Le Titien
Tiziano Vecellio naquit en 1477 d'une famille ancienne à Pieva, petit village situé sur les bords de la Piave et entouré de tous côtés de montagnes inaccessibles et de vallées profondes. Étant encore enfant, il peignit avec des sucs de fleurs une Madone qui existait encore longtemps après.
Les premiers principes de la peinture lui furent donnés par Zuccati, peintre de la Valteline. Son père l'envoya ensuite à Venise chez un oncle maternel qui le plaça chez Jean Bellin. Il sortit de chez ce peintre observateur attentif et même minutieux des moindres détails que présente la nature. C'est ce qu'on remarque dans son tableau de l'Ange Raphaël condui-sant le jeune Tobie, qui se voit à Venise dans l'église de Sainte-Catherine.
Il s'éleva bientôt au-dessus de ce style, et on ne connaît de lui, dans ce genre, que le tableau de Dresde. C'est un Christ qu'un Pharisien cherche à embarrasser en lui présentant une pièce de monnaie. Encore le fit-il longtemps après sa sortie de l'atelier de Bellin quand, étant à Ferrare, il voulut lutter contre Albert Durer. Il travailla avec tant de patience qu'il l'emporta sur cet artiste si soigneux. On compterait dans ce tableau les cheveux, les poils des mains, les pores de la peau, la réflexion des objets dans les pupilles.
Mais il y a cette différence entre le Titien et Albert Durer qu'en s'éloignant des tableaux de ce dernier, ils paraissent d'un style plus petit et leur mérite diminue; tandis qu'à une certaine distance, la manière du Titien s'agrandit et devient, plus grandiose. Il paraît qu'il ne fit que ce tableau dans ce style singulier.
CHAPITRE XX
Giorgion qui était chez les Bellin avec le Titien surpassa ses maîtres plus vite que lui. Cet homme avait un talent dans le genre de celui du Corrège et trouva par la même voie un beau clair-obscur et un goût plus relevé et plus fort que celui des Bellin.
Titien sentit le mérite de son camarade, abandonna comme lui leurs maîtres communs et se mit à travailler avec Giorgion. Il prit de lui la force et la douceur du coloris, l'art de faire tourner les objets, mais en général il ne put jamais arriver au grandiose de son style.
On trouve, cependant, dans la sacristie de l'église du Saut à Venise, un tableau du Titien d'un coloris plus brillant que celui du Giorgion et que le coloris ordinaire du Titien.
Quelques portraits du Titien peints pendant le court espace où il imitait exclusivement son ancien compagnon d'études ne peuvent pas être distingués de ceux du Giorgion.
Il ne tarda pas à se former un style à lui, moins fondu que celui da Giorgion, moins chaud, moins grand, mais plus doux, et qui plait au spectateur, non par la nouveauté de l'effet mais par la représentation sincère de la vérité.
On va voir avec intérêt, dans la sacristie, de l'église de Saint-Martial à Venise, le premier ouvrage du Titien, dans lequel il a été entièrement original.
Ce fut de ce style que le Titien peignit la façade du Fondaco des Allemands, du côté de terre. Sa façade sur le canal ayant été peinte par le Giorgion [d'après Ridolfi]. Il plaça, du côté du pont de Regnalto, une femme nue, mais la figure la plus remarquable est celle de Judith placée sur la porte d'entrée, qui pose le pied gauche sur la tête coupée d'Holopherne et tient en main une épée dégouttante de sang. Ces figures établirent la réputation du Titien. Il peignit à Vienne le jugement de Salomon. Il alla ensuite à Padoue où il fit le Triomphe du Christ. Il peignit dans la même ville pour la Compagnie de Saint-Antoine trois tableaux à fresque. Dans l'un de ces tableaux, on voit le saint qui présente à un noble cavalier un enfant charmant, lui donnant des assurances sur la fidélité de sa femme, laquelle vêtue superbement et suivie de ses femmes se réjouit d'avoir recouvré son honneur.
Un autre de ces tableaux présente un mari jaloux qui, ayant eu des soupçons sur la fidélité de sa femme, l'avait tuée. Saint Antoine, pour réparer cette injustice, a ressuscité cette femme et le mari lui en rend grâces. Ce tableau contient un fort beau paysage.
