La négation épicurienne du destin

Christophe Paillard
Pour l'épicurisme, nous sommes toujours libres d'être heureux; ni la fortune ni la fatalité ne dirigent les actions du sage qui pense vrai que notre destin n'est pas écrit dans les cieux.
L'épicurisme se singularise par rapport à tous les autres systèmes de l'Antiquité en niant l'existence du fatum: cette philosophie rejette l'éternelle prédétermination de la temporalité au nom du hasard et de la liberté. Épicure aurait rédigé un traité Du Destin, qui n'a hélas pas survécu au naufrage généralisé des livres de l'Antiquité (1). Lui-même n'évoque qu'une fois l'heimarménè dans le corpus qui nous a été transmis (2). Pour se faire une idée de sa doctrine, il convient de compléter ces sources lacunaires par le témoignage du De Natura Rerum de Lucrèce. La seule occurrence de la «fatalité» sous sa plume est la péroraison de la Lettre à Ménécée, qui résume avec vigueur la méthode épicurienne du bonheur en dressant le portrait du sage en homme souverainement libre et bienheureux:

«Qui, alors, estimes-tu supérieur à celui qui a sur les dieux des opinions pieuses (I), qui, à l'égard de la mort, est constamment sans crainte (II), qui s'est rendu compte de la fin de la nature, saisissant d'une part que la limite des biens est facile à atteindre et à se procurer (III), d'autre part que celle des maux est ou brève dans le temps ou légère en intensité (IV), qui se "moque" de ce que certains présentent comme le maître de tout, "le destin, disant, lui, que certaines choses sont produites par la nécessité", d'autres par le hasard, d'autres enfin par nous-mêmes, car il voit que la nécessité est irresponsable, le hasard instable, mais que notre volonté est sans maître, et qu'à elle s'attachent naturellement le blâme et son contraire (mieux vaudrait, en effet, suivre le mythe sur les dieux que de s'asservir au destin des physiciens: car, avec l'un se dessine l'espoir de fléchir les dieux en les honorant, mais l'autre ne comporte qu'une inflexible nécessité).» (3)

Épicure récapitule les conditions qu'il avait précédemment énoncées à Ménécée: pour connaître le bonheur, l'homme doit recourir au «quadruple remède» (tetra pharmakon) de la philosophie, c'est-à-dire se délivrer de la crainte des dieux, de la crainte de la mort, de la crainte de ne pouvoir connaître le bonheur et de la crainte de la douleur. L'originalité de ce passage est de réduire ces quatre conditions négatives à une condition positive, la «condition suprême du bonheur et du savoir: la liberté». Comme le note Marcel Conche, «pour se libérer des opinions fausses sur les dieux et sur l'âme, sur le plaisir et la douleur (...), il faut se croire libre; il faut nécessairement être persuadé que certaines choses sont en notre pouvoir» (4). Pour conduire sa vie d'après les principes de la nature et de la raison, l'individu doit préalablement avoir acquis l'intime conviction de sa capacité à se libérer des préjugés et des croyances superstitieuses, conviction que toute l'épicurisme vise à lui insuffler. Épicure distingue dans ce texte trois genres de causalité: la nécessité des causes physiques, le hasard à l'oeuvre dans la nature et dans les choses humaines, et la liberté de l'homme. Si cette tripartition semble héritée de Platon et d'Aristote, l'épicurisme lui donne un sens particulier: le hasard est créateur. Ce qui retient ici notre attention, c'est la dernière phrase du texte, condamnant sans appel la «fatalité des physiciens». Qu'est-ce à dire? Deux interprétations sont possibles. Les «physiciens» désigneraient les stoïciens, pour lesquels la fatalité relève au premier chef de la physique. Plus probablement, Épicure vise Leucippe et Démocrite, dont l'atomisme proclame la nécessité universelle des phénomènes (5). Les deux interprétations ne sont pas incompatibles, le Jardin ayant combattu l'une et l'autre philosophies. Proprement stupéfiante est en revanche la dernière phrase du texte, comme on ne le remarque pas assez. Dans toute sa philosophie, Épicure ne cesse de dénoncer le mythe, qu'il juge absurde et contraire au bonheur. Dans la Lettre à Ménécée, il réprouve le «dieu du vulgaire», la croyance en l'enfer, en l'intercession des dieux et en la providence, etc. Or, il en vient paradoxalement à la fin de cette même lettre à admettre que le mythe de destin est préférable au concept philosophique de fatalité. Étonnante concession: ce texte est le seul de tout son corpus où il évoque favorablement la religion, le sacrifice et la prière! Ne nous laissons pas abuser par cet effet de perspective: la religion n'est réhabilitée qu'au titre de moindre mal. La clé du paradoxe réside dans la fin de la philosophie épicurienne, le bonheur, et dans son moyen, la liberté. Épicure reste sensible à la vertu psychologique du mythème de destin, qui préserve, certes partiellement et par des moyens illusoires, la liberté en donnant l'impression à l'homme de contrôler la temporalité par des moyens magio-religieux. A l'inverse, la croyance en l'inflexible «fatalité des physiciens» ne laisserait place qu'à un terrible désespoir en verrouillant l'avenir. Cette réfutation ressortit donc à la psychologie: la philosophie doit récuser toute doctrine niant la possibilité du bonheur, à commencer par le fatalisme. Sur ce point, Épicure est polémique: comme le prouve le fatum stoicum, la conviction de la fatalité ou de l'éternelle prédétermination des événements n'empêche pas l'homme de connaître la sérénité.

