Destin et responsabilité morale dans le stoïcisme
On peut adresser deux critiques à cette réponse de Chrysippe. La première est qu'elle se fonde sur une physique archaïque ignorant le principe d'inertie. D'après sa comparaison du comportement humain au mouvement physique, le choc se borne à impulser le mouvement mais il n'exerce plus aucun effet par la suite, la trajectoire dépendant alors de la seule configuration géométrique du corps. «L'objet de cette analogie», note J.-J. Duhot, «est d'illustrer le fait que, tout comme l'impulsion initiale du mouvement, la représentation provoque en nous une réaction, mais n'a aucun effet sur la nature de cette réaction. Si on la resitue dans le cadre de la physique grecque, la comparaison de Chrysippe est excellente, alors qu'elle ne veut plus rien dire dans notre conception physique, pour laquelle, en raison de l'inertie, la force de l'impulsion initiale entre dans la détermination du mouvement. L'absence d'inertie éliminant toute influence de l'impulsion sur la nature de la chute, la trajectoire n'a qu'une source de détermination, la forme du mobile, qui fait que le cylindre roule et que le cône tourne. Si le cylindre roule, ce n'est pas parce qu'on l'a poussé, mais en raison de sa forme cylindrique. L'impulsion a pour unique effet de déclencher la chute, et la trajectoire est entièrement déterminée par le mobile lui-même» (4). Interprété à l'aune de la physique moderne, l'exemple de Chrysippe irait à l'encontre de son intention: le choc (la sensibilité) ne cesse de déterminer le mouvement (l'action). Sa comparaison ne vaut que dans un référentiel pré-galiléen, remarque tout à fait judicieuse qui permet d'en éclairer le sens. Mais outre que le reproche est anachronique, il n'entame pas la pertinence de la solution de Chrysippe. Comme l'a montré Leibniz, son raisonnement peut en effet être adapté à la physique moderne, respecter le principe d'inertie et conserver sa pertinence philosophique. Des corps qui recevraient constamment la même quantité de mouvement (tels, par exemple, des bateaux entraînés par le courant d'un fleuve) iront plus ou moins vite selon leur moindre ou plus grande inertie, différence symbolisant, d'après la Théodicée, leur moindre ou plus grande vertu (5). C'est une manière d'établir, dans le cadre de la science moderne, que la raison principale du devenir d'un être lui est intérieure. Ne jetons donc pas la pierre sur la comparaison chrysippienne, qui a le mérite d'illustrer une idée essentielle à la liberté: le principe de nos actions n'est pas les représentations sensibles qui nous affectent mais le jugement que nous portons sur elles. Conformer ce jugement à la raison, c'est être libre.
La seconde critique est philosophiquement plus décisive. Chrysippe a raison de dire que nos actions dépendent moins, en définitive, des circonstances extérieures que de notre nature physique et psychologique, mais dans un monde où «toutes choses dépendent du destin», cette nature est-elle moins déterminée que les autres phénomènes? Dire que le naturel dépravé suit nécessairement les sollicitations sensibles, n'est-ce pas affirmer une nouvelle forme de déterminisme psychologique? Et Chrysippe ne réintroduit-il pas en définitive la nécessité qu'il voulait combattre? Ces questions se réduisent à celle-ci: la conception stoïcienne de la liberté surmonte-t-elle l'épreuve de l'argumentation morale antifataliste? Engageant le sens du fatalisme ancien, ce problème complexe divise toujours les interprètes. Nous ne prétendons pas lui apporter de réponse définitive, l'objet de notre recherche étant le fatalisme moderne. Tout au plus pouvons-nous délimiter le champ des interprétations et indiquer celles qui nous semblent les plus dignes de foi. On peut distinguer trois types de jugements, dont le premier est le plus hostile. Le stoïcisme échouerait à préserver la liberté et la responsabilité. Sa physiocratie transcendantale résout le caractère aux déterminismes physiques: notre nature n'est pas moins l'oeuvre du destin que les autres phénomènes (6). Déterminés jusque dans notre intériorité, nous serions les instruments passifs de la toute-puissante fatalité. Nous rejetons cette interprétation qui occulte la «liberté du