En 1511, la peste affligeant, Venise et Giorgion étant mort, les ouvrages qu'il avait laissés imparfaits furent donnés à finir au Titien comme celui qui se rapprochait le plus de sa manière; le plus remarquable de ces tableaux était celui qui représentait l'empereur Frédéric 1er baisant les pieds du pape Alexandre III, dans l'église de Saint-Marc. Titien y peignit beaucoup de gens célèbres de son temps, tels que Bembo, Sanazar, Arioste, etc...
Étant allé à Ferrare, il finit une bacchanale laissée imparfaite par Jean Bellin et y ajouta un paysage. Pour achever l'ornement de la chambre où on devait la placer, il fit deux tableaux de même grandeur représentant le Triomphe de Bacchus.
Dans le second, il représenta une troupe de suivants de Bacchus mêlée avec des Bacchantes, au bord d'un ruisseau de vin vermeil. Dans une de ces bacchantes, Titien avait peint une femme qu'il aimait et qui se nommait Violente. Par allusion à son nom elle portait sur le sein une fleur de Viola et un petit écrit où se lisait le nom du Titien.
Le duc fit faire plusieurs autres tableaux par le Titien, qu'il conduisait souvent dans sa barque de Venise à Ferrare; là, tandis que le Titien peignait, il était souvent visité par l'Arioste. ils se donnèrent réciproquement des conseils pour leurs ouvrages. Titien fit son portrait.
Titien vivait à Venise dans un état peu aisé.
Il peignit une Assomption de la Vierge. Fra Germano l'incommodait sans cesse tandis qu'il peignait, en lui disant qu'il donnait aux apôtres une trop grande proportion. Les moines changèrent d'opinion lorsque les ambassadeurs de l'Empereur voulurent acheter ce tableau.
En 1523, il fit le portrait du doge André Crigui. Il obtint du Sénat une pension de 400 écus sur le fondaco des Allemands avec l'obligation de faire de temps les portraits des doges; mais ces peintures, ainsi que d'autres, périrent dans l'incendie du collège.
Le Sénat lui donna à peindre pour la salle du grand conseil le combat qui avait été livré à Cadore entre les Impériaux et les Vénitiens. Il eut ainsi l'occasion de représenter son pays natal. Ce tableau périt aussi dans un incendie. On n'en a plus que la gravure faite par Fontana.
On dit que pour le tableau de Saint Pierre martyr, le Titien concourut avec Pordenone et Palma le Vieux.
Étrange chose, que la vérité si belle enfante la haine si détestable et si laide. Cela n'est pas étonnant d'après la manière de philosopher d'Aristote que suivait Ridolfi. Utilité de haïr pour les artistes. On en a déjà parlé pour le triangle du Dôme de Milan.
On dit que le Titien copia les anges d'après un plâtre antique. Il avait peint la montagne d'après celles qu'il apercevait de sa propre habitation dans le Cenedese au lever du soleil. Il fit un grand nombre de portraits; un des plus excellents lut celui d'une dame appelée la Gattina avec de grands cheveux tombant sur les épaules. Le Titien se plaignait à son ami Partenio du peu de prix qu'il tirait de ses ouvrages; celui-ci les célébrait dans ses vers pour faire connaître leur valeur.
En 1530, quand l'empereur CharlesQuint vint à Bologne recevoir le couronne impériale des mains du pape Clément VII, ce poète fit appeler à la cour de l'empereur son ami Titien. Il fit le portrait de Charles-Quint. On dit qu'ayant placé ce portrait dans l'embrasure d'une porte, les courtisans le prirent pour l'empereur lui-même. Il peignit aussi le marquis del Vasto qui lui assigna une pension annuelle de 50 écus d'or sur un de ses châteaux. L'empereur lui avait fait donner une somme de mille écus d'or pour son portrait. De retour à Venise il peignit un Ecce homo. Sous les traits de Pilate, il peignit son ami Partenio, dans deux chevaliers au pied des degrés, CharlesQuint et Soliman, empereur des Turcs et un autre personnage qui présente ses propres traits.
Dans ce temps, le cardinal Hipolyte de Médicis étant passé à Venise, il le peignit en habit hongrin et Titien alla avec lui à Bologne, où il fit de nouveau le portrait de Charles-Quint.
Le duc de Mantoue l'amena ensuite avec lui dans cette ville. Le Titien y fit les figures des deux César. Ils sont armés à l'antique. Ils paraissent jusqu'aux genoux, quoiqu'ils aient été imités d'après des médailles et des statues, il les a peints avec tant de tendresse qu'ils paraissent faits d'après nature.
