprègne toute la civilisation grecque. Elle est une vision du monde qu'on doit reconstituer à partir de passages attribués parfois à Pythagore lui-même mais le plus souvent à l'un ou l'autre de ses disciples, dont les deux principaux sont Philolaos et Archytas. On peut tout de même affirmer en toute certitude que chez Pythagore le mot nombre ne signifie pas chiffre ou numéro, mais plutôt proportion. Le mot grec aritmos, que nous traduisons par nombre, était synonyme de logos, mot à large spectre qui signifie proportion, mais aussi dans d'autres contextes, raison, science, langage ou cause. La science moderne nous aura amenés à admettre la thèse suivante, à savoir que si nous pouvons comprendre le monde c’est parce qu'il a été fait selon l’aritmos, le nombre. Les Pythagoriciens soutenaient également que non seulement le nombre rend-il le réel accessible à nos sens, mais que «c’est lui qui leur donne corps». Si mystérieuse que demeure pour nous une telle affirmation, nous pouvons en deviner le sens en pensant à la musique ou à l’architecture, lesquels touchent d'autant plus nos sens qu'ils sont plus imprégnés de nombres. Nous pouvons aussi songer aux formules mathématiques qui rendent compte des rapports entre les particules atomiques dont la matière est constituée.(se reporter à l’encadré Mathématiques et cohérence interne)
Mathématiques et cohérence interne En passant, il faut souligner tout d’abord que les modèles mathématiques n’ont pas la précision parfaite que leur prêtera l’enthousiasme de Galilée. La gravitation universelle de Newton a bel et bien permis d’entrevoir l’existence de Neptune mais la relativité générale qui propose un tout autre modèle a réussi là où Newton a échoué. Rien ne nous permet de présumer qu’un génial successeur ne fera pas de même dans le futur. De plus, comme le souligne Hubert Reeves : «La grande majorité des théories mathématiques inventées et publiées dans les revues spécialisées, n’ont aucune application dans la réalité. Elles ne décrivent en rien le monde qui nous entoure […] Elles ne se justifient que par leur propre cohérence interne»(9). Il reste cependant que s’il faut «renoncer à l’idéal einsteinien d’une réalité en soi connaissable grâce aux mathématiques, certaines équations reflètent peut-être quelque chose des «grandes structures» de l’univers»(10). Et c’est prodigieux! Une équipe de chercheurs franco-américains a découvert il y a quelques mois ce qui pourrait bien être une piste de solution. Il y aurait dans le cerveau deux zones cérébrales des aptitudes mathématiques. La première, associée au langage, traiterait des calculs exacts tout en stockant les tables d’addition et de multiplication. La seconde, liée à la vision, traiterait des calculs à la manière d’une règle qui mesure et compare des quantités. C’est ainsi que pour faire des approximations, le cerveau utiliserait comme une règle mentale qui relève d’un mode visuel. Pour le calcul exact, le cerveau se servirait du langage. Les mathématiques seraient donc issues de notre cerveau. Mais pourquoi ? Le physicien Niels Bohr (1885-1962) a proposé qu’il en était ainsi pour des raisons adaptatives. Les mathématiques selon lui, «sont une représentation formalisée de toutes les relations possibles entre objets et concepts»(11). Ainsi, une proposition du type «43 est plus grand que 37» peut renvoyer à toutes sortes de situations concrètes et son expression est alors la formalisation d’une relation. Bohr est d’avis que les mathématiques traduisent toutes des relations matérielles ou conceptuelles existantes ou possibles. C’est ce qui expliquerait par exemple le succès des géométries non-euclidiennes conçues avant même toute référence concrète: le cerveau est propre à imaginer des relations qu’il ne pourrait pas nécessairement percevoir dans la nature. L’humain distingue le réel des illusions par la cohérence de ses perceptions et la permanence de l’objet. Cette cohérence et cette permanence sont assurées par le fait qu’il saisit les caractéristiques invariantes des objets qu’il perçoit. Or, cette invariance est l’objet même des mathématiques! Un exemple de cette invariance parmi tant d’autres est illustré par l’analyse de Fourier (1768-1830 ) une équation mathématique conçue en 1807 pour comprendre la propagation de la chaleur dans les corps solides. Ses travaux ont notamment servi à découvrir la structure en double hélice de l’ADN en 1962, permis à la NASA d’améliorer la