jugement» défendue par les stoïciens (cf. l'autre notice sur le fatum stoicum). La seconde interprétation est plus intéressante. Elle s'accorde en partie avec la première: si la réponse de Chrysippe à l'argumentation morale antifataliste n'établit pas la liberté de l'homme, elle préserve sa responsabilité. Qu'il soit cylindre ou cône, fou ou sage, asservi par les passions ou affranchi par la raison, l'individu n'en est pas moins la cause de ses actes de sorte que ceux-ci, bons ou mauvais, peuvent légitimement lui être imputés. Dans la perspective de l'ancien stoïcisme dont Chrysippe est le principal pilier, seuls Dieu et le sage sont libres à proprement parler: le premier parce qu'il est la ratio recta et perfecta, et le second, parce qu'il s'identifie à elle par la constance du penser et de l'agir (7). Individualité exceptionnelle et héroïque, le sage stoïcien définit un type asymptotique, idéal vers lequel l'humanité doit tendre sans pouvoir l'atteindre. Mais le fait que la quasi-totalité des hommes agissent non-librement ne les empêche pas d'agir spontanément, conformément à leur nature et à leurs jugements, et d'être par conséquent la «cause principale» de leurs actes (8). Nous apprécions cette interprétation, qui a le mérite d'établir que la distinction du cône et du cylindre engage moins la question de la liberté que celle de la responsabilité. Mais elle implique une troisième interprétation: le stoïcisme parvient également à maintenir la responsabilité et la liberté de l'homme, si celle-ci n'est pas l'enjeu de la distinction de Chrysippe. Par la pratique de la philosophie morale, il est donné à chacun d'émender et de parfaire son caractère inné. Si notre nature est le principe de nos actions, elle en est également l'objet, réciprocité sans laquelle l'éthique, la parénétique et les exercices de l'éthique seraient absurdes et insensés. Mais comment concilier l'affirmation du destin avec celle de la liberté morale? La question ne présente aucune difficulté pourvu qu'on ne confonde pas le fatalisme stoïcien et le nécessitarisme des modernes. Rappelons et prolongeons les acquis du premier chapitre. S'identifiant à la raison divine, le fatum stoicum détermine moins les événements que leur enchaînement: génial chef d'orchestre, il harmonise dans le grand concert de l'univers les interactions des étants dont chacun est doué d'un dynamisme propre en tant qu'expression de la raison divine. Tel est le sens de la distinction établie par Chrysippe entre les «causes principales» et les «causes auxiliaires». L'adage «tout arrive selon le destin» signifie simplement que tout arrive en vertu d'une cause antécédente. Mais si la cause antécédente détermine l'occurrence de l'événement, elle ne détermine pas l'événement lui-même, qui dépend de la seule spécificité de la chose affectée. Rien n'est donc plus éloigné de Chrysippe que le déterminisme laplacien: son fatalisme apparaît «moins comme le lien de causalité des événements successifs, que comme le concours harmonique d'agents produisant spontanément leurs événements», écrivait E. Bréhier (9). Loin d'exclure la spontanéité des êtres, le destin la suppose en tant qu'il assure leur coordination systématique. Contrairement à la nécessité de Hobbes ou de d'Holbach, le fatum stoicum n'est donc pas une réalité mécanique qui détermine passivement les hommes: il laisse subsister leur liberté morale, leur capacité à formuler des jugements rationnels et à perfectionner leur âme. Cette thèse fonde le principe de l'éthique stoïcienne: si le destin nous impose comme une fatalité irrémédiable l'existence des «choses qui ne dépendent pas de nous» (i.e., l'ensemble des causes auxiliaires), il nous réserve la jouissance de l'essentiel: la raison, la vertu et «tout ce qui dépend de nous». La liberté morale est dans l'ordre du destin. Contrairement à ce qu'ont prétendu ses adcersaires, le stoïcisme est une philosophie de la liberté et de la responsabilité.
Notes
(1) CICERON, Traité du destin, XVII, 39-XIX, 45; AULU-GELLE, Les Nuits attiques, VII, 2.
(2) CICERON, Traité du destin, XVIII, 41, sqq. Sur cette analyse des causes stoïciennes, cf. J.-J. DUHOT, La conception stoïcienne de la causalité, Paris, Vrin, 1989, p. 167-190 et 269.