Plus probante est la négation de la fatalité par le hasard. On ne saurait en saisir le sens sans comprendre au préalable celui du «clinamen», qui distingue l'indéterminisme épicurien du déterminisme démocritéen (6). Le clinamen est la déclinaison spontanée et imprévisible de l'atome par rapport à la trajectoire verticale à laquelle l'assujettit sa pesanteur. Le De Natura rerum de Lucrèce expose clairement ce concept. Le clinamen répond à une double exigence, cosmologique et morale. D'une part, il permet de fonder le monde: sans ce pouvoir de déclinaison, les atomes, astreints au parallélisme des chutes verticales, n'eussent jamais pu se rencontrer pour former l'univers (7). Le tourbillon de Démocrite requiert l'intervention du hasard. Mais d'autre part et surtout, le clinamen rend possible l'humaine liberté: «si tout mouvement s'enchaîne toujours, si toujours d'un ancien naît un autre en ordre fixe et si par leur déclinaison les atomes ne prennent l'initiative d'un mouvement qui brise les lois du destin (quod fati foedera rumpat) et empêche les causes de se succèder à l'infini, (...) d'où vient, dis-je, cette volonté arrachée aux destins (fatis avolsa voluntas), qui nous permet d'aller où nous conduit notre plaisir et d'infléchir nous aussi nos mouvements, non pas en un moment ni en un lieu fixés mais suivant l'intention de notre seul esprit?» (8) Le fait de la liberté, la capacité de se mouvoir et de vouloir, présuppose, tant au plan cosmologique qu'ontologique, un pouvoir d'indétermination inhérent à la matière. Nous ne pourrions êtres libres si l'univers ne l'était ou s'il ne comportait une part irréductible de contingence. Rompant l'enchaînement fatal des causes, le clinamen enracine la liberté dans la nature. Il ne convient donc pas de confondre cette liberté épicurienne avec le libre arbitre de Descartes et des chrétiens, comme le remarque M. Cariou: «C'est beaucoup plus (...) une corrélation entre le clinamen et la force désirante d'un être vivant qu'établit le livre II (du De Natura Rerum), avec l'image du cheval impétueux qui brûle de s'élancer hors des barrières de son enclos, qu'une corrélation entre la déclinaison et quelque "libre arbitre rationnel". Car la volonté libre (...) n'est pas mue dans ce texte par la saine raison, mais par le seul désir, que le livre IV définira d'ailleurs comme un "présage de la volupté" (9). La liberté épicurienne n'est pas autonomie rationnelle mais spontanéité désirante: elle est cette force par laquelle l'homme rompt la tyrannie des séries causales. On pourrait songer que cette solution du problème du destin et de la liberté s'apparente à Aristote: l'une et l'autre philosophies ne réfutent-elles pas la fatalité par le hasard? Mais ce rapprochement est illégitime, le hasard n'ayant pas la même valeur dans les deux systèmes. Il est pour Aristote un principe déficient, qui gauchit et perturbe l'ordre de la nature en l'empêchant de se conformer à la raison. Pour Épicure, il est au contraire un principe créateur qui produit l'ordre de la nature. Conséquemment, il n'est question dans l'aristotélisme que d'une limitation de la fatalité: le fait que les déterminismes soient parfois tenus en échec, dans le monde sublunaire, par la contingence de la matière, ne les empêchent pas de régner de manière pure et parfaite dans le supralunaire, qui constitue l'essentiel de l'univers. L'ordre de la nature est globalement déterminé par la révolution du ciel: la fatalité existe. Par opposition, l'épicurisme nie le destin. Pour partie le fruit du hasard, l'ordre du monde n'est pas prédéterminé. L'intrusion du clinamen dans le jeu des causes naturelles rend l'avenir imprévisible: aussi la divination est-elle absurde. Si Épicure ne rejette pas l'existence des déterminismes physiques, il s'attache à en limiter l'extension. Comme le montre la péroraison de la Lettre à Ménécée, il reconnaît une «nécessité» à l'oeuvre dans l'univers. S'il admet que la chute verticale des atomes procède de la nécessité (10), il nie que l'ordre du monde en résulte nécessairement (11). L'imprévisible déclinaison des atomes brise la «fatalité» (l'absolue nécessité) en démantelant dès l'origine l'enchaînement des causes physiques. Résultant du libre jeu du hasard et de la nécessité, l'univers institue, dans son indétermination créatrice, le fondement inaliénable de l'humaine liberté (12). On pourrait croire cette solution étonnamment moderne: le clinamen n'anticipe-t-il pas l'indéterminisme de la physique quantique? Mais cette interprétation constitue un évident anachronisme: si Épicure adopte une attitude rationnelle en excluant systématiquement le mythe du champ des hypothèses explicatives de la nature, il s'appuie sur des intuitions philosophiques plutôt que sur une méthode scientifique. Elle constitue surtout un flagrant contresens. Le clinamen répond moins à une intention scientifique qu'à un impératif philosophique et moral: fonder la possibilité du bonheur en assurant l'homme de l'effectivité de sa liberté. Dans sa visée éthique et eudémonique, il est gouverné par une finalité subjective qui le démarque de la pure objectivité de la physique moderne. Reste que, dans toute l'Antiquité, l'épicurisme est la philosophie qui a le plus accordé à la liberté en lui sacrifiant la sacro-sainte fatalité du paganisme.