qualité des photographies prises dans l’espace et furent appliqués en acoustique micro-ondes, en sismographie et en imagerie médicale (12). La recherche d’invariance n’est pas le seul but des mathématiques mais tous les grands systèmes féconds s’en inspirent. L’humain, par sa capacité à saisir le réel au moyen d’invariants visuels ou tactiles, a créé une activité intellectuelle de recherche d’invariants conceptuels que son langage lui a permis de formaliser. Ainsi l’esprit, qu’il soit intuitif ou mathématique, invente des «objets mentaux» dont il découvre grâce à l’écriture et à la formalisation mathématique, les propriétés invariantes. Les biologistes ont démontré que certains animaux distinguent visuellement des invariants. C’est d’ailleurs pour contrer cette capacité des prédateurs que certaines proies sont dotées de couleurs qui, non seulement les marient à leur environnement mais encore, fait plus stupéfiant, revêtent aussi des teintes dégradées qui ont pour effet de contrer les effets d’ombre et de lumière de telle sorte qu’elles n’apparaissent qu’en deux dimensions. Ainsi, elles sont à l’abri des prédateurs qui ne perçoivent qu’en trois dimensions(13). Mais l’homme dispose d’un langage tel qu’il opère sur ses intuitions visuelles pour en faire un ensemble formel. En cela, il se distance incommensurablement du règne animal(14). |
Les Stoïciens
Aux yeux des stoïciens, l’homme, pour accéder au bonheur, doit non seulement comprendre le monde mais s’efforcer de l’imiter. Macrocosme, microcosme ! Nous l’avons déjà vu avec Pythagore, le principe directeur dans l’homme est l’écho de l’âme du monde. Le stoïcien est plus soucieux de la paix intérieure – l’ataraxie – que de l’observation minutieuse des faits. Un regard sur le ciel étoilé, sur le mouvement régulier des astres et sur les actions humaines lui donne la certitude qu’une même pensée lie entre eux l’ensemble des phénomènes dans l’univers. A ses yeux, l’ordre du monde témoigne d’une Intelligence puisque tout ordre découle d’une pensée. Dans le stoïcisme, Dieu n’a pas créé l’univers à partir de rien. Il a organisé une matière qui était déjà là, lui insufflant ordre et beauté à la limite de ce qu’il pouvait faire. Mais Dieu est aussi au cœur du monde. Le stoïcisme est panthéiste. L’homme y est vu comme le chef-d’œuvre de la nature. Loin d’être isolé dans l’immensité du cosmos, il participe par la pensée à l’Intelligence organisatrice universelle. Le lien entre lui et la totalité de la nature est parfois appelé Destin ou Fatalité. Cependant, la nécessité qui lie entre elles les différentes parties du monde ressemble plus à celle qui lie les éléments d’une œuvre d’art qu’à celle qui lie ceux d’une machine. Ce n’est pas une nécessité désespérante. Elle n’est que la dimension rationnelle d’une beauté d’origine divine. Le monde a une âme, la nécessité en est le corps et l’ensemble est beau.
Comme dans le pythagorisme, morale, métaphysique et cosmologie sont indissociables comme en témoigne cette pensée de l’Empereur romain Marc Aurèle où les connaissances du monde, de l’homme et de Dieu sont intégrées dans un même acte d’abandon :«Je m’harmonise ô monde, à tout ce qui est harmonie en toi. Rien ne me paraît prématuré ni tardif, de ce qui arrive en son temps pour toi. Tout est fruit pour moi de ce que m’apportent tes saisons, ô nature ! Tout vient de toi, tout réside en toi, tout retourne en toi (15).
À l'époque contemporaine, quelques admirateurs de Marc Aurèle, dont Ernest Renan, déplorèrent la faiblesse de son éducation scientifique. Gabriel Germain, auteur d'un ouvrage sur la spiritualité stoïcienne devait répliquer à Renan en une page qui a le mérite de situer parfaitement la cosmologie stoïcienne par rapport à la nôtre:«Il (Renan) a tellement raison qu'il passe à côté de la vraie question. Je ne reprocherai pas aux stoïciens d'avoir donné du cosmos une vision plutôt poétique. C'est preuve qu'ils ont le sens cosmique : le cosmos ne s'aplatit pas sous leurs yeux en tracés géométriques, convergents peut-être ou tout aussi bien divergents. Il est vie, organisme, unité ; notre frère par conséquent. Un souffle, chaleur et pensée, circule de cellule en cellule et, de toutes, nous sommes les plus évoluées, les plus réceptives: la «matière grise de l'Univers». Cette pensée enveloppante et pénétrante, en même temps qu'elle nous dépasse de tous côtés, entre en nous; elle est nous, si nous ne sommes pas totalement elle»(16).
