Canada: criminalité en baisse, surveillance en hausse
«Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour plus de sécurité ne mérite ni l'un ni l'autre et finit par perdre les deux.» Benjamin Franklin
«Le plus bas commun dénominateur semble le seuil le plus élevé de la réflexion des conservateurs.» Jocelyn Giroux
A Dangerous World ? Dans cet ouvrage qui vient tout juste de paraître, quinze chercheurs américains confrontent les discours dominants aux États-Unis sur la sécurité américaine et mondiale avec la réalité concrète. «Du point de vue de la sécurité nationale des États-Unis - le monde est un endroit sûr qui le devient de plus en plus et ... les Américains jouissent d'une sécurité que la plupart de nos ancêtres nous envieraient». (cité dans Un monde plus dangereux ? Jocelyn Coulon, La Presse, 26 février 2015) Le 27 février dernier une centaine d’experts, tous professeurs dans des facultés de droit du Canada, ont publié une lettre ouverte de protestation contre le projet de loi C-51, arguant qu’il ouvre la porte à des atteintes à la vie privée et à la liberté d’expression.
Dans un article paru dans le Globe and Mail du 17 février 2015, Campbell Clark ramenait à cinq questions les problèmes que soulève le projet de loi C-51. Voici les grandes lignes de cet article :
Qu'est-ce que la promotion du terrorisme «en général» ?Il sera désormais illégal de faire la promotion du terrorisme en général. Les experts eux-mêmes ne savent pas ce que «en général» veut dire. C'est déjà un crime que d'inciter des gens à commettre un acte terroriste. Qu'est-ce que la nouvelle loi ajoute? [...] Serait-il illégal d'accorder son soutien à un groupe de rebelles d'un pays étranger?Pourquoi une loi anti-terroriste élargit-elle des mandats qui n'ont rien à voir avec le terrorisme?Le titre de la loi est trompeur. Elle n'est pas destinée exclusivement à contrer le terrorisme. Elle permet aux agences du gouvernement (comme le CRSC, Service canadien de renseignement et de sécurité) de combiner l'information de diverses bases de données si cette information a trait à des activités qui constituent une menace pour la sécurité du Canada. Ces activités peuvent inclure des choses qui peuvent menacer les relations diplomatiques ou la stabilité économique du pays, ou encore une infrastructure essentielle. Des activistes dans le domaine de l'environnement pourraient être accusés de terrorisme.Quelles sont ces mesures?La loi donne au CRSC le droit d'adopter des mesures pour contrer les menaces contre la sécurité nationale. Quelles sont ces mesures? On a refusé d'accorder de tels droits au CRSC au moment où cet organisme a été créé. On les a réservés à la Gendarmerie royale. Qu'est-ce qui justifie ce changement de politique?Selon quels critères un juge choisira-t-il les actes illégaux ou inconstitutionnels qu'il peut autoriser ?La nouvelle loi met de l'avant un principe tout-à-fait nouveau: un agent du SCRS pourra enfreindre une loi ou même une règle constitutionnelle à la condition de recevoir l'autorisation d'un juge. «C'est le meilleur des mondes», conclut monsieur Forcese, professeur de droit à l'Université de Toronto.Et la supervision?À mesure que s'accroissent les pouvoirs du SCRS, la supervision s'affaiblit, le parlement renonce à tout droit de regard sur le SCRS.http://www.theglobeandmail.com/news/politics/five-key-questions-remain-as-ottawa-presses-ahead-with-anti-terrorism-bill/article23040825/
Quelle vague de criminalité Stephen Harper veut-il donc briser? Les criminologues le disent depuis longtemps. En Occident, le taux de criminalité ne cesse de diminuer, non seulement dans une perspective historique de plusieurs siècles, mais aussi depuis les cinquante dernières années. À l’échelle de la planète, au cours des années 1960-70, les conflits latents avec la Chine ou avec l’URSS faisaient courir des dangers beaucoup plus grands que ceux qui nous menacent actuellement.
Comment expliquer un tel écart entre la réalité et la perception populaire ?
Les raisons sont multiples et fort complexes. J'en résumerai brièvement les plus évidentes. À mesure que le monde se sécurise et se pacifie, l'humain devient de plus en plus sensible à la violence qui apparaît alors comme une saillance extraordinaire et d'autant plus inacceptable. Un coup de cymbale dans le silence est plus évident et agressant qu'au milieu d'un tintamarre. De plus, comme le soulignait récemment Jocelyn Coulon, «l'industrie de la peur est une des plus florissantes». L'armée et toutes les entreprises, fort nombreuses et puissantes qui vivent de la peur, constituent un très puissant lobby qui a intérêt à exagérer les menaces de toutes sortes pour prospérer. Tel un docteur Knock, elles tentent toujours de convaincre qu'une société en santé est une société malade qui s'ignore. Mais bien sûr qu'un crime est un crime de trop. Mais bien sûr que nous ne sommes pas au paradis et que les questions de sécurité se complexifient et s'étendent d'une façon subtile à l'échelle de notre village global. Les faits contredisent toutefois les peurs irrationnelles engendrées par l'ignorance ou les lobbys prophètes de malheur.
