La neutralité sexuelle
Je croyais que dans ce débat, l’accent serait mis sur l’unisexe ou la neutralité sexuelle, sur le fait que le prix à payer pour l’égalité entre l’homme et la femme soit l’abolition des différences qui expliquaient l’attrait qu’ils avaient l’un pour l’autre. Depuis que j’ai lu les travaux d’Ivan Illich sur cette question, Le genre vernaculaire en particulier, il me semble que c’est là l’aspect le plus fondamental.
À propos des Guayaki, chez qui il a vécu, l’ethnologue Pierre Clastres raconte que chez eux le domaine des femmes s’organise autour du panier, tandis que celui de l’homme tourne autour de l’arc. «Quand une femme touche à l’arc d’un chasseur, il perd sa virilité. Son arc ne lui sert plus, il perd sa puissance sexuelle, il est exclu de la chasse; ou bien il dépérit et meurt, ou bien il poursuit son existence derrière les huttes des femmes, recueillant sa nourriture dans un panier de rebut.» 1
Il y a, précise Clastres, des populations où la différence est encore plus marquée. Avec une multitude de preuves à l’appui, Ivan Illich soutient qu’une polarisation semblable existait à des degrés divers dans toutes les sociétés traditionnelles. Partout, note-t-il, il y avait des outils pour les hommes et des outils pour les femmes. Quand il s’intéresse aux hommes et aux femmes sous cet angle, Illich emploie le mot genre, nouveau en ce sens, de préférence au mot sexe : «Le genre est quelque chose d’autre, et quelque chose de plus que le sexe, il traduit une polarité sociale en soi fondamentale, et distincte entre deux lieux, entre deux moments. Ce qui se fait et ne se fait pas diffère d’une vallée à l’autre, de même que les façons de faire et de dire.» 2 D’où le titre qu’Illich a donné à son livre. Du temps où le latin était la langue de l’Église et celle de la culture savante, on appelait vernaculaires les langues locales. La polarisation selon le genre est encore manifeste dans certaines parties du monde occidental. «Alors qu'en Amérique du Nord, et même au Québec, 3 le genre a été effacé des outils, il survit encore en maints terroirs d'Europe, mais de façon inégale. Ici, les hommes manient la faux, et les femmes la faucille. Là, tous deux la manient, mais elle diffère selon le genre. En Syrie, par exemple, la faucille des hommes est aiguisée, car elle sert à couper, tandis que celle des femmes a une lame dentelée et plus courbe, pour rassembler les tiges. Le grand inventaire du travail paysan de Wiegelman 70 relève des centaines d'exemples semblables dans une extraordinaire variété de lieux. Dans certaines vallées des Alpes, les deux genres emploient la faux, mais la femme coupe le foin tandis que l'homme coupe le seigle. Ici, elle est seule à toucher aux couteaux de cuisine, là les deux genres coupent le pain, mais l'un le tranche tandis que l'autre le taille en ramenant la lame vers sa poitrine. Presque partout les hommes ensemencent. Mais dans une région du Danube supérieur, ce sont les femmes qui hersent et sèment — cet endroit fait exception car les hommes n'y touchent pas aux semences.» 4
L’un des signes auxquels on reconnaît qu’une population est entrée dans l’ère industrielle, c’est l’érosion de la polarisation des genres. Dans les économies modernes, les outils et les tâches, comme les vêtements, sont unisexes. Une femme peut conduire une voiture, taper sur un clavier d’ordinateur aussi bien qu’un homme ; il n’y a aucune différence entre la vallée du Silicone et celle du Saint-Laurent. «Je ferai apparaître, écrit Illich, que toute croissance entraîne la disparition du genre vernaculaire et se nourrit de l’exploitation du sexe économique.»
On aura compris par cette citation qu’aux yeux d’Illich le genre est aux échanges vernaculaires ce que le sexe est à l’économie, sous-entendu, à l’économie institutionnalisée. L’homme étant le sujet de ce commentaire, nous n’insisterons pas sur la thèse d’Illich selon laquelle c’est dans le cadre de l’économie hiérarchisée que la femme a été exploitée et continue de l’être. Pour cela, il nous faudrait notamment comparer les données dont il disposait en 1983 à celles dont nous disposons aujourd’hui.