La cosmologie de Ptolémée
Ptolémée était encore cité comme une autorité au XVIIe siècle. Il tirait lui-même sa propre autorité d'Aristote dont il avait achevé le système. Aristote place la Terre, immobile, au centre de l'univers. Neuf sphères transparentes et concentriques l'entourent: la lune, Vénus, Mercure, le soleil, Mars, Jupiter, Saturne, les étoiles fixes et Dieu. Dieu, immobile, est le premier moteur: il fait tourner l'ensemble dans un mouvement circulaire éternel. Contrairement au Dieu que Pythagore place au cœur du monde, le Dieu d'Aristote lui est extérieur et demeure étranger aux mortels qui ne peuvent en attendre aucun secours. Pour rendre compte des phénomènes observés dont on savait déjà qu'ils ne permettent pas de conclure à l'existence d'un mouvement circulaire uniforme, Aristote faisait l'hypothèse qu'il existe des dizaines de sphères tournant autour d'axes différents, comme emboîtées les unes dans les autres. La perfection d'un astre était inversement proportionnelle au nombre de sphères qui l'animaient. Et l'honneur des formes parfaites était sauf.
Le monde sublunaire, c'est-à-dire la Terre et l'espace circonscrit par le mouvement de la lune est imparfait et altérable par opposition au monde situé au-delà du domaine lunaire, lequel est éternel et inaltérable. Alors que le monde sublunaire est composé de quatre éléments – l'air, le feu, l'eau et la terre – au-delà de la lune, l'éther remplace les quatre éléments. Ainsi donc, le cosmos aristotélicien est hiérarchisé et, bien qu'elle en soit le centre, la Terre en est la partie la plus imparfaite.
Comme Aristote, Ptolémée situe la Terre au centre du monde et les astres autour d'elle. Il conserve aussi l'idée d'un monde céleste parfait superposé à un monde sublunaire imparfait. Pour expliquer le mouvement circulaire des astres à vitesse uniforme, il rattache les planètes à des roues et non à des sphères, ce qui l'amène à supposer l'existence d'une quarantaine de roues décentrées auxquelles sont attachés les corps qui tournent comme dans des engrenages.
L'idée de la Terre immobile au centre de l'univers et celle du mouvement circulaire et uniforme étaient destinées à défier les siècles, à résister à une critique fondée sur des faits dont certains étaient connus déjà du vivant de Ptolémée. Nous avons vu que pour les stoïciens comme pour les pythagoriciens, morale, cosmologie et métaphysique ne faisaient qu'un. Et dans cet ensemble, le matériel était subordonné au spirituel. Rien n'est plus étranger à l'esprit moderne qu'une telle vision globale et hiérarchisée des choses. C'est ce qui nous permet de comprendre que ce n'est ni le système de Pythagore, ni celui des stoïciens qui s'imposa dans la chrétienté, mais celui de Ptolémée dont la principale caractéristique est que Dieu s’y trouve dissocié de l'univers, une dissociation qui permet dès lors d'analyser le fonctionnement de cet univers, fût-ce à partir de prémisses fausses. Les rouages dont parle Ptolémée et qui n'ont de toute évidence rien de divin en eux-mêmes, sont une préfiguration des idées modernes sur le monde.
Ptolémée ( v. 90 - v. 168 ) L’œuvre de Ptolémée couvre la philosophie, les mathématiques, l’optique, la géographie ou l’astronomie. On connaît même de lui un poème, le seul qui soit resté jusqu’à nous: |
De Copernic à Képler
La révolution copernicienne constitue certainement un des actes fondateurs de la modernité. Newton en signera l’acte final. Un soleil abstrait, construit par la pensée, s’est substitué tout d’abord à la terre comme centre du monde. De son poste d’observation, désormais relatif et en mouvement, l’homme allait découvrir progressivement l’immensité de l’espace. Cette apparente humiliation allait coïncider chez lui avec la découverte de la puissance de son esprit. Une seconde révolution copernicienne, inversée, allait commencer avec Descartes et Spinoza, Elle s’achèvera avec Kant. Tel le soleil qui se substitue à la terre comme centre du monde, l’esprit humain se substitue à Dieu comme centre de l’univers intellectuel.
Copernic fit tourner la terre sur elle-même et autour du soleil. Kepler transforme les orbites circulaires en orbites elliptiques dont l’un des foyers est occupé par le soleil. Une deuxième loi décrit les vitesses des planètes. Enfin, il précise le rapport entre la distance moyenne qui sépare une planète et la période, c’est-à-dire le temps d’une révolution complète d’une planète autour du soleil. Un raisonnement mathématique simple et rigoureux est enfin appliqué à l’étude du cosmos.