Le gouvernement conservateur qui préfère les préjugés et l'aveuglement aux faits en offre encore un autre exemple. On sait que le gouvernement ne s'embarrasse pas des nuances et surtout pas de l'avis des experts et qu’il s’ensuit qu’une grande proportion des amendements au code criminel, visant à accroître les peines et institutionnaliser la vengeance, ont été cassés par la Cour Suprême du Canada.
Méprisant le savoir, là comme ailleurs, et préférant le préjugé aux faits, il propose actuellement un projet de loi qui risque encore une fois de réduire les libertés fondamentales. Le plus bas commun dénominateur semble le seuil le plus élevé de la réflexion des conservateurs. Le projet de loi antiterroriste C-51 vise à donner encore plus de pouvoirs aux autorités policières notamment en leur permettant d'arrêter des individus pour des motifs qui seraient même moins exigeants que des soupçons raisonnables. Il y a déjà, selon plusieurs experts, suffisamment d'outils dans le Code criminel pour nous défendre contre les menaces terroristes. Comme le note fort justement Me Jean-Claude Hébert «le ministre [Steven Blaney] nous dit qu'il veut abaisser le niveau. «Je me demande bien jusqu’où on ira plus bas que les soupçons» (Sécurité et libertés : un équilibre à trouver, 24 octobre 2014, Radio-Canada avec la Presse canadienne).
Et il n'est pas le seul à le penser. Dans une lettre publiée dans des médias nationaux, pas moins de quatre anciens Premiers ministres du pays et une douzaine d'experts dont cinq anciens juges de la Cour Suprême du Canada ont mis le gouvernement en garde contre ce projet de loi. Les signataires préviennent que «d’importantes violations de droits de la personne peuvent être commises au nom de la sécurité nationale» et que «compte tenu du secret qui entoure les activités de sécurité nationale, des violations de droit peuvent ne pas être relevées et demeurer sans recours». Proposant un système de reddition de compte inspiré par les recommandations du juge Dennis O'Connor, il y a une dizaine d'années, recommandations restées lettre morte pourtant à la suite de la torture de l'innocent Maher Arar, ils ajoutent que ce projet de loi «a non seulement des conséquences dévastatrices au niveau personnel pour les individus concernés - comme nous l'avons vu dans le cas de Maher Arar et d'autres - mais aussi un impact extrêmement négatif sur la réputation du Canada en tant qu'État de droit. Un système efficace d'examen diminue le risque de violations de droits, met fin aux violations lorsqu'elles sont identifiées, et offre un mécanisme de redressement des violations qui se sont produites. Au cours des années qui ont suivi l'enquête Arar, des experts internationaux en droits de la personne - y compris le Comité contre la torture des Nations Unies - ont demandé au Canada «d'améliorer le mécanisme de surveillance de ses agences de sécurité nationale».
Une telle mise en garde au plus haut niveau est loin d'être banale. Y a-t-il jamais eu de précédents de même nature ?
Mais le mépris, la morgue, l'arrogance, la condescendance des conservateurs pour les faits et les libertés fondamentales n'augurent rien de bon. Encore une fois, fidèles à eux-mêmes, ils préfèrent l'ignorance et le préjugé.
Annexe
Pierre Dubuc L’aut’journal, 7 février 2015
Dans un éditorial publié dans l’édition du 6 février, intitulé « An anti-terrorism bill that’s anti-everything », le Globe and Mail dénonce à fond de train le projet de loi antiterroriste C-51 du gouvernement Harper. Le Globe and Mail démontre que le projet de loi a des visées bien plus larges que les supposés actes terroristes de l’État islamique contre lesquels « le Canada est en guerre », comme aime à le rappeler Stephen Harper.
Le projet de loi, souligne ce journal, attribue de nouveaux pouvoirs au Service canadien de renseignement et de sécurité (SCRS) pour contrer « toute activité qui porte atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou à l’intégrité territoriale du Canada ».
Et, à juste titre, avec raison pose la question : Est-ce que porter atteinte à « l’intégrité territoriale du Canada » s’appliquerait à un parti politique qui prône l’indépendance du Québec ?
Car, au nombre des autres activités « terroristes » visées par le projet de loi, il y a le fait d’« entraver la capacité du gouvernement fédéral en matière (…) de stabilité économique ou financière du Canada ». Suite de l'article.
JOcelyn Giroux