Lettre sur Mallarmé
Mais que dire, sur le seuil de ce livre, qu'il ne contienne, ou que je n'aie déjà exprimé, ou que tout le monde n'ait dit? - Ou que dire, qui ne soit pour moi-même difficile à expliquer sans longueur et sans minutie, et pour le public chose abstraite et pénible à lire?
Il m'est bien arrivé de conter çà et là divers souvenirs de notre Mallarmé; d'en restituer certaines intentions; de faire observer quelquefois l'étonnante durée de la résonance de sa parole dans le monde pensant, encore après tant d'années écoulées depuis sa mort. Mais je me suis toujours refusé, m'opposant une quantité de raisons puissantes, de composer un ouvrage qui traitât véritablement et absolument de lui. Je sens trop que je n'en pourrais parler à fond sans parler excessivement de moi-même. Son oeuvre me fut dès le premier regard, et pour toujours, un sujet de merveille; et bientôt sa pensée présumée, un objet secret de questions infinies. Il a joué sans le savoir un si grand rôle dans mon histoire interne, modifié par sa seule existence tant d'évaluations en moi; son action de présence m'a assuré de tant de choses, m'a confirmé dans tant de choses; et davantage, elle m'a intimement interdit tant de choses, que je ne sais enfin démêler ce qu'il fut de ce qu'il me fut.
Il n'est de mot qui vienne plus aisément ni plus souvent sous la plume de la critique que le mot d'influence, et il n'est point de notion plus vague parmi les vagues notions qui composent l'armement illusoire de l'esthétique. Rien toutefois dans l'examen de nos productions qui intéresse plus philosophiquement l'intellect, et le doive plus exciter à l'analyse que cette modification progressive d'un esprit par l’œuvre d'un autre.
Il arrive que l’œuvre de l'un reçoive dans l'être de l'autre une valeur toute singulière, y engendre des conséquences agissantes qu'il était impossible de prévoir (1), et qui se font assez souvent impossibles à déceler. Nous savons, d'autre part, que cette activité dérivée est essentielle à la production dans tous les genres. Qu'il s'agisse de la science ou des arts, on observe, si l'on s'inquiète de la génération des résultats, que toujours ce qui se fait répète ce qui fut fait, ou le réfute; le répète en d'autres tons, l'épure, l'amplifie, le simplifie, le charge ou le surcharge, - ou bien le rétorque, l'extermine, le renverse, le nie, mais donc le suppose, et l'a invisiblement utilisé. Le contraire naît du contraire.
Nous disons qu'un auteur est original quand nous sommes dans l'ignorance des transformations cachées qui changèrent les autres en lui; nous voulons dire que la dépendance de ce qu'il fait à l'égard de ce qui fut fait est excessivement complexe et irrégulière. Il y a des oeuvres qui sont les semblables d'autres oeuvres; il en est qui n'en sont que les inverses; il en est d'une relation si composée avec les productions antérieures, que nous nous y perdons et les faisons venir directement des dieux.
(Il faudrait pour approfondir ce sujet, parler aussi de l'influence d'un esprit sur soi-même, et d'une oeuvre sur son auteur. Mais ce n'est point le lieu.)
Quand un ouvrage, ou toute une oeuvre, agit sur quelqu'un, non par toutes ses qualités, mais par certaine ou certaines d'entre elles, c'est alors que l'influence prend ses valeurs les plus remarquables. Le développement séparé d'une qualité de l'un par toute la puissance de l'autre manque rarement d'engendrer des effets d'extrême originalité.