Mais Kepler attachait lui-même moins d’importance à ses célèbres lois qu’aux constructions qu’il a déduites de la considération des figures géométriques parfaites de Pythagore et de Platon : le tétraèdre, le cube, l’octaèdre, le dodécaèdre et l’icosaèdre. Kepler pensait que ces solides parfaits s’imbriquaient de par la volonté de Dieu dans les orbites des six planètes alors connues. «Kepler est l’un des derniers authentiques hommes de science qui, à bien y voir, aura voulu délibérément fournir du monde une image à la fois belle (car le reflet du Créateur ) et exacte ( pour servir l’homme ). Pour Kepler, le monde est un peu comme une œuvre d’art, une belle peinture par exemple: c’est la vision d’ensemble qui compte en premier lieu, c’est ce qui parle au cœur ; ensuite, mais ensuite seulement, il pensera utile d’analyser l’œuvre d’art dans les détails, se préoccupant de la technique du peintre pour composer ses couleurs ou éclairer sa toile. Chez Kepler, la grande scission entre art, religion et science ne sera pas encore chose faite, le savant sera encore autorisé à se faire du monde une image harmonieuse, une image dans laquelle Dieu n’est pas totalement absent, et pourtant une image scientifique»(19).
Galilée, bien que demeuré attaché à l’orbite circulaire, découvrit les principes de la dynamique : un projectile suit deux mouvements à la fois dont l’un est propre à l’objet et l’autre est une chute au sol. La synthèse des deux épouse la forme d’une parabole. Sur cette base, Newton pouvait établir la mécanique céleste au moyen de la gravitation universelle. Mécanique, le terme ne peut être mieux choisi. Kepler présente la dernière synthèse d’une cosmologie soucieuse de sens mais ses trois lois sont typiquement modernes. Avec lui, la forme comme principe explicatif cède le pas aux lois mathématiques qui décrivent des forces. (se reporter à l’encadré De la force et des forces).
De la force et des forces En employant le mot force au singulier, nous avons commis un grave contresens. Bien que certains savants prétendent qu'ils pourront un jour unifier les forces connues, la science en est actuellement à l'analyse de forces multiples, au nombre de quatre. La première, dite interaction forte, est aussi appelée force nucléaire forte. Elle assure la cohésion du noyau atomique en maintenant associés les protons et les neutrons qui le composent tout comme elle lie les particules élémentaires appelées quarks qui constituent les protons et les neutrons. Elle est la plus puissante des forces connues. Pour la situer par rapport aux autres forces, nous supposerons qu'elle a la valeur 1. La force électromagnétique explique les interactions entre les particules chargées électriquement. C'est elle qui maintient les électrons autour du noyau tout comme elle relie les atomes qui composent les molécules. La force électromagnétique se rattache au phénomène de la lumière et des autres formes de radiations telles les ondes radio, les rayons X ou les rayons gamma. La puissance de la force électromagnétique serait à peu près de 10. La force gravitationnelle consiste en l'attraction universelle de toutes les particules de matière. Elle lie l'ensemble des astres de l'univers. Elle représente 10 exposant -38 de la force nucléaire forte. Actuellement des théories de grande unification proposent une synthèse des forces nucléaires forte et faible et de la force électromagnétique en une force électronucléaire. Il resterait à réaliser une plus grande unification encore, celle de la force gravitationnelle et de la force électronucléaire pour relever l'ultime défi de la science contemporaine. |
La révolution copernicienne
On verra certes encore de belles figures dans les raisonnements scientifiques; toutefois leur raison d'être ne sera pas leur beauté intrinsèque, mais, comme dans le cas de la parabole, le fait qu'elles illustrent des lois et traduisent des faits d'observation.
Nous disions précédemment que la révolution copernicienne peut être considérée comme un des événements majeurs de l'histoire de l'humanité. L'essence de cette révolution qui s'est poursuivie depuis Galilée jusqu'à Newton est précisément le passage de la forme à la force. "Je suis une force qui va" dit un personnage du théâtre de Victor Hugo. Si l'univers tel que nous le concevons depuis trois siècles pouvait parler, c'est en ces termes qu'il parlerait.
Le monde supralunaire, immuable dans sa perfection, a disparu. L'univers tout entier est soumis au devenir du monde sublunaire. À l'homme fixe contemplant un univers fixe se substituera un homme en mouvement évoluant sur une trajectoire parallèle à celles des images changeantes qu'il se donne de l'univers à mesure qu'il avance dans l'analyse des forces multiples qui y sont à l’œuvre.
L'univers perd sons sens, son unité; l'homme y gagne en puissance sur lui. Et moins il aura de raisons profondes de l'aimer, plus il lui sera facile de le transformer pour satisfaire des idéaux, non plus métaphysiques, mais terrestres: l’idéal du bien-être pour le plus grand nombre. Autant il était facile de donner un sens à un univers dont le principe explicatif était une forme, autant il est difficile de le faire quand le principe explicatif est la force. Ce que nous avons gagné en pouvoir sur la nature, nous l’avons perdu au niveau du sens, des finalités de l’univers. Bien que le coup de pinceau de la science moderne soit beaucoup plus assuré, le tableau du monde dans l’ensemble a perdu de son harmonie et de sa cohérence. L’éclat et la vigueur du trait n’ont pu compenser la faiblesse de la composition.