Paul III étant venu à Ferrare en 1543, le Titien reçut du cardinal Farnèse des lettres qui l'engagèrent à s'y rendre. Il y peignit le Souverain Pontife qui fit toutes sortes de tentatives your l'amener avec lui à Rome. Titien n y alla pas à cause des engagements qu'il avait pris envers le duc della Rovere. Il suivit ce duc à Larbin et peignit pour lui une Magdeleine en contemplation, une Vénus nue avec un pied de chien et beaucoup de portraits.
Le Titien, à l'âge de 64 ans, fit de grands tableaux pour l'église des pères de Spirito Santo. Abel tenant Caïn, le Sacrifice d'Isaac, etc...
Il peignit pour l'église des Grâces à Milan le Couronnement d'épines qui est au Musée. Les princes l'appelaient à l'envi auprès d'eux. En 1548, appelé à Rome par le cardinal Farnèse, il peignit pour la seconde fois le pape Paul III.
Il peignit pour le duc Octave une Danaé, au sujet de laquelle Michel-Ange dit qu'on ne pouvait pas mieux employer la couleur. Il peignit Adonis se séparant de Vénus gravé par Sadeler.
Ces peintures existaient à la galerie Farnèse à Rome. Outre plusieurs présents, le Pontife lui donna un bénéfice pour Pomponio son fils. Il refusa, dit-on, pour ce fils l'évêché de Ceneda que lui offrait le Pape, qui tenta de le retenir à sa cour en lui offrant l'office du Plomb vacant par la mort de Fra Sébastiano; mais le Titien préféra revenir goûter à Venise de la liberté.
Vers la fin de la même année, à la demande de Charles-Quint., il passa à Madrid à la cour impériale avec un honorable cortège de jeunes gens. On dit qu'en peignant l'empereur, son pinceau tomba, que l'empereur le ramassa et que, le Titien s'étant prosterné, Charles-Quint lui dit: «Titien est digne d'être servi par César.» Il lui fit peindre autour d'une chambre les hommes illustres de la maison d'Autriche et voulut que le Titien s' y peignit lui-même. L'empereur le fit Chevalier et le créa Comte Palatin, par des lettres données à Barcelone en 1553.
On trouve ensuite dans le même privilège, ceux qui sont accordés ordinairement aux Comtes Palatins. tels que ceux de créer des notaires, de faire des juges, de légitimer des bâtards, etc...
Pour soutenir ce titre, il lui assigna, sur la Chambre de Milan, une pension annuelle de 200 écus. Il donna à son fils Pomponio un canonicat au Dôme de Milan et à Horace, son autre fils, que l'empereur naturalisa Espagnol, une pension de 500 écus. Il paraît que Charles-Quint lui donna les privilèges les plus distingués, tels que les entrées, et qu'il se faisait accompagner par lui dans tous les lieux où il allait. Ces faveurs furent si grandes qu'elles excitèrent l'envie même de plusieurs princes. Leurs plaintes étant parvenues à l'empereur, il répondit qu'il y avait beaucoup de princes mais un seul Titien qui d'ailleurs «recevait avec modestie toutes les faveurs dont il l'honorait».
Il passa ensuite à Inspruck où il fit plusieurs ouvrages et après avoir habité l'Allemagne pendant 5 ans, il alla porter à Venise 11 000 écus. Il peignit les évangélistes tenant leurs écrits et nus pour la plupart. Il se servit pour cet ouvrage de quelques torses et têtes antiques. L'empereur fit transporter ce tableau au Couvent de Saint-Just où il s'était retiré.
Il continua à peindre pour Philippe II, qui écrivit à son sujet des lettres montrant une faveur particulière. Il peignit une célèbre Magdeleine, dont il prit l'idée dans un marbre antique; mais pour ne pas s'éloigner de la nature, il se servit pour modèle d'une très belle fille, sa voisine, qui entrait tellement dans la position de la Magdeleine que les larmes lui tombaient des yeux. Le Titien était tellement appliqué à son ouvrage qu'il oubliait l'heure des repas. Il l'envoya à l'empereur en lui écrivant qu'il espérait que les larmes de Madeleine obtiendraient que les pensions lui fussent payées exactement. Elles le furent en effet et Philippe II lui envoya 2 000 écus.