C'est ainsi que Mallarmé, développant en soi quelques-unes des qualités des poètes romantiques et de Baudelaire, observant en eux ce qu'ils contenaient de plus exquisement accompli, se donnant pour loi constante d'obtenir en chaque point des résultats qui étaient rares, singuliers, et comme de pure chance chez eux, a peu à peu déduit de cette obstination dans le choix, de cette rigueur dans l'exclusion, une manière toute particulière; et finalement, une doctrine et des problèmes tout nouveaux, prodigieusement étrangers aux modes mêmes de sentir et de penser de ses pères et frères en poésie. Il a substitué au désir naïf, à l'activité instinctive ou traditionnelle, c'est-à-dire peu réfléchie, de ses prédécesseurs, une conception artificielle, minutieusement raisonnée, et obtenue par un certain genre d'analyse.
Je lui ai dit un jour qu'il était de la nature d'un grand savant. Je ne sais si le compliment fut de son goût, car il n'avait pas une idée de la science qui la lui rendît comparable à la poésie. Il les opposait, au contraire. Mais moi, je ne pouvais ne pas faire un rapprochement qui me semblait inévitable entre la construction d'une science exacte et le dessein visible chez Mallarmé de reconstituer tout le système de la poésie au moyen de notions pures et distinctes, bien isolées par la finesse et la justesse de son jugement, et dégagées de la confusion que cause, dans les esprits qui raisonnent sur les Lettres, la multiplicité des offices du langage.
Sa conception le conduisait nécessairement à envisager et à écrire des combinaisons assez éloignées de celles dont l'usage commun fait la « clarté », et que l'accoutumance nous rend si faciles à entendre sans presque les avoir perçues. L'obscurité qu'on lui trouve résulte de quelque exigence par lui rigoureusement maintenue, - à peu près comme, dans les sciences, il arrive que la logique, l'analogie et le souci de la conséquence conduisent à des représentations bien différentes de celles que l'observation immédiate nous a faites familières, et jusqu'à des expressions qui passent délibérément notre pouvoir d'imaginer.
Que Mallarmé sans culture ni tendances scientifiques se soit risqué dans des entreprises que l'on peut comparer à celles des sciences du nombre et de l'ordre, qu'il se soit consumé dans un effort merveilleusement solitaire, qu'il se soit éloigné dans ses pensées, comme tout être qui creuse ou ordonne les siennes s'éloigne des humains en s'éloignant de la confusion et de la superficie, - ceci témoigne de la hardiesse et de la profondeur de son esprit, - sans parler du courage extraordinaire de défier pendant toute sa vie le sort, le monde, et les railleries, quand il lui eût suffi de se relâcher un peu de ses vertus et de ses volontés pour paraître aussitôt ce qu'il était, - le premier poète de son temps.
Il faut ajouter ici que le développement de ses vues personnelles généralement si précises a été retardé, troublé, embarrassé par les idées incertaines qui régnaient dans l'atmosphère littéraire, et qui ne laissaient pas de le visiter. Son esprit, pour solitaire et autonome qu'il se fût fait, avait reçu quelque impression des prestigieuses et fantastiques improvisations de Villiers de l'Isle-Adam, et jamais ne s'était tout à fait détaché d'une certaine métaphysique, - sinon d'un certain mysticisme difficile à définir. Mais par une remarquable réaction de sa nature essentielle, il n'a pu qu'il n'ait transposé ces thèmes étrangers dans le système de ses pensées authentiques, et qu'il ne les ait accordés à la plus haute d'entre elles qui lui était aussi la plus chère et la plus intime. C'est ainsi qu'il en est venu à vouloir donner à l'art d'écrire un sens universel, une valeur d'univers; et qu'il a reconnu que le suprême objet du monde, et la justification de son existence - (pour autant que l'on accordât cette existence) - était, ne pouvait être qu'un Livre.
A l'âge encore assez tendre de vingt ans, et au point critique d'une étrange et profonde transformation intellectuelle, je subis le choc de l’œuvre de Mallarmé; je connus la surprise, le scandale intime instantané; et l'éblouissement; et la rupture de mes attaches avec mes idoles de cet âge. Je me sentis devenir comme fanatique; j'éprouvai la progression foudroyante d'une conquête spirituelle décisive.
