Pérégrinations végétariennes
La culture occidentale est tributaire, dans ses moeurs, de plusieurs cultures antiques parmi lesquelles les culture juive et grecque, qui tantôt se composent et tantôt s'opposent. Et il y a des racines plus profondes encore, qui sont communes à plusieurs cultures de l'Antiquité. Par exemple, l'astrologie oriente presque toutes les médecines des temps anciens; dans cet axe, d'autres influences occultes marquent l'alimentation.
Avec le décalage des siècles, notre comportement s'embrouille de références parfois insensées. Nous croyons encore par exemple qu'il nous faut manger certains légumes et certaines substances comme la mélasse pour satisfaire notre besoin de fer et notre désir de force, mais, du moins si nous ne sommes pas adeptes du Nouvel Âge, nous ne croyons pas pour autant aux vertus aphrodisiaques du cuivre. Pourtant, on a longtemps cru que Vénus était présente dans le persil, par l'intermédiaire du cuivre, comme Mars semble l'être dans les épinards. Quoiqu'il en soit, le persil contient autant de fer que de cuivre (respectivement .016 et .015 parties par milliards); nous pouvons donc manger nos taboulés en toute quiétude.
Les astres dans le ciel, les métaux dans nos assiettes influencent tour à tour nos humeurs. Nous oscillons entre le déterminisme astrologique et le déterminisme alimentaire. Les journaux reproduisent fidèlement cette oscillation: après l'horoscope on peut lire une chronique des restaurants contenant des considérations philosophiques sur l'alimentation. Le seul aspect hélas! de cette philosophie qui apparaît au grand jour, c'est son incohérence: nous vagabondons d'un type de restaurant à un autre, mangeant chinois un soir, déjeunant à l'anglaise et dînant à la française. Nous nous prostituons littéralement d'un type alimentaire à un autre, en croyant bien fermement que ce donjuanisme gastronomique n'aura aucun impact sur notre organisme et notre façon de penser. Tout se passe comme si nous réagissions aux déterminismes de la partie occulte de notre vie en profitant de la conscience du grand jour pour nous abandonner à l'indétermination absolue.
Dans le Larousse gastronomique (Librairie Larousse, 1960), encyclopédie vivante de notre alimentation occidentale, les philosophes réunis par Courtine rapportent l'essentiel de l'histoire de cette alimentation et de sa frange imaginaire. Selon un docteur suédois, la viande de boeuf donne de l'audace mais la viande de mouton rend mélancolique et la viande de porc, pessimiste. Pour avoir de l'esprit, les oeufs sont souverains et pour conserver la mémoire, rien ne vaut la moutarde. Mais voulez-vous vraiment développer votre esprit, alors mangez des noix, des amandes et des figues sèches, alors que vous alourdirez cet esprit si vous mangez trop de pommes de terre, etc.
Voilà notre problème formulé ici. Il consiste moins à manger n'importe quoi qu'à manger de tout sans croire à rien: ni occidental, ni oriental. Le mélange multi-culturel! Nous avons l'estomac bariolé. On pourrait objecter que les règles formulées par le docteur suédois sont farfelues parce qu'invérifiables. Pourtant, nous savons que le magnésium et le potassium sont des éléments chimiques fondamentaux pour la vie; la potasse comme engrais est aussi cruciale dans l'histoire de notre alimentation que la roue comme module dans l'histoire du transport.
Notre chimie se perd dans les méandres de l'alchimie de nos humeurs. La vieille théorie humorale est disparue de notre médecine, abandonnant les quatre tempéraments de la science arabe (sanguin, lymphatique, nerveux et mélancolique) aux bistouris épistémologiques de psychologues qui ont oublié les corps. Nous sommes perdus dans les dédales d'un buffet à 150 plats; notre assiette contient un combo, un amalgame alimentaire qui ne produira jamais une harmonie gustative et nutritive. Nous mangeons éclaté, nous digérons mal (les publicités de médicaments stomachiques occupent la deuxième place derrière les publicités d'automobiles à la télévision américaine), nous prenons du poids (l'obésité est la deuxième cause de maladie après les problèmes cardiaques aux U.S.A.), et nous ne soumettons pas à l'examen de notre pensée ce que nous laissons pénétrer en nous pour nous en nourrir.