D’autre part, les abstractions de la science actuelle ne correspondent plus à l’expérience vécue et il faut bien avouer que le tout paraît morcelé. Alors que dans le passé, chaque grande culture proposait un regard particulier sur un monde unifié, aujourd’hui en Occident, nous n’avons plus qu’un regard unifié sur un monde éclaté. Tandis que la vision scientifique du monde prenait ainsi forme, l'humanisme moderne se constituait sur une voie parallèle.
L’homme ne liant plus le sens de sa destinée à sa lecture de l’univers allait construire ce sens. Telle est la signification ultime de ce qu’on peut appeler la révolution copernicienne inversée. Dans un univers dominé par la force, l’homme allait faire régner la justice. Dans un univers soumis à la nécessité, il allait assurer le triomphe de la liberté sans tenir compte ni des avertissements de Spinoza quant à la difficulté d’un mariage entre la nécessité de la nature et la liberté humaine, ni des avertissements des stoïciens quant à la difficulté de faire régner parmi les hommes une justice dont la source et le modèle ne seraient pas dans la nature. La Révolution française marqua simultanément le triomphe de la raison fondatrice de la science et de l’idéal humaniste de justice et de liberté.
Le Moyen - Âge avait recherché la vérité métaphysique. Au XVe et au XVIe siècle, l’Europe allait être ravagée par des guerres de religion que les esprits éclairés attribuèrent bientôt aux préjugés de l’ère métaphysique antérieure. La méthode scientifique pensait-on, allait unifier les hommes par delà les préjugés dans un même regard sur le monde. L’attraction universelle n’est-elle pas la même pour un catholique, un protestant un juif ou un athée? L’idéal de justice allait achever les fondements de la paix et de la liberté.
Beaux principes révolutionnaires qui n’allaient pas empêcher les guerres napoléoniennes quelques années plus tard et les 250,000 morts parmi les conscrits français seulement!
Au XXe siècle, il y eut les deux guerres les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité. Il était inévitable dans ces conditions qu’on mette en doute la vérité positive comme on avait mis en doute la vérité métaphysique après les guerres de religion. C’est ce que firent quelques-uns des plus grands esprits de ce siècle parmi lesquels Martin Heidegger en Allemagne, et Simone Weil en France. Si les écrits de Simone Weil sur cette question sont moins connus que ceux de Heidegger, ils ont le mérite d’être plus accessibles.
Mais voici d’abord un passage de Mein Kampf où Hitler, aussi monstrueux soit-il, fait preuve de plus de cohérence que les humanistes en soutenant que dans un univers entièrement dominé par la force, l’homme ne saurait relever de lois spéciales qui rendraient possible le règne de la justice: «l’homme ne doit jamais tomber dans l’erreur de croire qu’il est seigneur et maître de la nature…Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et le soleil suivant des trajectoires circulaires, où des lunes tournent autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu’elle contraint à la servir docilement ou qu’elle brise, l’homme ne peut pas relever de lois spéciales» (20).
Et voici le commentaire de Simone Weil: «Hitler a très bien vu l’absurdité de la conception du XVIIIe siècle encore en faveur aujourd’hui, et qui d’ailleurs a sa racine dans Descartes. Depuis deux ou trois siècles, on croit à la fois que la force est maîtresse unique de tous les phénomènes de la nature, et que les hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue au moyen de la raison, leur relations mutuelles. C’est une absurdité criante. Il n’est pas concevable que tout dans l’univers soit soumis à l’empire de la force et que l’homme y soit soustrait, alors qu’il est fait de chair et de sang et que sa pensée vagabonde au gré des impressions sensibles. Il n’y a qu’un choix à faire. Ou il faut apercevoir à l’œuvre dans l’univers, à côté de la force, un principe autre qu’elle, ou il faut reconnaître la force comme maîtresse et souveraine des relations humaines aussi.
Dans le premier cas, on se met en opposition radicale avec la science moderne telle qu’elle a été fondée par Galilée, Descartes et plusieurs autres, poursuivie notamment par Newton, au XIXe, au XXe siècle. Dans le second on se met en opposition radicale avec l’humanisme qui a surgi à la Renaissance, qui a triomphé en 1789, qui sous une forme considérablement dégradée a servi d’inspiration à la IIIe République» (21).
