La conception de Spengler

Jacques Dufresne
. Autant Spengler admire l?homme prédateur primitif qui met à contribution son regard d?aigle et ses mains d?artisan pour assurer sa survie et celle de son espèce, dans le cadre restreint où il est exposé à la plus dure nécessité biologique, autant il se montre sévère pour le prédateur contemporain, le «prêtre-expert de la Machine».


Oswald Spengler ou les dernières heures de la civilisation faustienne

Parmi les ouvrages de réflexion sur la technique qui ont précédé le livre fondateur de Jacques Ellul, La technique ou l'enjeu du XXe siècle (1954), on remarque, parus à peu près au même moment, L'homme et la technique d'Oswald Spengler (1931), Technique et civilisation, de Lewis Mumford (1934), et Meditacion de la technica d'Ortega y Gasset (conférences prononcées en 1933 et publiées en 1939).
Si l'on rassemblait les meilleurs passages de chacun de ces ouvrages, on aurait de la technique une vue d'ensemble et on n'aurait aucune peine à y retrouver les principales idées de Jacques Ellul, aussi bien sur la technique en tant que système que sur les lois de ce système. Nous nous limiterons ici à repérer et à expliciter dans les deux premières oeuvres les passages les plus susceptibles de nous aider à comprendre l'état actuel de la technique, et plus précisément les NTIC.

Spengler a fait l'éloge de l'homme en tant que prédateur dans un livre paru en Allemagne en 1931 sous le titre de L'homme et la technique. Dans le même ouvrage, l'auteur du Déclin de l'Occident donne cette définition tranchante et troublante de la technique: la main armée. En outre, Spengler vivait à Munich, la ville de Hitler. Cette coïncidence a jeté sur l'ensemble de la pensée de Spengler un discrédit bien compréhensible mais néanmoins regrettable. Autant Spengler admire l'homme prédateur primitif qui met à contribution son regard d'aigle et ses mains d'artisan pour assurer sa survie et celle de son espèce, dans le cadre restreint où il est exposé à la plus dure nécessité biologique, autant il se montre sévère pour le prédateur contemporain, le «prêtre-expert de la Machine». La hiérarchie, à l'origine, la soumission du faible au fort, s'accompagnait d'une coopération intelligente, d'une espèce de camaraderie, d'un ordre voisin de celui que l'on observe aujourd'hui dans le domaine du sport. «À présent, nous dit Spengler, depuis le XVIIIe siècle, d'innombrables «Mains» oeuvrent à des choses dont l'intérêt véritable dans la vie (même en ce qui les concerne) leur échappe totalement, et dans la création desquelles ces «Mains» n'ont par conséquent aucune part intime. Une stérilité de l'esprit prend naissance et se propage, une uniformité glaciale, sans relief ni profondeur. Et l'amertume s'éveille à l'encontre de la vie dont profitent exclusivement ceux qui sont doués, les créateurs-nés. Les hommes ne sont plus en mesure de discerner, ni de comprendre que le travail des chefs est le plus difficile, ni que leur vie à eux est tributaire du succès de ce travail. Ils ressentent simplement, d'une manière confuse, que ce travail satisfait ceux qui s'y consacrent, harmonisant et enrichissant leur âme, et c'est pourquoi ils les haïssent» . Voilà des lignes prophétiques évoquant la haine des masses allemandes, haine qui aurait pu trouver un champ d'action aussi bien dans le communisme que dans le nazisme.

Notre propos n'est toutefois pas de justifier ou de réhabiliter Spengler - mais de tirer des leçons de ses analyses et de ses réflexions. Sa thèse est que grâce à son intelligence, elle-même associée à son oeil et à sa main, l'homme a pu être le prédateur des prédateurs, et tout au long de son histoire, le maître de la technique entendue comme tactique de survie et de domination. Spengler est aussi amené à distinguer la technique non seulement de la Machine, mais de l'instrument, de l'outil en général: «Il y a d'innombrables techniques dans lesquelles aucun instrument n'intervient: par exemple, celle d'un lion imposant sa supériorité à la gazelle, ou celle de la diplomatie; ou, encore, la technique administrative qui consiste à maintenir l'intégrité formelle et fonctionnelle d'un État en vue des luttes de la politique. Il y aussi les techniques de la guerre des gaz et de la guerre chimique. Toute confrontation avec un problème crée le besoin d'une technique appropriée. Il y a une technique du coup de pinceau du peintre, de l'équitation, de la navigation aérienne. C'est toujours une question de comportement intéressé, dirigé vers un but, mais jamais de choses ni d'objets» (Oswald Spengler, L'homme et la technique, Idées NRF Gallimard, 1969, pp. 153-154).