La définition du Beau est facile : il est ce qui désespère. Mais il faut bénir ce genre de désespoir qui vous détrompe, vous éclaire, - et comme disait le vieil Horace de Corneille, - qui vous secourt...
J'avais fait quelques vers; j'aimais ce qu'il fallait aimer en poésie vers 1889. L'idée de « perfection » avait encore force de loi, quoique dans un sens plus subtil que le sens plastique et trop simple qu'on lui avait donné dix et vingt ans avant. On n'avait pas encore eu la hardiesse d'attribuer des valeurs, - et même infinies, - aux produits immédiats, imprévus, imprévisibles, - que dis-je! - quelconques, - de l'instant. Le principe qu'A tout coup l'on gagne n'était point encore énoncé, et l'on n'estimait, au contraire, que les coups favorables, ou que l'on croyait tels. En un mot, on demandait alors à la poésie qu'elle produisît une idée d'elle-même tout opposée à celle que la suite du temps a rendue séduisante un peu plus tard. (Ce qui devait arriver.)
Mais quels effets intellectuels nous faisait en ce temps la révélation des moindres écrits de Mallarmé, et quels effets moraux!... Il y avait quelque chose de religieux dans l'air de cette époque, où certains se formaient en eux-mêmes une adoration et un culte de ce qu'ils trouvaient si beau qu'il fallait bien le nommer surhumain.
L'Hérodiade, l'Après-Midi, les Sonnets, - les fragments que l'on découvrait dans les Revues, que l'on se passait, et qui unissaient entre eux se les transmettant des adeptes dispersés sur la France, comme les antiques initiés s'unissaient à distance par l'échange de tablettes et de lamelles d'or battu, nous constituaient un trésor de délices incorruptibles, bien défendu par soi-même contre le barbare et l'impie.
En cette oeuvre étrange, et comme absolue, résidait un pouvoir magique. Par le seul fait de son existence, elle agissait comme charme et comme glaive. Elle divisait d'un seul coup tout le peuple des humains qui savent lire. Son apparence d'énigme irritait instantanément le nœud vital des intelligences lettrées. Elle semblait immédiatement, infailliblement atteindre le point le plus sensible des consciences cultivées, surexciter le centre même où existe et se réserve je ne sais quelle charge prodigieuse d'amour-propre, et où réside ce qui ne peut pas souffrir de ne pas comprendre.
Le nom seul de l'auteur suffisait à tirer des gens d'intéressantes réactions : de la stupeur, des ironies, de sonores colères; parfois des témoignages d'impuissance sincères et comiques. Il en était qui invoquaient nos grands classiques, - lesquels n'auraient jamais imaginé dans quelle prose il devait arriver un jour qu'on les adjurât. D'autres jouaient du rire ou du sourire, et se retrouvaient aussitôt (par ces heureux accidents des muscles de la face qui nous assurent de notre liberté) toute la supériorité immédiate qui permet de vivre aux personnes qui se suffisent. Rares sont les mortels qui ne sont point blessés de ne pas comprendre, et qui l'acceptent bonnement, comme on accepte de ne pas entendre une langue ou l'algèbre. On peut exister sans cela.
L'observateur de ces phénomènes jouissait de considérer un beau contraste : Une oeuvre profondément méditée, la plus volontaire et la plus consciente qui fut jamais, déchaînant une quantité de réflexes.
C'est que, dès le regard jeté sur elle, cette oeuvre sans seconde touchait et s'attaquait à la convention fondamentale du langage ordinaire : Tu ne me lirais pas, si tu ne m'avais déjà compris!
Je vais faire à présent un aveu. Je confesse, je consens que tous ces gens de bien qui protestaient, qui se moquaient, qui ne percevaient pas ce que nous percevions, étaient dans des états tout légitimes. Leur sentiment était dans l'ordre. Il ne faut pas craindre de dire que le domaine des Lettres n'est qu'une province du vaste empire des divertissements. On prend un livre, on le laisse; et même quand on ne peut le quitter, on sent bien que cet intérêt tient à la facilité du plaisir. C'est dire que tout l'effort d'un créateur de beautés et de fantaisies doit s'employer, selon l'essence même de son travail, à élaborer pour le public des jouissances qui ne demandent point d'effort, ou presque point. C'est du public qu'il doit déduire ce qui touche, remue, caresse, anime ou ravit le public.