Vers la même époque, Robert Lenoble devait souligner une contradiction semblable entre la liberté et la nécessité: «Au nom de la Nature on revendique la liberté. Tout le XVIIIe siècle a vécu de ce thème. Mais dans le même temps la Nature, pour le physicien, le chimiste, le biologiste, apparaît de plus en plus étroitement déterminée…Nature déterminée, liberté don de Nature, voilà le paradoxe qui pourtant longtemps va s’installer dans la pensée moderne»(22). Les problèmes environnementaux, dont on a commencé à mesurer l’ampleur et la gravité à la fin des années soixante, constituent une raison aussi convaincante que les guerres de mettre en doute aussi bien les fondements de la science et de la technique que ceux de l’humanisme. L’humanisme ne sert-il pas de justification à l’ordre social qui rend souhaitable sinon nécessaire la surexploitation de la nature? La survie même de la planète exige que nous révisions à la fois notre conception du monde et celle de l’humanisme, de façon à les rendre compatibles, en théorie aussi bien qu’en pratique.
Quand le vrai devient beau
Une solution serait d’associer la beauté du monde à la nécessité qui caractérise ce dernier et à entrer en rapport avec l’auteur de cette beauté comme on entre en rapport avec l’auteur d’une grande œuvre d’art. Alors, dans une expérience ineffable, le Dieu impersonnel auquel la raison nous réduit deviendrait le second visage du Dieu personnel auquel notre âme aspire. C’est la solution de Simone Weil. Cette cosmologie a l’inconvénient, disons-le d’entrée de jeu, de ne pouvoir être comprise qu’à travers une expérience de la beauté du monde qui, sans nécessairement être d’ordre mystique, n’en constitue pas moins un événement intérieur incommunicable sur le plan objectif où s’élaborent les preuves de la science. Mais elle présente l’immense intérêt d’accueillir à la fois les grandes intuitions des cosmologies antiques tout en intégrant certaines données incontestables de la cosmologie contemporaine. «On ne peut, dit encore Simone Weil, écouter un chant parfaitement beau sans aimer l’auteur du chant et le chanteur.» De même, on ne peut être touché de la beauté du monde sans aimer l’auteur de cette beauté.
L’analogie entre le monde et une œuvre d’art est ici essentielle. L’explication de l’univers par la force suggère l’image d’une machine et à l’origine, celle d’un mécanicien. D’où, chez Descartes, l’idée d’un Dieu horloger. Dès lors qu’on fait intervenir un principe autre que la force, l’analogie avec l’œuvre d’art s’impose. Ce principe autre en effet ne peut être que la forme. Certes, si l’on s’en tient à l’idée abstraite que le monde doit être conforme à une forme parfaite, le cercle par exemple, il n’est pas nécessaire qu’on le compare à une œuvre d’art. Les rouages circulaires de Ptolémée font beaucoup plus penser à une machine qu’à une œuvre d’art. La vision du monde de Simone Weil est à la fois plus moderne que celle de Ptolémée en ce sens qu’elle reconnaît l’explication par la force telle que la science moderne l’a élaborée ; et plus ancienne en ce sens qu’elle remonte à une conception de l’acte créateur du monde antérieure à celle de Ptolémée.
Simone Weil, ne l’oublions pas est moderne. Elle adhère à l’idée que les phénomènes sont déterminées par des forces qui elles-mêmes obéissent à des lois. Elle retient l’hypothèse déterministe quoiqu’elle préfère le mot nécessité pour décrire la même réalité. Mais, à ses yeux, ce monde soumis à la nécessité est beau. Nous le savons par expérience. Ce mélange de force et de beauté ne peut s’expliquer selon elle, que par analogie avec l’œuvre d’art.
Il se trouve que Platon a construit le Timée, l’œuvre où il explique sa vision du monde autour de l’analogie entre la création du monde et l’œuvre d’art. Le démiurge, (le Créateur) nous dit Platon, a contemplé le monde parfait, incorruptible avant de se mettre à l’œuvre. «Tout ce qui se produit vient nécessairement d’un auteur. Il est tout à fait impossible que sans auteur, il y ait production. Quand l’artiste regarde vers ce qui est éternellement identique à soi-même et que, s’y appliquant comme à un modèle, il en reproduit l’essence et la vertu, de la beauté parfaite est ainsi nécessairement accomplie. S’il regard vers ce qui passe, si son modèle passe, ce qu’il fait n’est pas beau»(23).