On ne sous-estimera pas les conséquences chez l’homme de la disparition du genre vernaculaire, si l’on veut bien tenir compte, avec Nietzsche, du fait que «les mœurs ont toujours trois cents ans de retard sur les idées.» Dans un ouvrage récent, Leon Kass 5 note, après tant d’autres auteurs, que l’art de faire la cour en vue d’un mariage a complètement disparu aux États-Unis, même dans les classes dirigeantes. Pour la plupart des hommes, naturellement maladroits en ces choses, de tels rites sont un soutien précieux, qui les dispense notamment de faire certains choix difficiles et raffermit leur audace le moment venu. Il en est de même, à un degré moindre, de tous les rites associés à la polarisation vernaculaire. On peut ranger la bénédiction du Jour de l’An parmi ces rites. Pour de nombreux hommes, aujourd’hui nonagénaires, qui avaient grandi dans le respect de ce rite, son abandon fut une tragédie secrète, un véritable effondrement du terrain des mœurs. Les chocs analogues ont été nombreux et sont restés le plus souvent secrets, voire inconscients. Quel homme va s’avouer qu’il souffre de ne plus avoir la place du maître à table, de ne plus être celui qui est solennellement invité à découper le rôti ?
On peut penser que ces pertes sont largement compensées par les nouveaux rôles que l’homme peut désormais remplir, à la cuisine notamment ou auprès d’un enfant. Il n’en demeure pas moins que le vent de l’histoire a soufflé très fort abandonnant l’homme à lui-même, à une liberté démesurée au milieu de ses rites déracinés.
La femme étant exposée au même vent de l’histoire, pourquoi s’inquiéter du sort de l’homme d’une façon particulière ? Peut-être parce qu’il est un arbre d’une espèce qui résiste moins bien au vent. Mais de toute évidence l’un et l’autre souffrent de ce que, en abolissant les différences qui les séparent en tant que genre, on les éloigne l’un de l’autre en tant que personnes et on crée une situation telle que la sexualité, cette découverte du XIXe siècle, prend une importance démesurée dans leur vie. Le sexe coupé du genre est analogue à l’appétit dissocié des rites de la table. Il fragilise le rapport avec l’autre comme l’appétit réduit à lui-même est désemparé au point de provoquer tantôt l’anorexie tantôt l’obésité.
Notes
1. Ivan Illich, Le genre vernaculaire, Éditions du Seuil, Paris 1983, p. 57.
2. Ivan Illich, Ibid., p 46.
3. Peu après la publication de Gender, au début de la décennie 1980, nous avions invité Ivan Illich à exposer ses idées sur la question dans l’un des restaurants québécois les plus conviviaux à ce moment: Chez dame Jacqueline, à North Hatley. Gaspésienne de naissance, Jacqueline portait le costume traditionnel de cette région et elle avait fait de son restaurant un petit musée des outils traditionnels. Elle avait accroché au mur des faux, des faucilles, des scies, etc. On aurait dit qu’elle connaissait la thèse d’Illich et qu’elle avait fait en sorte que le public en ait des illustrations sous les yeux. Son passage en ce lieu a inspiré à Illich le commentaire suivant :
- «Mais point n'est besoin de chercher dans l'exotisme les liens culturels entre le genre et l'outil. Notre passé récent nous en fournit des exemples à la fois plus convaincants et plus accessibles, les outils de nos grands-parents, notamment. Au moment où j'ébauchais ce chapitre, j'ai été reçu par une Québécoise nationaliste, une artiste en son genre : pâtissière, elle travaille avec ses instruments culinaires traditionnels. Dans sa boutique, non loin de Sherbrooke, elle offre à ses clients, outre ses gâteaux, un milieu qui est une version moderne d'un studium médiéval, un lieu de réflexion et de discussion. Elle m'invita à lire ces pages devant une assistance intéressée par ces questions. Une douzaine d'instruments agricoles rouillés décoraient les murs de la salle à manger. Mon hôtesse les avait recueillis parce qu'ils étaient de facture locale et qu'elle en trouvait les formes belles. Ensemble nous avons examiné ces reliques rurales, dont aucune n'avait plus d'un siècle. Toutes avaient forcément eu un nom, mais les noms de la plupart étaient oubliés, et pour certains, nul ne pouvait deviner leur destination. D'autres avaient un emploi manifeste : creuser, scier, mais tout le monde ignorait à quelle culture ou à quel emploi du bois ils étaient réservés. Et aucun des jeunes Franco-Américains présents n'avait la moindre idée du genre auquel étaient respectivement liés les différents outils, s'ils étaient destinés à la main de l'homme ou à celle de la femme.»
5. Leon Kass, The Hungry Soul, Eating and the perfection of our Nature, University of Chicago Press, 1999.