Comenius et Descartes
Extrait d’un cycle de douze conférences de Daniel Essertier, organisées à l’Université de Poitiers durant l’année scolaire 1930-1931. Ce cycle constituait un véritable cours d'initiation générale sur la civilisation et l'histoire tchécoslovaques.
Lorsqu’on compare Descartes et Comenius, on découvre « deux mondes philosophiques, aux antipodes l'un de l'autre (…), deux âges de la pensée humaine, qui bien que coïncidant dans le temps, sont en réalité infiniment éloignés et ne sauraient se rejoindre. » Pourtant, « il est un point sur lequel Descartes et Comenius se sont rencontrés, il est une vertu qui les a inspirés tous les deux, bien qu'elle n'ait pas revêtu la même forme: c'est la générosité. »
Descartes et Comenius (comme la plupart des esprits de leur temps) ont fait tous deux le rêve d'une science universelle. Mais ils ont conçu bien différemment et la science et l'universalité de la science. Comenius entend par « science» l'ensemble des studia totius vivae, l'ensemble des occupations humaines, sciences proprement dites, techniques, vertus, piété; «l'universalité» réside pour lui justement dans cet ensemble et dans la totalité des hommes à qui est destinée cette somme ou encyclopédie. Comenius se rattache expressément aux entreprises encyclopédiques des anciens, et notamment à Aristote. Possibile igitur est universos universa doceri universaliter, per universalia universis concessa requisita. C'est une universalité conçue en extension bien plus qu'en compréhension. Il s'agit moins de découvrir la vérité que de rendre le savoir acquis accessible à tous les hommes. C'est une méthode d'exposition, une didactique universelle. Elle est rendue possible, selon Comenius, parce que le savoir (eruditio) se compose d'un très petit nombre de principes, « de même que le monde se compose d'un petit nombre d'éléments, dont les formes seules varient.»
Que sont donc ces principes? Nous avonc beau chercher, nous ne trouvons jamais que de simples analogies qui mettent sans doute un peu d'ordre dans le vaste panorama de l'Univers, mais ne nous font pas plus savants...
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«Toutes les sciences sont liées comme par une chaîne, et on n'en peut tenir une, parfaitement, sans que d'autres ne suivent d'elle-mêmes et qu'on n'embrasse en même temps l'encyclopédie tout entière.» Voilà ce qu'écrit Descartes dans un des fragments manuscrits (A. T. X, 255). Il semble que sur ce point Descartes et Comenius soient d'accord. Pure apparence. L'universalité de la science n'est pour Comenius que la somme totius eruditionis; pour Descartes, elle signifie l'unité du savoir, grâce à une méthode d'invention applicable à tous les problèmes. Comenius ne songe qu'à ordonner le savoir acquis, Descartes a dans l'esprit la science qui se fait, ou plutôt les moyens de faire la science, qui n'existe pas encore à proprement parler. L'opposition est parfaitement soulignée par Descartes lui-même dans la lettre à laquelle j'ai fait allusion tout à l'heure (1).
La pensée de Descartes est très claire: à la pansophie de Comenius, il oppose l'enchaînement des vérités particulières, le corps des sciences composé par l'invention d'un seul esprit, le fonds des sciences. On ne peut mieux dénoncer la stérilité et l'inutilité relative de l'érudition. Le dilemme est fort net: ou l'on est capable de trouver le fonds des sciences, et alors on ne doit pas user sa vie à chercher ce que les autres ont dit et pensé; ou bien l'on n'est bon qu'à fouiller dans les recoins des bibliothèques, et dans ce cas on n'est même pas capable de bien choisir et de mettre en ordre ce que l'on trouve. — Il y a de la naïveté, dit ensuite Descartes « à s'imaginer une science universelle dont les jeunes écoliers sont capables et qu'ils puissent avoir apprise avant l'âge de vingt-quatre ans ». Comenius divisait en effet la période des études en 4 périodes de 6 ans: école maternelle, école primaire, école latine, Université et prétendait y faire tenir tout le savoir. — Enfin, observe Descartes, l'Auteur « veut trop joindre la Religion et les vérités révélées avec les sciences acquises par le Raisonnement naturel ». Dieu n'a pas donné l'Ecriture sainte à cette fin, et il ne faut point mêler les choses saintes aux profanes. La piété est une chose, la science en est une autre: la connaissance des vérités révélées ne dépend que de la grâce, « les plus idiots et les plus simples y peuvent aussi bien réussir que les plus subtils », au lieu que, « sans avoir plus d'esprit que le commun, on ne doit pas espérer de rien faire d'extraordinaire touchant les sciences humaines ».