On retrouve la même intuition chez Kepler. Tous les éléments d’un tableau, toutes les notes présentes dans une œuvre musicale sont soumises aux lois de la nature, à la nécessité. Il n’empêche que l’ensemble nous touche non pas à la façon d’une force d’attraction irrésistible comme nous apparaît l’instinct, mais à la manière d’un sourire suppliant. Cela ne peut s’expliquer, nous dit Simone Weil que si l’on pense, comme Platon, que «le Bien règne sur la nécessité par la persuasion.» Ce rapport ineffable entre le Bien et la nécessité constitue à la fois l’essence du monde et l’essence de l’inspiration artistique.
Le démiurge, précise Simone Weil, «ne fait pas violence aux causes secondes pour accomplir ses fins. Il accomplit toutes ses fins à travers le mécanisme inflexible de la nécessité sans y fausser un seul rouage. Sa sagesse reste en haut ( et quand elle descend, c’est, comme nous le savons, avec la même discrétion). Chaque phénomène a deux raisons d’être dont l’une est sa cause dans le mécanisme de la nature, l’autre sa place dans l’ordonnance providentielle du monde, et jamais il n’est permis d’user de l’une comme d’une explication auquel appartient l’autre»(24).
Par ordre providentiel du monde, il faut entendre non pas une intervention spéciale de Dieu, ce qui serait incompatible avec son respect des mécanismes de la nature, mais le sens, la poésie dont s’enrobe chaque phénomène du fait qu’il est partie d’un Tout possédant la beauté. Ainsi, dans une pièce musicale, tel accord est conforme à des lois acoustiques qui, elles-mêmes respectent les lois physiologiques de la perception du son, mais en même temps, il a un sens, un charme particulier en raison de sa participation à la beauté de l’ensemble.
Cette cosmologie, en plus d’être à la fois intelligible et sensible, correspond à l’expérience humaine la plus commune, celle du travailleur manuel. Simone Weil qui a elle-même travaillé en usine et sur une ferme pendant quelques années de sa vie, voulait unir dans une même représentation, les lois de la science, la nécessité du labeur quotidien le plus humble et la beauté du monde. Une beauté qui n’aurait au aucune affinité avec l’expérience humaine la plus courante, le travail manuel, aurait été inacceptable à ses yeux. La similitude entre sa vision du monde et celle de Spinoza prend tout son sens quand on se rappelle que Spinoza gagnait sa vie comme polisseur de verre. Quant au démiurge de Platon, il était artisan.
Une vision du monde ainsi centrée sur les rapports entre la beauté, la science et le travail manuel mérite vraiment d’être appelée universelle. «Tous les hommes, écrit Simone Weil, même les plus vils, savent que la beauté seule, a droit à notre amour. Les plus authentiquement grands le savent aussi. Aucun homme n’est au-dessous de la beauté. Les mots qui expriment la beauté viennent aux lèvres de tous dès qu’ils veulent louer ce qu’ils aiment. Ils savent seulement plus ou moins bien la discerner»(25).
Rares sont les poètes du 20e siècle qui ont exprimé la beauté du monde avec autant de bonheur que l’Argentin Jorge Luis Borgès. Ses vers sublimes, sous forme de chant de grâce au divin, illustrent à merveille la cosmologie de Simone Weil. Où trouver meilleure conclusion?
Autre Poème des Dons
Je veux rendre grâce au divin
Labyrinthe des effets et des causes
Pour la diversité des créatures
Qui composent ce singulier univers,
Pour la raison qui ne cessera jamais de rêver
Au plan du labyrinthe,
Pour le visage d’Hélène et la persévérance d’Ulysse,
Pour l’amour, qui nous permet de voir nos semblables
Comme les voit la divinité,
Pour le ferme diamant et pour l’eau dénouée,
Pour l’algèbre, palais de cristaux précis,
[…] Pour l’éclat du feu
Qu’aucun être humain ne peut regarder sans un ancien étonnement,
Pour l’acajou, le cèdre et le santal,
Pour le pain et le sel,
Pour le mystère de la rose
Qui prodigue la couleur et qui ne la voit pas,
[…] Pour l’art de l’amitié,
Pour le dernier jour de Socrate,
Pour les mots échangés au crépuscule
D’une croix à l’autre,
[…] Pour les fleuves secrets et immémoriaux
Qui convergent en moi,
[…] Pour la mer qui est un désert resplendissant,
Un symbole de nos ignorances