Della Casa, nonce du Pape à Venise, le remercia par des vers d'avoir fait le portrait de sa maîtresse. Les chaînes des convenances ne le retenaient point.
Vers l'an 1570, le célèbre Corneille Cort, graveur flamand, arrivant à Venise, fut reçu dans la maison du Titien qui lui fit graver plusieurs de ses ouvrages.
Le Titien composa beaucoup de cartons pour les faiseurs de mosaïque qui travaillaient dans l'église ducale.
Le Titien peignait toujours, quoiqu'arrivé à une extrême vieillesse. Il peignit entr'autres, pour l'église de Sainte-Marie Nouvelle, une Annoncialion; mais les personnes pour lesquelles il travaillait, trouvant que ce tableau ne répondait pas à sa réputation, il y écrit «Titianus fecit». Ce tableau a été gâté par un peintre qui a voulu réparer quelques injures du temps.
En 1574; Henri III, revenant de Pologne pour monter sur le trône de France, visita le Titien dans sa propre maison.
Le Titien portait des vêtements distingués et avait un grand nombre de domestiques. Parvenu à la vieillesse la plus avancée et privé presqu'entiérement de la vue, il ne passait pas de jour sans faire quelque dessin avec du charbon et du plâtre et a laissé un petit nombre de dessins, quoiqu'il imitât tout d'après nature. La longueur de sa vie lui a permis de laisser un grand nombre d'ouvrages. Il copia quelquefois l'antique, mais il sut y donner de la vie et ôter l'air de l'imitation. Il retenait chez lui ses tableaux pendant longtemps et, les découvrant au bout d'un certain temps, il les corrigeait.
Une maladie contagieuse ayant éclaté à Venise, Titien ne put se sauver à Cadore, les passages étant fermés. Il mourut de la peste en 1576 à 99 ans. Quoique les funérailles fussent défendues, l'autorité permit qu'on lui en fît.
Description de ses obsèques où entrèrent beaucoup de figures représentant les principales actions du Titien.
Son fils cadet dissipa sa fortune.
Le défaut le plus frappant de l'Ecole Vénitienne, même de ses plus grands hommes, a été de faire pompe de la rapidité à peindre. On louait de cette rapidité le Tintoret qui, sans elle, eut été un beaucoup meilleur peintre.
On trouve peu de dessinateurs dans cette école, parce que le dessin est une science, que tout le génie du monde ne peut pas faire deviner. C'est une connaissance de faits qui exige beaucoup de patience et de réflexion. Titien savait fort bien dessiner; mais souvent pour se débarrasser plus vite d'un ouvrage, il se permit des négligences; malgré cela il est supérieur dans le dessin à tous les autres peintres de Venise, parce qu'il eut le bon esprit et la patience de peindre presque toujours d'après nature. Il imitait exactement ses effets, sans se rompre la tête à en rechercher les causes. C'est ainsi qu'il acquit un coloris admirable, partie dans laquelle ses bons tableaux sont au-dessus des ouvrages de tous les peintres.
Dans le dessin, Titien eut trois époques. D'abord, imitant ses maîtres, il fut sec dans les contours. Ensuite, sur les pas du Giorgion et en imitant le nature, il agrandit son style. C'est l'époque du Martyre de saint Pierre et de ses autres chefs-d'œuvre. Enfin, voulant donner de la liberté à son pinceau, il négligea le dessin et tomba dans un style ordinaire et quelquefois grossier.
Ses enfants sont plus beaux que ceux de Raphaël, du Dominiquin et de tous les autres peintres; il ne faut pour les bien peindre aucune exaltation de l'âme; il faut savoir choisir et imiter juste leurs mouvements gracieux, et leurs couleurs fraîches. Poussin ne se lassait pas d'imiter le Titien dans cette partie, et Fiammingo, qui eut tant de succès dans les figures d'enfants, apprit à les faire dans ses tableaux.
Il n'y a pas de doute que le Titien n'eût tout le talent nécessaire pour devenir un grand dessinateur; il savait imiter parfaitement la nature; il eût donc imité parfaitement l'antique s'il eût voulu étudier cette partie. Mais il voulait peindre vite et n'eut pas le temps de faire une étude solide du dessin.