Descartes dénonce, dans ces lignes, une illusion qui remonte au Moyen-Age et qui hantait l'esprit de beaucoup de ses contemporains: on s'imaginait qu'il était possible de trouver un certain art de résoudre toutes les questions. Toujours cet appétit et ces espérances de merveilleux dans tous les domaines, ce refus de s'en tenir aux données des sens, aux enchaînements de l'expérience. L'Ars brevis du mystique catalan Raymond Lulle, sorte de machine à penser, exerça longtemps un grand prestige et Descartes, dans sa jeunesse, s'est demandé s'il n'y avait point là quelque chose de vrai. Il finit par le condamner dans un passage célèbre du Discours de la Méthode. François Bacon se faisait fort, par sa méthode, de suppléer à l'insuffisance des esprits, de les rendre presque égaux; il lui attribuait une vertu merveilleuse; elle était, à ses yeux, dans l'ordre du savoir, une sorte de pierre philosophale. Comenius, qui subit très fortement l'influence de Bacon, prolonge ce courant: il espère trouver une méthode infaillible d'éducation. Toute la différence — et cette différence est un abîme — qui le sépare de Descartes tient peut-être dans un pluriel. Comenius est préoccupé par la directio ingeniorum. Descartes par la directio ingenii; le premier reste pédagogue même quand il philosophe, le second n'est que philosophe; le penseur tchèque s'avise des moyens de faire entrer le savoir dans les cerveaux et tout son effort porte sur la clarté et l'ordre dans l'exposition; le penseur français a en vue la découverte de la vérité par un seul esprit, et il commence par poser en principe que la science n'est pas faite, qu'elle est tout entière à faire.
Si nous poursuivions dans le détail cette comparaison, deux mondes philosophiques, aux antipodes l'un de l'autre, se révéleraient à nous, deux âges de la pensée humaine, qui bien que coïncidant dans le temps, sont en réalité infiniment éloignés et ne sauraient se rejoindre. Un dernier exemple nous en convaincra. Jetons un coup d'oeil sur la physique de Comenius. Quel contraste avec celle de Descartes ! Comenius n'est pas réfractaire à l'atomisme, mais certaines de ses raisons sont bien singulières: l'Ecriture n'a-t-elle pas dit: pulvis es et in pulverem reverteris? Ses définitions sont toutes formelles: le mouvement est un accident, et il y a plusieurs sortes de mouvements, parmi lesquels celui d'une plante qui s'accroît. Les éléments sont au nombre de trois: spiritus, ignis, materia; l'esprit et le feu donnent la consistentia, à quoi correspond le sal, principe de solidité; l'esprit et la matière donnent l’aquositas dont le principe est le mercurius; le feu et la matière produisent l’oleositas avec le sulphur pour principe. Tous ces éléments sont d'ailleurs également nécessaires: sans le mercure, la génération serait impossible; sans le sel, rien n'aurait de consistance et de fixité; sans le soufre, la consistance des choses serait excessive. Comenius ne rejette les vertus occultes que pour les remplacer par la virtus Dei in creaturis occulta. Ce disciple de Bacon n'a pu construire qu'un univers à la fois biblique et paracelsien, chrétien et magique. Et s'il est injuste de juger les maîtres par leurs disciples, on ne peut s'empêcher toutefois d'estimer que la pensée baconienne, par le fait même qu'elle n'excluait pas de tels compromis, manquait de cette force créatrice qui, chez un Descartes, a balayé irrésistiblement les derniers vestiges de l'ancien régime mental. Tout se tient, et la physique de Descartes était en germe dans son attitude initiale que le père Mersenne qualifiait si justement d'héroïque. Pour oser réduire toutes les propriétés des corps à des combinaisons de corps doués d'une certaine figure et animés de certains mouvements, pour oser proscrire de la recherche tout ce qui n'était pas figure et mouvement, il fallait que Descartes eût d'abord déterminé, sur des expériences internes indubitables, les conditions générales grâce auxquelles l'esprit était capable de certitude, il fallait cette inquiétude, ce doute, ce repliement intense sur soi-même, cette longue méditation, seul à seul avec soi, cet effort puissant et continu vers la liberté de l'esprit, que Comenius n'a pas connus.