Mais il y a cependant plusieurs publics; parmi lesquels il n'est pas impossible d'en trouver quelqu'un qui ne conçoive pas de plaisir sans peine, qui n'aime point de jouir sans payer, et même qui ne se trouve pas heureux si son bonheur n'est en partie son oeuvre propre, dont il veut ressentir ce qu'elle lui coûte. D'ailleurs, il arrive qu'un public tout spécial se puisse former.
Mallarmé créait donc en France la notion d'auteur difficile. Il introduisait dans l'art l'obligation de l'effort intellectuel. Par là, il relevait la condition de lecteur; et avec une admirable intelligence de la véritable gloire, il se choisissait parmi le monde ce petit nombre d'amateurs particuliers qui, l'ayant une fois goûté, ne pourraient plus souffrir de poèmes impurs, immédiats et sans défense. Tout leur semblait naïf et lâche après qu'ils l'avaient lu.
Ses petites compositions merveilleusement achevées s'imposaient comme des types de perfection, tant les liaisons des mots avec les mots, des vers avec les vers, des mouvements avec les rythmes étaient assurées; tant chacune d'elles donnait l'idée d'un objet en quelque sorte absolu, dû à un équilibre de forces intrinsèques, soustrait par un prodige de combinaisons réciproques à ces vagues velléités de retouche et de changements que l'esprit, pendant ses lectures, conçoit inconsciemment devant la plupart des textes.
L'éclat de ces systèmes cristallins, si purs et comme terminés de toutes parts, me fascinait. Ils n'ont point la transparence du verre, sans doute; mais rompant en quelque sorte les habitudes de l'esprit sur leurs facettes et dans leur dense structure, ce qu'on nomme leur obscurité n'est, en vérité, que leur réfringence.
J'essayais de me représenter les chemins et les travaux de la pensée de leur auteur. Je me disais que cet homme avait médité sur tous les mots, considéré, énuméré toutes les formes. Je m'intéressais peu à peu à l'opération d'un esprit si différent du mien plus encore, peut-être, qu'aux fruits visibles de son acte. Je me reconstruisais le constructeur d'une telle oeuvre. Il me semblait qu'elle eût été indéfiniment réfléchie dans une enceinte mentale d'où rien n'eût eu licence de sortir qui n'eût longuement et suffisamment vécu dans le monde des pressentiments, des arrangements harmoniques, des figures parfaites et de leurs correspondances; monde préparatoire où tout se heurte à tout, et dans lequel le hasard temporise, s'oriente, et se cristallise enfin sur un modèle.
Une oeuvre ne peut sortir d'une sphère si réfléchissante et si riche de résonances que par une sorte d'accident qui la jette hors de la pensée. Elle tombe du réversible dans le Temps.
Je concluais à un système intérieur chez Mallarmé, système qui devait se distinguer de celui du philosophe, et, d'autre part, de celui des mystiques; mais non sans analogie avec eux.
J'étais tout disposé par ma nature, ou plutôt par ce changement de nature qui venait de se produire en moi, à développer dans une voie assez singulière l'impression due à des poèmes qui me manifestaient une telle préparation de leurs beautés qu'elles-mêmes, celles-ci pâlissaient devant l'idée qu'elles me donnaient de ce travail caché.
J'avais pensé et naïvement noté, peu de temps auparavant, cette opinion en forme de vœu : que si je devais écrire, j'aimerais infiniment mieux écrire en toute conscience et dans une entière lucidité quelque chose de faible, que d'enfanter à la faveur d'une transe et hors de moi-même, un chef-d'oeuvre d'entre les plus beaux.