Il parvint à une extrême vieillesse, il fut presque centenaire. Accoutumé à peindre, il travailla même lorsque sa vue ne lui permettait plus de distinguer assez bien les nuances des couleurs; il tomba alors dans un goût bas et trivial; mais en général, sa couleur est toujours belle.
Souvent il fut dur, parce qu'il voulut faire vite. Ses meilleurs ouvrages sont à Venise; on distingue, entre autres, une Venus du Palais Grassi dessinée et peinte dans son meilleur temps; mais son chef-d'œuvre est le célèbre Martyre de saint Pierre.
La recherche sévère que Pierre, dominicain et grand inquisiteur, faisait des hérétiques de son temps lui suscita des ennemis qui résolurent sa mort. Un nommé Carrin gagné par eux l'attendit dans un bois épais, entre Côme et Milan et l'assassina. Un frère Dominique, son compagnon, blessé à mort, eut encore la force de fuir; Pierre prêt d'expirer et ne pouvant achever de prononcer le Credo, en trace les lettres sur la terre avec le doigt trempé dans son sang. Le trait est de 1252.
Dans ce tableau, le Titien est grand dessinateur et grand coloriste. Il semble qu'il se soit surpassé lui-même; toutes les parties sont étudiées d'après la nature et cependant il est peint avec une telle franchise qu'on le dirait fait sans travail.
En général, Titien terminait peu; mais avec un petit nombre de coups de pinceau, il exprimait autant que le Corrège avec toute son attention. Le Titien, dans son petit nombre de coups de pinceaux, est tout raison et tout imitation de la nature. Ses draperies sont légères et ont même de l'idéal; mais elles présentent trop de minuties et de petits morceaux. Ses paysages sour, au premier rang. On trouve chez lui certains coups de pinceau hardis qui, s'ils étaient dans les tableaux du Corrège, en augmenteraient la beauté. Enfin, personne n'a su comme lui faire usage des demi-teintes, tirant sur la couleur de sang, qui, dans ses tableaux, comme dans la nature, font un si bel effet.
Coloris du Titien
Nous avons si peu de tableaux de Giorgion qu'on peut à peine conjecturer jusqu'où allait son talent. Si le Titien prit de lui sa manière de colorer, on peut dire du moins qu'il la posséda comme s'il l'avait créée. Il fut le premier, depuis la renaissance des arts, qui sut se servir avantageusement de l'idéal dans les différentes couleurs des vêtements. Avant Giorgion et lui toutes les couleurs s'employaient indifféremment et presque toutes tes draperies se peignaient avec le même degré de clair et d'obscur. Ces deux grands peintres connurent que le rouge fait venir les choses en avant, que le jaune attire et retient les rayons de la lumière, que l'azur est par lui-même une ombre et peut s'employer avec beaucoup de succès, pour faire des grandes masses d'obscur. Ils connurent aussi les effets des couleurs sucoso, et ils firent les applications les plus heureuses de ces observations. Titien sut donner aux ombres et aux demi-teintes la même grâce, la même clarté de ton, et la même beauté de couleur qu'aux parties éclairées. Il sut exprimer avec le secours d'un très grand nombre de demi-teintes la différence d'une peau transparente à une peau grossière. Il sut représenter l'effet que la graisse produit sous la peau, en mélangeant la couleur de jaune et de noir; il parvint, enfin, à imiter avec l'exactitude la plus rigoureuse la couleur véritable de chaque partie du corps humain et des divers objets de la nature.
Les parties transparentes sont d'une couleur plus indécise que les parties opaques. La lumière s'arrête dans celle-ci et traverse celles-là; il sut rendre cet effet si difficile à imiter.
Les peintres allemands, flamands, hollandais ont eu un meilleur coloris que ceux de l'École Romaine; Rubens et Van Dyck améliorèrent beaucoup leur goût, dans le coloris, en peignant des velours et des étoffes de soie et en faisant le portrait.
Rubens devint si amoureux des reflets et des accidents de lumière qu'il avait observés dans ces objets, qu'il faisait les chairs luisantes comme du satin. Il avait étudié le Titien dont le goût, cependant, était peu compatible avec le sien, parce que le coloris du peintre vénitien est admirable et varié et ne pêche jamais contre l'harmonie générale; tandis que Rubens ignora l'harmonie. Quand il voulait la pratiquer il rassemblait seulement les couleurs, les faisant réfléchir les unes dans les autres, n'avant pas observé que les couleurs offensent la vue quand elles ne s'accordent pas bien entr'elles.