[…] Pour l’or qui brille dans les vers,
Pour l’hiver épique,
[…] Pour le prisme de cristal et le poids de cuivre,
Pour les zébrures du tigre,
[…] Pour le langage, qui est capable de simuler la connaissance,
Pour l’oubli, qui annule ou modifie le passé,
Pour l’habitude,
Qui nous répète et nous confirme comme un miroir,
Pour le matin, qui nous procure l’illusion d’un commencement,
Pour la nuit, avec ses ténèbres et son astronomie,
Pour la vaillance et le bonheur d’autrui,
[…] Pour le fait que le poème est inépuisable,
Qu’il se confond avec la somme des créatures,
Qu’il ne parviendra jamais au dernier vers
Et qu’il varie selon les hommes,
[…] Pour les minutes qui précèdent le sommeil,
Pour le sommeil et pour la mort,
Ces deux trésors cachés,
Pour les dons intimes que je n’écrirai pas,
Pour la musique, mystérieuse forme du temps. (26)
Le cosmos et le nombre La septième planète de notre système solaire, Uranus, fut découverte en 1781 par l’astronome William Herschel qui avait cru y voir une comète. Ce sont des calculs, ceux de Lexell et de Laplace qui ont corrigé l’impression de Herschel ; ce qu’il avait observé n’était pas une comète mais une planète. On nota bientôt des irrégularités dans l’orbite d’Uranus autour du soleil, irrégularités qui demeuraient inexplicables selon les lois de la gravitation universelle de Newton à moins qu’une autre planète, plus distante encore qu’Uranus ne la perturbe par sa propre force d’attraction. Urbain Le Verrier (1811-1877) se mit donc à sa table de travail pour calculer et établit l’orbite de cette mystérieuse planète que personne jusqu’alors n’avait observée. La huitième planète, qu’on nomma Neptune, fut découverte en 1846, à la position prédite par Le Verrier. |
Notes
1 Pensées, Éditions Garnier-Flammarion, 1976, p.149 et 150.
2 Evry Schatzman, La Science Menacée, Éditions Odile Jacob, 1989, p.316.
3 Le Mur du Temps, Éditions Gallimard, 1963, p.41.
4. Revue La Recherche, no. 227, volume 21, décembre 1990, p.1563 à 1565.
5 Dernières Nouvelles du Cosmos, Éditions du Seuil, 1994, p.37 et 38 et Hugh Ross, Dieu et le Cosmos, Les Éditions La Clairière, 1998.
6 Pythagore ou la Naissance de la Philosophie, Éditions Seghers, 1973, p. 165.
7 Maximes et Pensées, Éditions André Silvaire, 1961, p. 81 et 82.
8 Gobry, Ivan, Pythagore ou la naissance de la philosophie, Paris, Éditions Seghers, 1973, pp. 35-36.
9 Malicorne, Éditions du Seuil, 1990, p.36.
10 Bernard d’Esapagnat, Revue La Recherche, «L’univers des Nombres», Hors-Série no. 2, août 1999, p. 106.
11 Science et Vie, opus cité, p. 55.
12 Pour en savoir plus long à ce sujet; Revue Pour La Science, «Les Mathématiciens», janvier 1994, p. 60 à 67.
13 Lire La Foire aux Dinosaures, de Stephen Jay Gould, Éditions du Seuil, 1993, p.258 à 281.
14 Voici le livre dont je me suis inspiré: Le Mystère des Maths, de Roman Ikonicoff, Revue Science et Vie, no. 984, septembre 1999, p. 42 à 59.
15 Pensées, Société d’Éditions Les Belles Lettres, 1953, p. 76.
16 Épictète et la spiritualité stoïcienne, Éditions du Seuil, 1964, p.54.
17 Thuan, Trinh Xuan, «La Formation de l’Univers», revue La Recherche, no 174, février 1986, volume 17, p. 180.
18 Traduit par Marguerite Yourcenar, La Couronne et la Lyre, Éditions Gallimard, 1979, p. 407.
19 Jean Charon, La Conception de l’Univers depuis 25 Siècles, Librairie Hachette, 1970, p. 77 et 78.
20 Cité par Simone Weil in L’Enracinement, Éditions Gallimard, 1949, p. 302.
21 Ibid. p. 303.
22 Histoire de l’Idée de Nature, Éditions Albin Michel, 1969, p. 372.
23 Simone Weil, Intuitions pré-chrétiennes, Éditions du Vieux-Colombier, 1950, p. 22.
24 Opus cité, p. 31.
25 Simone Weil, Attente de Dieu, Éditions du Vieux-Colombier, 1950, p. 155.
26 Œuvres Poétiques, Éditions Gallimard 1970, p.197 à 199.
Bibliographie pour les curieux
Sur le présentisme Qu’est-ce que l’histoire? de E.H. Carr, Éditions La Découverte, 1988, p. 67 à 95.
Race, Culture and Evolution, Essays in The History of Evolution, G.W.Stocking, The University of Chicago Press, 1982.
Autres livres intéressants: Choses Nues, de André Maurois, Éditions Gallimard, 1963, p.213.
Du monde clos à l’univers infini, de Alexandre Koyré, Éditions Gallimard, 1973, p. 65.