C'est qu'il me paraissait qu'il y eût déjà beaucoup de chefs-d’œuvre, et que le nombre des productions du génie n'était pas si petit qu'il y eût grand intérêt à désirer de l'augmenter. Je pensais, avec un peu plus de précision, qu'un ouvrage résolument voulu et cherché dans les hasards de l'esprit, par ordre, et par une analyse obstinée de conditions définies et d'avance prescrites, quelle qu'en fût ensuite la valeur extérieure une fois produite, ne laissait pas son créateur sans l'avoir modifié en lui-même, contraint de se reconnaître et, en quelque sorte, de se réorganiser. Je me disais que ce n'est point l’œuvre faite, et ses apparences ou ses effets dans le monde, qui peuvent nous accomplir et nous édifier; mais seulement la manière dont nous l'avons faite. L'art et la peine nous augmentent; mais la muse et la chance ne nous font que prendre et quitter.
Par là, je donnais à la volonté et aux calculs de l'agent une importance que je retirais à l'ouvrage. Ce qui ne veut pas dire que je consentais qu'on négligeât celui-ci; mais bien le contraire.
Cette pensée atroce, et fort dangereuse pour les Lettres (mais sur laquelle je n'ai jamais varié), s'unissait et s'opposait curieusement à mon admiration pour un homme qui n'allait, en suivant la sienne, à rien de moins qu'à diviniser la chose écrite. Ce que j'aimais le plus en lui, c'était ce caractère essentiellement volontaire, cette tendance absolutiste démontrée par l'extrême perfection du travail. Le travail sévère, en littérature, se manifeste et s'opère par des refus. On peut dire qu'il est mesuré par le nombre des refus. Que si l'étude de la fréquence et de l'espèce des refus était possible, elle serait d'une ressource capitale pour la connaissance intime d'un écrivain, puisqu'elle nous éclairerait la discussion secrète qui se livre, au moment d'une oeuvre, entre le tempérament, les ambitions, les prévisions de l'homme, et d'autre part, les excitations et les moyens intellectuels de l'instant.
La rigueur des refus, la quantité des solutions que l'on rejette, des possibilités que l'on s'interdit, manifestent la nature des scrupules, le degré de conscience, la qualité de l'orgueil, et mêmement les pudeurs et diverses craintes que l'on peut ressentir à l'égard des jugements futurs du public. C'est en ce point que la littérature rejoint le domaine de l'éthique; c'est dans cet ordre de choses que peut s'y introduire le conflit du naturel et de l'effort; qu'elle obtient ses héros et ses martyrs de la résistance au facile; que la vertu s'y manifeste, et donc quelquefois l'hypocrisie.
Mais cette volonté de rebuter ce qui n'est pas conforme à la loi que l'on s'est donnée, il arrivera qu'elle exerce une telle contrainte sur son homme que les oeuvres toujours indéfiniment revisées et conduites sans considération des peines et du temps, se fassent très brèves et rarissimes; et qu'en dépit de la densité qu'elles acquièrent, l'accusation de stérilité soit jetée à leur auteur excessivement difficile pour soi. La plupart des choses qui s'impriment sont si naïvement fragiles, si arbitraires, et filles d'un monologue si personnel; la plupart sont si aisées à inventer par quiconque, si faciles à transformer, à nier et même à rendre moins vaines, et l'on imprime tant, qu'il est incroyable que l'on fasse à quelqu'un le reproche de ne pas ajouter assez à l'amas immense des livres parce qu'il prend le temps de réduire les siens à leur essence. Mais ce qu'il y a de bien plus remarquable, c'est que le blâme ne vient point des amateurs de cette oeuvre restreinte dont on comprendrait qu'ils se plaignent qu'on leur mesure leur plaisir; mais au contraire, ce sont les autres, et qui s'indignent qu'elle existe, et de plus, qu'on leur en donne trop peu.