N'y a-t-il donc que contraste, opposition entre Descartes et Comenius? Non, il est un point sur lequel Descartes et Comenius se sont rencontrés, il est une vertu qui les a inspirés tous les deux, bien qu'elle n'ait pas revêtu la même forme: c'est la générosité. Pour Descartes, la vraie générosité est la vertu « qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut légitimement estimer ». Mais il n'y a qu'une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l'usage de notre libre arbitre et l'empire que nous avons sur nos passions. Descartes ne fait-il que restaurer l'idéal un peu dédaigneux et hautain du sage stoïcien? Non, car la générosité empêche qu'on ne considère les autres avec mépris; elle enseigne la tolérance et l'indulgence; elle enseigne aussi le dévouement: « Les sages n'estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser leur propre intérêt ». Le 15 mars 1649, Descartes écrivait à la princesse Elisabeth que les plus grandes âmes compatissent au mal de leurs amis et font tout leur possible pour les en délivrer, jusqu'à s'exposer à la mort.
Chez Comenius, la générosité a je ne sais quoi de plus ému, de plus chaud, elle se confond avec la charité chrétienne; elle est l'amour du prochain érigé en règle primordiale de la conduite. Il écrit dans la première partie de son De rerum emendatione humanarum : « D'abord, que pour nous tous le but unique soit le salut du genre humain. » — Il ne l'entend pas dans un sens étroitement religieux; il ne s'agit pas uniquement pour lui de prêcher l'Evangile à tous les hommes, de leur faire découvrir la chute et la rédemption; il s'agit d'une régénération totale qui rende les hommes à la fois meilleurs et plus heureux. L'Europe, à cette époque, est en proie à la guerre de Trente ans. Ces atrocités déchirent le coeur paternel de Comenius. Il puise dans le vieil idéalisme tchèque des accents pathétiques, il reprend, élargit, adapte aux circonstances nouvelles le rêve de Georges de Poděbrady. Et ainsi, une fois de plus, dans un cerveau tchèque, fruit nouveau d'une ancienne tradition, naît l'esquisse d'une Société des Nations, fondée sur le bon sens, l'équité et l'amour. Les principes qui forment la base de cette esquisse, nous les connaissons déjà : la raison est d'une capacité infinie, la nature humaine est bonne, l'homme aspire à l'harmonie et au bonheur. Que faut-il donc pour éviter les malheurs qui désolent notre terre? Bien diriger la raison, rendre le savoir accessible à tous, et aussi la vertu et la piété, créer une langue universelle qui évite les malentendus entre les peuples, adresser à tout un fervent appel, faire vibrer dans tous les coeurs la corde humaine et divine. Mais il est une oeuvre plus pressante, plus directe: la réconciliation des peuples. Et ici le psychologue, le connaisseur du coeur humain, le pédagogue avisé et subtil s'élève à des vues d'une étonnante pénétration : elles sont devenues d'une singulière actualité et bien des partisans ou adversaires de l'oeuvre de Genève et de Locarno pourraient les méditer. Ne reprochons pas, dit-il, aux anciens ennemis les erreurs commises dans le passé, gardons-nous de les blesser et de mettre à vif leur amour-propre; évitons surtout de dire du mal d'eux, même par plaisanterie. Qu'on ajourne la discussion des responsabilités; l’essentièl est d'abord de se mettre d'accord pour empêcher le retour de ces funestes erreurs. Comenius adresse un vibrant appel, Ad Legatos pacis, aux délégués envoyés à Breda, en 1667 : Ayez en vue non la guerre, mais la paix; que vos délibérations: soient exemptes de pièges. — Il va plus loin; il prévoit tout ce qui pourrait laisser subsister aigreur et mécontentement : il recommande que chaque nation, quelles que soient sa grandeur, sa race, ses croyances, puisse faire entendre son appel; que rien de ce qui intéresse un peuple ne soit traité en son absence; que tous soient informés et consultés. Le genre humain est un tout indivisible, una progenies, unus sanguis, una familia, una domus; rien de ce qui touche un de ses membres ne saurait lui être étranger. Comenius dénonce avec véhémence les funestes effets de la diplomatie secrète. Elle éveille les suspicions, provoque les querelles; une sorte de vertige s'empare des peuples, qui se jettent furieusement les uns