Quand Ellul dira plus tard que la technique est une méthode pour bien la distinguer de la Machine, il rejoindra donc Spengler. Mais c'est l'oeil et la main du prédateur qui doivent retenir notre attention. Se mettre en position de toujours voir l'ennemi avant d'être repéré par lui et ensuite de saisir une arme pour l'attaquer, tels furent les comportements humains fondamentaux. À l'oeil est associée la recherche des causes et des effets qui se déploiera au fur et à mesure de l'évolution de l'humanité dans la contemplation et la science. À la main est associée l'action et par suite, les moyens et les fins.

Et voici l'homme contemporain qui n'est plus que regard. Hélas! nous dit Spengler, ce regard n'est pas celui de l'homme fort qui règne sur son petit royaume entouré de ses subordonnés-camarades, c'est celui du faible qui subit le spectacle, au moyen duquel le prédateur intellectuel d'aujourd'hui, le prêtre-expert, obtient la soumission de la multitude.

Spengler rappelle - préfigurant Ellul ici encore- que l'inventeur ne se soucie nullement des effets, bons ou mauvais, de ses découvertes. «En réalité, la passion qui habite l'inventeur n'a aucun rapport, de quelque ordre que ce soit, avec ses conséquences. C'est sa raison de vivre personnelle, sa propre joie et sa propre douleur. C'est essentiellement en soi et pour soi que l'inventeur jouit de son triomphe sur les provocantes énigmes de la nature, comme de la gloire et de la richesse qui s'ensuivent. Que sa découverte soit utile ou périlleuse, féconde ou destructrice, il s'en moque comme de la première pluie» (ibid., pp. 148-149).

On est préoccupé aujourd'hui par le chômage que l'automation et la concurrence des pays en développement provoquent dans les pays riches. À l'époque où écrivait Spengler, c'est la substitution du pétrole au charbon, comme source d'énergie, qui provoquait des tragédies sociales de même nature dans plusieurs pays du monde. «De telles considérations, se demande Spengler, ont-elles jamais incité un inventeur à supprimer une seule découverte' Celui qui se l'imaginerait connaîtrait bien mal la nature de bête-de-proie inhérente à l'homme» (ibid., p. 150). Quant aux masses, elles sont réduites au rôle de spectateurs devant ces événements dont elles doivent aussi supporter les conséquences.

Guy Debord savait-il qu'il faisait écho à Spengler quand dans La société du spectacle il écrivait: «Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes médiatisées par des images» (Guy Debord, La société du spectacle, Buchet/Chastel, Paris, 1972, p. 10).

C'est Descartes lui-même qui a été le premier théoricien de ce rapport social. À la fin de sa célèbre explication de l'arc-en-ciel, il écrit: «Et ceci me fait souvenir d'une invention pour faire paraître des signes dans le ciel, qui pourraient causer grande admiration à ceux qui en ignoreraient les raisons». Suivent une série de conseils techniques indiquant la façon de produire un spectacle propre à assurer la gloire de son invention, de même que celle du prince qui lui paie une pension. Au moyen de fontaines disposées en série et savamment construites où couleraient des huiles et des alcools à la place de l'eau, «on pourra faire, précise Descartes, que ce qui paraîtra coloré ait la figure d'une croix ou d'une colonne, ou de quelque autre chose qui donne sujet à l'admiration». Mais à quoi bon, ajoute le philosophe, se donner la peine de produire un spectacle aussi ingénieux si l'on ne peut pas l'offrir à tout un peuple' «Mais j'avoue qu'il y faudrait de l'adresse et de la dépense, afin de proportionner des fontaines, et faire que les liqueurs y sautassent si haut, que ces figures pussent être vues de fort loin par tout en peuple, sans que l'artifice s'en découvrît» (Oeuvres et lettres de Descartes, Paris, La Pléiade, 1958, pp. 243- 244).

À deux reprises, Descartes précise que l'effet désiré, la fascination du peuple, suppose que ce dernier ignore aussi bien les raisons du prodige que son caractère artificiel.

Cette double ignorance qui donne à l'image fabriquée l'apparence et le prestige miraculeux d'un phénomène naturel unique fait partie des conditions d'existence de la télévision: «La télévision est un écran entre le réel et nous alors que le téléspectateur croit qu'elle est l'écran sur lequel se projette le réel» (Jacques Piveteau, cité in Jacques Ellul, Le bluff technologique, Hachette, 1988, p. 395).