Les Épicuriens dit-on, estimaient que les sages devaient être végétariens et nous nous souvenons de cette secte de végétariens évoquée dans L'Utopie de Thomas More (Paris, Flammarion, 1987). Le père de l'humanisme moderne explique ainsi pourquoi ce ne sont que les esclaves qui sont bouchers: «on emporte les bêtes tuées et nettoyées par les mains des esclaves, car ils (les Utopiens) ne souffrent pas que leurs concitoyens s'habituent à dépecer des animaux, craignant qu'ils n'y perdent peu à peu les qualités du coeur qui sont le propre de l'humanité» (Livre second). À la fin du même livre, More relie étrangement la non consommation de viande au célibat: «Ils sont répartis en deux sectes. L'une est celle des célibataires qui renoncent totalement et aux plaisirs de l'amour et à la consommation de la viande, parfois même de tout ce qui vient des êtres vivants, répudiant comme nuisibles tous les plaisirs de la vie présente...» Ici, la viande n'est plus reliée à l'agressivité mais plutôt à la dégustation de la vie animale de la façon la plus littérale. L'ami d'Érasme pense donc que la viande peut exciter aussi bien à la violence qu'à l'hédonisme.
Mais on pourrait prendre la défense de l'humaniste anglais en rappelant que les Utopiens, s'ils ne sont pas hédonistes, ne sont pas moins Épicuriens au sens propre du terme. Ne voient-ils pas dans le plaisir «l'élément essentiel du bonheur»' En Utopie, il y a chaque soir de la musique et des desserts, on brûle aussi des encens et des parfums. Le végétarisme en Occident, contrairement à ce qui s'est passé dans le sous-continent Indien, a toujours été un phénomène marginal se justifiant toujours plus ou moins par l'argument de la compassion pour les animaux et par la part d'agressivité et de morosité présente dans l'organisme humain qui consomme la substance animale. Aujourd'hui, des arguments économiques réactivent la pertinence de l'alimentation végétarienne dans une perspective communautaire; nous savons désormais que les céréales nécessaires pour nourrir les animaux abattus et mangés par les Occidentaux suffiraient à nourrir la totalité de la population mondiale. L'argument de la santé s'ajoute au menu: le taux de cholestérol est nettement inférieur chez les végétariens.
Les arguments en faveur du végétarisme vont en augmentant dans notre histoire humaine et devraient être considérés en dehors de tout déterminisme. Certains végétariens pratiquent leur art de manger suivant le mode dit MOOT (Most of the time); on ne peut tout de même les accuser de fanatisme ou les soupçonner d'être victimes de déterminismes archaïques. Et puis, un végétarien peut justifier un acte de compassion envers les animaux qu'il ne veut pas abattre et les humains qu'il veut aider à nourrir.
Le végétarisme semble rattaché à une philosophie des valeurs présente dès l'Antiquité grecque et de plus en plus répandue aujourd'hui. L'apparition d'une véritable gastronomie végétarienne moderne a fait taire définitivement les hédonistes du grill; les végétaux, céréales et légumineuses sont la réponse à l'indéterminisme comme au monophagisme. Lentement mais sûrement, les végétaux ont reconquis un espace appréciable dans l'assiette de nos gourmets et de nos diététistes. Les fruits et les légumes sont plus que jamais au sommet des consommations exotiques et non moins nécessaires à notre équilibre: ils occupent les deux pôles de notre santé et de notre plaisir gourmand. Il n'y a donc aucunement besoin de prendre longuement leur défense. Ils nous convainquent et nous excitent à chaque matin, lorsque nous nous rendons au marché.