sur les autres et s'entr'égorgent, sans savoir exactement pourquoi. II faut mettre fin à ce dangereux état d'ignorance et de méconnaissance réciproques. On ne peut y arriver que par une réforme générale de l'éducation et l'institution d'un « collège didactique universel », qui serait comme le centre intellectuel du monde, où toutes les découvertes seraient rassemblées, examinées et portées à la connaissance de tous. Ce n'est pas assez encore : comme le suggérera plus tard l'abbé de Saint-Pierre, il faudra convoquer le monde entier à de libres consultations. En attendant, que les coeurs et les esprits s'éveillent: « Venez donc, vous tous qui avez à coeur votre propre salut et celui de vos frères... Venez donc, cherchons ce qui nous est le meilleur. Cherchons pour nous, cherchons pour tous, cherchons sans cesse, cherchons toujours ! Tant que nous vivrons !.,. Et avant tout, réveillez-vous, vous autres qui tenez entre vos mains les affaires du monde; vous, les savants... vous, les théologiens... vous, les hommes d'Etat, médiateurs du monde... Faisons un pacte maintenant, au seuil de cette oeuvre que nous avons religieusement éléborée, comme si nous étions en présence de Dieu. Convenons, d'abord, de n'avoir tous qu'un seul but: le salut du genre humain. Et pour son salut, cherchons la paix vraie, sûre, durable. »
Ces lignes émouvantes achèvent de nous faire comprendre par quoi la générosité de Comenius se distingue de celle de Descartes, et par quoi Comenius, homme du passé à tant d'égards, s'est trouvé tourné lui aussi vers l'avenir. Un Descartes a permis de briser finalement une armature sociale fondée sur l'injustice, l'égoïsme, sur l'étroitesse de l'esprit et du coeur. Un Comenius a rendu sa force à l'idéal évangélique de charité et d'amour. Le monde nouveau est né de cette raison libérée, en même temps que du sens retrouvé de la fraternité humaine. Et c'est pourquoi les lignes que nous venons de lire forment une partie importante de ce que j'appellerai le Testament spirituel du vieil évêque de l'Unité des Frères, Jan Amos Komensky. Elles en forment, si vous le voulez bien, la partie humaine et internationale. Mais n'oublions pas que Comenius est proscrit, que l'Unité est dispersée et se meurt, que la Bohême gémit sous le joug des Habsbourg, que le vieux et glorieux royaume est réduit au rang d'une province, que la foi hussite est persécutée, la langue tchèque interdite. En 1650 — au lendemain du traité de Westphalie qui livrait sa nation à l'Autriche — Comenius écrivit un opuscule qui devait devenir le bréviaire des Tchèques et le plus actif ferment de leur résurrection nationale. C'est le Testament de l'Unité des Frères, mère mourante. Il imagine l'Unité, personnifiée sur son lit de mort, léguant ses richesses spirituelles, faisant ses dernières recommandations. A la fin elle se tourne vers son peuple et lui adresse ces paroles qui, pendant trois cents ans, ont chanté dans la mémoire de tous les Tchèques et ont rempli leur coeur de joie et d'espérance — ces paroles par lesquelles le Président Masaryk ouvrit l'Assemblée nationale de la République tchécoslovaque, le 23 décembre 1918 :
«Toi, nation tchèque et morave, je ne puis t'oublier dans mes adieux. C'est à toi que je m'adresse principalement, et c'est à toi que je lègue mes trésors... Je crois que lorsque sera passée la tempête de colère (qui a été déchaînée sur nos têtes à cause de nos péchés), la souveraineté de tes affaires te sera rendue, ô peuple tchèque!»
Ces trésors, ce sont la pureté de la parole de Dieu retrouvée par Jan Hus, les Ecritures interprétées dans leur esprit, la discipline, l'union entre tous les Tchèques, le respect et la culture de la langue maternelle, si aimée et si gracieuse, l'éducation et l'instruction de la jeunesse. C'est tout le programme dont l'élaboration, et l’exécution, malgré des difficultés sans nombre et l'opiniâtre résistance du gouvernement oppresseur, dominent l'histoire spirituelle de la Bohême. Ce qu'a été cette admirable renaissance nationale, nous aurons sans doute l'occasion de l'étudier plus tard. Mais n'oublions pas que le principal agent de cette renaissance a été Comenius.
Note
(1) La célèbre lettre de Descartes à Comenius (1639). Voir des Oeuvres de Descartes, édition Adam et Tannery, t. H, p. 345-348.