Pendant que l'homme spectateur en est réduit à utiliser son oeil d'aigle pour contempler l'étendue de sa soumission, que fait-il de ses mains' De ces mains qui façonnèrent et manièrent l'outil, qui firent preuve de dextérité, de doigté et furent souvent des mains de maître' Il s'en sert pour presser des boutons.

Oeil servile, main inutile. L'intelligence qui s'est toujours exercée en association avec ces deux sens ne risque-t-elle pas d'être réduite par la dévalorisation et l'inactivité de ces derniers à une léthargie témoignant d'une vie qui n'a plus rien d'humain.

Mais qu'est-ce qu'une vie humaine' Sur le strict plan biologique, l'adaptabilité de l'être humain est prodigieuse. Une espérance de vie demeurant élevée dans les milieux les moins naturels accrédite l'idée rassurante que l'homme peut vivre impunément n'importe où et n'importe comment. Les téléspectateurs vivent peut-être plus longtemps que les bûcherons.

La grande question dont dépend ultimement notre attitude face à la technique est de savoir si l'être humain n'a pas déjà été façonné et fasciné par la technique et la société du spectacle au point de ne plus désirer pour lui-même non ce qui lui fait le plus grand bien, mais ce qui lui demande le moins d'effort et lui impose le moins de souffrance. «La menace redoutable que l'adaptabilité fait peser sur nous quand elle s'applique à notre espèce, dans un contexte purement biologique, consiste en ceci qu'elle implique trop souvent une acceptation passive de situations qui, en réalité, ne constituent pas un bien pour l'humanité. Les critères admis sont, de plus en plus, ceux qui correspondent au type d'existence humaine le plus inférieur, et ceci simplement pour que la société demeure dans une paix qui est en réalité une léthargie. Le «milieu idéal» tend à devenir celui dans lequel l'homme jouit du confort matériel, mais oublie peu à peu les valeurs qui donnaient tout son prix à la vie humaine» (René Dubos, L'homme et l'adaptation au milieu, Paris, Payot, 1973, p. 264).

Par rapport à Spengler, et même par rapport à Mumford et à Ellul, l'auteur de ces lignes sur l'adaptabilité est plutôt optimiste dans ses analyses des rapports de l'homme avec la technique. Là où Dubos ne voit que de sérieuses raisons de s'inquiéter, Spengler aperçoit les prodromes de l'apocalypse. Croyant discret et serein, Dubos n'a jamais cessé de penser que l'homme est capable de vivre en harmonie avec la nature comme il l'a fait autour des monastères cisterciens au Moyen Âge et auparavant en Arcadie.

S'il existe une divinité pour Spengler, elle ne lui donne aucun espoir de cette nature. Il voit la civilisation Faustienne poursuivre son cycle fatal comme l'avait fait avant elle ce qu'il appelle les hautes cultures. Cette civilisation Faustienne, vouée à la domination vengeresse de la nature par l'homme, Spengler en voit l'origine dans les monastères du Moyen Âge voisins de ceux où Dubos a vu naître le sens et le souci de l'harmonie avec la nature. Pour Spengler, Roger Bacon ou Albert le Grand furent les premières bêtes de proie intellectuelles. «Elles s'imaginaient être à la recherche de la connaissance de Dieu: et pourtant, ce qu'elles s'acharnaient à isoler, à saisir et à utiliser à leur profit, c'étaient les forces de la Nature inorganique, c'est-à-dire l'énergie intangible se manifestant dans tout ce qui arrive. Cette science Faustienne, et elle seulement, constitue la dynamique, par contraste avec la Statique des Grecs et l'Alchimie des Arabes. Elle s'attache aux forces, non aux matières. La masse elle-même est considérée comme une fonction de l'énergie» (L'homme et la technique, op. cit., p. 143).

Jusqu'à l'apparition des bêtes de proie intellectuelles dont Goethe et Descartes seront le modèle, l'homme dans ses réactions au défi de la nature respectait une mesure qui lui était au fond bénéfique parce qu'elle empêchait qu'il ne soit poussé par une volonté de puissance débridée à détruire son propre milieu de vie.

Le rationalisme a libéré la volonté de puissance en faisant apparaître la possibilité d'améliorer à l'infini les méthodes de production. Au même moment, est apparue l'idée que le salut de l'homme serait mieux assuré par l'amélioration des conditions extérieures que par la grâce descendant vers l'homme, quelles que soient les conditions dans lesquelles il se trouve.

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