(3) Depuis LEIBNIZ (Théodicée, III, 332), on prétend souvent le contraire: le cylindre figurerait l'homme rationnel qui obéit d'autant mieux à Dieu qu'il s'arrache promptement à sa position de repos. Nous ne souscrivons pas à cette interprétation pour trois raisons. 1/ Dans le Traité du destin de Cicéron, la métaphore de Chrysippe vise à établir que l'homme peut résister aux «chocs» de la sensibilité et que ceux-ci ne nécessitent pas son assentiment. Or, c'est précisément cette constance que suggère l'image du cône tournant sur lui-même. 2/ Dans Les Nuits attiques d'AULU-GELLE (VII, 2, 11) n'apparaît que le «cylindre», et ce, pour décrire le comportement des criminels. Plus que Cicéron, Aulu-Gelle est un témoin fidèle de Chrysippe, qu'il cite dans le texte grec. Il y a lieu de prêter attention à son témoignage. Un passage est révélateur: «Car s'ils (les hommes) ont été façonnés par la nature dès l'abord pour la santé et l'utilité, ils franchissent toute cette violence du destin qui les attaque de l'extérieur sans trop d'obstacles et de difficultés. Si au contraire, ils sont rudes, maladroits et grossiers, et ne sont pas soutenus par l'appui d'une bonne éducation, même s'ils ne subissaient qu'un assaut faible ou nul de désagréments dus au destin, ils se ruent cependant dans des fautes et des erreurs continuelles d'un élan spontané, du fait de leur gaucherie» (VII, 2, 8, op. cit., p. 85). D'une part, donc, la vertu qui subit de grands chocs en étant à peine ébranlée, et, d'autre part, l'hyper-réactivité du vice qui, au moindre choc de la sensibilité, se précipite dans le mal. Dans sa mobilité, le cylindre symbolise le vice: il suffit qu'on l'abandonne à lui-même pour qu'il roule vers le bas. 3/ Enfin, dans la conscience antique, le mouvement de rotation (cône) était jugé ontiquement supérieur à celui de translation (cylindre). Il nous semble donc que le cylindre chrysippien doit être interprété comme la figure du méchant. On a pu croire le contraire pour deux raisons. La première tient à la Théodicée, mais nous verrons au VIe chapitre que Leibniz est un témoin peu fiable, sur ce point, de Chrysippe dont il altère considérablement la métaphore, notamment en attribuant à ce philosophe d'avoir distingué des cylindres «uni» et «raboteux» et assigné cette différence inertielle à l'imperfection de la matière. La seconde raison de la méprise est due à la contamination de la comparaison de Chrysippe par l'imagerie du sage guidé par le destin et du chien entraîné par le chariot (cf. les textes cités n. 51-53 de notre Ier chapitre): le cylindre irait dans le sens de Dieu. Mais c'est un contresens, précisément parce qu'il n'est pas question, dans ces textes d'Aulu-Gelle et de Cicéron, de suivre le destin, mais de résister à la sensibilité par l'usage de la raison: preuve en est, ils visent précisément à disculper le destin de la responsabilité des mauvaises actions.
(4) J.-J. DUHOT, La conception stoïcienne de la causalité, op.cit., p. 173-174.
(5) LEIBNIZ, Théodicée, 30, 335 (op. cit., p. 121-122 et 315) et La cause de Dieu, 71 (ibid, p. 438).
(6) C'est par exemple l'opinion de J. B. GOULD, «The Stoic Conception of Fate», Journal of the History of Ideas, vol. XXXV, janvier-mars 1974, p. 17-32: «The stoic conception of fate is one with which the notion of human responsibility is incompatible» (ibid, p. 32).
(7) DIOGENE LAERCE, VII, 121, Vies et opinions, op. cit., p. 863.
(8) Cf. J.-J. DUHOT, La conception stoïcienne de la causalité, op. cit., p. 262: «L'argumentation de Chrysippe vaut pour la responsabilité, mais non pour la liberté». Elle préserve les «choses en notre pouvoir», répondant ainsi à l'argument moral antifataliste, mais elle ne se prononce par sur la liberté, qui est l'apanage du sage.
(9) E. BREHIER, Chrysippe et l'ancien stoïcisme, 2e éd. revue, Paris, P.U.F., 1951, p. 193-194.