Notes
(1) DIOGENE LAERCE, Vies et opinions des illustres philosophes, X, 28.
(2) ÉPICURE, Lettres et Maximes, trad. M. Conche, nouv. éd. augmentée, Paris, P.U.F., 1987: cf. l'«Index des principaux termes».
(3) ÉPICURE, Lettre à Ménécée in Lettres et maximes, op. cit., p. 225 (les mots entre crochets sont restitués par Usener).
(4) M. CONCHE, «Introduction» aux Lettres et Maximes d'Épicure, op. cit., p. 79.
(5) Cf. la Lettre à Pythoclès, 90 où ÉPICURE nomme «physiciens» des philosophes atomistes (ibid p. 193 et n. 6).
(6) On sait cependant que les textes d'Épicure qui nous été transmis n'évoquent pas le clinamen, qui n'apparaît que chez ses disciples.
(7) LUCRÈCE, De Natura Rerum, II, 221-250.
(8) Ibid, II, 251-260: trad. J. Kany-Turpin, Paris, Garnier-Flammarion, 1998, p, 129.
(9) M. CARIOU, L'atomisme. Trois essais: Gassendi, Leibniz, Bergson et Lucrèce, Paris, Aubier Montaigne, 1978, pp. 47-48 et n. 49, p. 59.
(10) ÉPICURE, Lettre à Pythoclès, 92 in Lettres et Maximes, op. cit., p. 195.
(11) Ibidem, 90, p. 193.
(12) Grâce au hasard, la nature de LUCRECE est créatrice (natura creatrix): De Natura Rerum, 1, 629; II, 1116; V, 1632.

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