Du clair-obscur du Titien
Quelques amateurs ont dit que le Titien avait inventé une espèce particulière de clair-obscur et que c'est de là que vient l'effet admirable de ses tableaux. C'est le même genre d'erreur qui a fait dire à d'autres personnes que le Corrège était le meilleur coloriste ou que Raphaël avait présenté les plus belles figures. C'est confondre des qualités admirables, mais très distinctes. Souvent on peut augmenter le plaisir que donnent ces qualités admirables, en apprenant à les distinguer.
On dit, en Italie, pour louer le Titien que ses figures paraissent de chair vivante; c'est reconnaître l'excellence de son coloris. On dit, pour exprimer l'admiration qu'inspire le Corrège, qu'on croit pouvoir passer la main entre les objets que ses tableaux représentent.
Qu'est-ce que cela a de commun avec le coloris? On peut produire cet effet par un simple dessin au crayon noir et autre par un simple mélange de couleurs sur la palette.
Ce que le Titien a de particulier dans le clair-obscur dérive uniquement de son exactitude à imiter le coloris de la nature; il observa avec une grande justesse l'altération que les ombres font subir aux couleurs; il sut donner aux parties obscures le même ton qu'elles ont dans la nature et ainsi à force d'être bon coloriste, il produisit quelquefois de beaux effets de clair-obscur. C'est ainsi qu'en imitant exactement la nature, il parvint presque à la variété continue qui fait tant de plaisir dans le Corrège; mais il y parvint par un chemin opposé à celui de l'idéal.
Dans son Christ au Tombeau, on admire l'ombre au fond de laquelle il a placé la figure vénérable de Jésus.
Est-il besoin d'avertir que Titien fut grand dans le clair-obscur, comme le Corrège dans le coloris? Ces grands hommes n'ont eu des parties médiocres que comparés les uns aux autres; mais ils ont toujours été supérieurs à tout le reste. C'est ainsi que le dessin de Raphaël paraît parfait, tant qu'on n'a pas étudié le Torse du Belvédère et l'Apollon.
De l'idéal du Titien
Il en eut peu dans le dessin, un peu plus dans le clair-obscur et beaucoup dans le coloris, parce qu'il avait bien connu le caractère et le degré de chaque couleur, ainsi que l'endroit d'un tableau où elle pouvait produire le meilleur effet. La science de couvrir une figure d'une draperie rouge ou azur n'est pas si facile qu on le pense, et c'est en cela que triomphe le Titien.
Il entendit aussi très bien l'harmonie des couleurs qui est une partie de l'Idéal, et une de ces choses qu'on n'aperçoit pas dans la nature, si auparavant on ne s'en est pas fait une idée exacte.
On en peut dire autant du clair-obscur, puisque la dégradation de la lumière n'a pas, en peinture, la même force que dans la vérité. Qu'on se figure un atelier éclairé par une fenêtre de la même grandeur qu'un tableau. Cette fenêtre composée de grandes glaces très bien jointes entr'elles. Ces glaces parallèles a la toile du tableau, et enfumées de manière que le soleil ne perce presque pas dans les endroits qui correspondent aux grandes ombres du tableau, qu'il perce un peu plus vis-à-vis des demi-teintes et enfin que sa lumière arrive pure aux parties éclairées.
On verra un effet magique, on s'apercevra que la peinture n'a pas de vraie lumière à sa disposition et l'on sentira nettement l'observation qui, chez les grands peintres, a servi de base aux sciences du clair-obscur et. du coloris. Cette expérience a été faite en Sicile par des Anglais.
Dans l'art de plaire a l'œil par l'harmonie des couleurs, l'imitation pure est de peu d'utilité, si elle n'est pas guidée par un peu d'Idéal. Voyez les peintres flamands vulgaires, ils sont copistes parfaits, mais le caractère du Titien -ne le portait pas à exceller en ce genre.
Ses premières compositions furent symétriques suivant la mode de son temps. La seconde manière fut un peu plus svelte mais sans règles particulières. On dirait que, dans les tableaux qu'il fit ensuite, il ne songea pas seulement au sujet qu'il peignait, quoique par hasard on y trouve quelque expression. Souvent, il mit des portraits dans ses tableaux, ce qui y jette de la froideur; en général, a suivi simplement la nature, sans trop chercher l'expression.