Mallarmé le stérile; Mallarmé le précieux; Mallarmé le très obscur; mais Mallarmé le plus conscient, Mallarmé le plus parfait, Mallarmé le plus dur à soi-même de tous ceux qui ont tenu la plume, me procurait, dès les premiers regards que j'adressais aux Lettres, une idée en quelque sorte suprême, une idée-limite, ou une idée-somme de leur valeur et de leurs pouvoirs.
Me rendant plus heureux que Caligula, il m'offrait à considérer une tête en laquelle se résumait tout ce qui m'inquiétait dans l'ordre de la Littérature; tout ce qui m'attirait, tout ce qui la sauvait à mes yeux. Cette tête si mystérieuse avait pesé tous les moyens d'un art universel; et connu, et comme assimilé, les bonheurs et les diverses amertumes, et les désespoirs les plus purs que l'extrême désir spirituel engendre; elle avait éliminé de la poésie les prestiges grossiers; jugé et exterminé, au sein de ses longs et profonds silences, les ambitions particulières, pour s'élever à concevoir et à contempler un principe de toutes les oeuvres possibles; elle s'était trouvé enfin, au plus haut de soi-même, un instinct de domination de l'univers des mots, tout comparable à l'instinct des plus grands hommes de pensée qui se sont exercés à surmonter par l'analyse et la construction combinées des formes, toutes les relations possibles de l'univers des idées, ou de celui des nombres et des grandeurs.
Voilà ce que je prêtais à Mallarmé : un ascétisme trop conforme, peut-être, à mes jugements sur les Lettres, que j'ai toujours regardées avec de grands doutes sur leur vraie valeur. Comme l'enchantement qu'elles peuvent produire chez les autres implique, par la nature même du langage, une quantité de méprises et de malentendus si nécessaires que la transmission directe et parfaite de la pensée de l'auteur, si elle était possible, entraînerait la suppression, et comme l'évanouissement des plus beaux effets de l'art, il en résulte, pour celui qui s'attarde en cette réflexion, je ne sais quel ennui de se dépenser à spéculer sur l'inexact, et à tenter de provoquer autrui à des émotions et à des pensées étonnantes pour nous-mêmes, comme le seraient les conséquences d'un acte irréfléchi. Ces réactions incalculables du lecteur fussent-elles, comme il arrive, favorables à notre ouvrage, et quand elles seraient infiniment douces à notre vanité heureusement surprise, l'orgueil profond se plaint d'être offensé dans sa rigueur. Il ne veut point d'une gloire qui ne soit qu'une dépendance accidentelle et extérieure de la personne, et il ne nous épargne pas de nous faire sentir toute la différence qu'il met entre l'être et le paraître...
J'étais conduit par ces étranges remarques à ne plus accorder qu'une valeur de pur exercice à l'acte d'écrire; ce jeu, fondé sur les propriétés du langage, re-définies à cette fin et généralisées avec précision, devant tendre à nous faire très libres et très sûrs dans son usage, et très détachés des illusions que ce même usage engendre, et sur lesquelles vivent les Lettres, - et les hommes.
Ainsi s'éclaircissait à moi-même le conflit qui était sans doute en puissance dans ma nature, entre un penchant pour la poésie, et le besoin bizarre de satisfaire à l'ensemble des exigences de mon esprit. J'ai essayé de préserver l'un et l'autre.
Je vous le disais tout à l'heure, mon cher Royère, que je ne pourrais penser à Mallarmé sans égotisme. Il faut donc que j'arrête ici ce mélange de réflexions et de souvenirs. Peut-être eût-il été de quelque intérêt de poursuivre, dans le détail et la profondeur, l'analyse d'un cas particulier d'influence, de faire voir les effets directs et contraires d'une certaine oeuvre sur un certain esprit, et comment l'extrême d'une tendance est répondue par l'extrême d'une autre... »
Notes
(1) C'est par quoi l'influence se distingue assez de l'imitation.