L'avenir radieux de la pédagocratie
Certains pensent, surtout à droite, que le secours contre le délire technocratique pourrait venir des nouvelles élites d'affaires, des enseignants ou encore de la société civile. Il n'en sera rien. Le système d'enseignement est le fait du néo-corporatisme ; c'est connu et tous les groupes d'intérêts possibles font antichambre au MEQ. Plus encore, ils y sont intégrés, siégeant sur des comités nombreux. Bien souvent, ils sont eux-mêmes des bureaucraties dotées de permanents, de comités et d'experts. Et comme s'il n'était pas suffisant que le poisson commence à pourrir par la tête, toutes les écoles ont maintenant leurs comités. Les métastases bureaucratiques et néo-corporatistes ont quitté la tête du système scolaire pour s'attaquer au corps. La faune des comités, tous ces fonctionnaires, ces experts, ces militants, ces permanents, ces usagers sont, autant que les nouvelles élites d'affaires, des hommes d'appareil. Le ministre Legault, avec son diplôme en comptabilité, son MBA et ses millions, incarne bien cette nouvelle élite si à l'aise dans les administrations. La présidente du Conseil supérieur de l'éducation, Céline Saint-Pierre, ancienne militante maoïste, l'incarne, elle aussi, à sa façon. L'école n'est pour cette élite gestionnaire qu'un rouage de la société, une courroie de transmission qu'il faut gérer. Elle doit s'adapter aux demandes des clientèles, en même temps qu'être l'instrument des grandes visées sociales, telles que définies par les groupes d'intérêts et les experts. Pour ce faire, il faut multiplier les études, les consultations, les sondages, qui permettent de préciser les besoins, définir des objectifs, cibler les compétences, pour enfin créer des programmes. L'école n'a plus d'autonomie, la culture n'y a pas de place, car il faut une " école ouverte sur le monde " et " centrée sur l'enfant ". Pourtant, dans nos sociétés, l'école devrait mettre les enfants à l'abri du brouhaha médiatique et mercantile. Les enfants sont déjà tout ouverts au monde. Il faut au contraire les introduire à la culture et à la science et ainsi, l'espace d'un instant, les protéger du monde dans l'enceinte close de l'école.
Le tout à la pédagogie, qui nous semble à nous, universitaires, si contraire au bon sens et à la nature de l'école secondaire, est appuyé par près de 100% des enseignants et des cadres de l'enseignement élémentaire et secondaire. Elle exprime l'état d'esprit du " milieu ". Il faut constater qu'aujourd'hui encore, bien des directeurs de commissions scolaires sont des diplômés d'écoles normales. Ce sont des gens qui ont cessé de fréquenter l'école à vingt ans et qui gagnent maintenant 60 000$, voire plus de 70 000$ par an. L'ancienne présidente de la CEQ était elle aussi une diplômée d'école normale. La dernière génération des écoles normales qui a bénéficié de la réforme scolaire mais qui ne l'a pas faite, a distillé le mépris de soi et celui du savoir dans le même alambic. Elle était mal à l'aise devant les universitaires et les disciplines académiques. Faute de légitimité, elle a jeté son dévolu sur les sciences de l'éducation. Le " milieu de l'enseignement " a vendu son âme à tous les gadgets, les gourous et les théories à la mode contribuant ainsi à saper les conditions de pratique de son métier. Il a appelé de ses voeux la réforme de la formation des maîtres, dite réforme Chagnon (1994), qui interdit aux universitaires d'enseigner à l'élémentaire et au secondaire. L'histoire se répète : l'école publique est encore aux mains des gens peu instruits. Ainsi, les écoles publiques du Québec sont privées des diplômés universitaires par le mépris de soi des enseignants, par le corporatisme des facultés d'éducation et de la CEQ, ainsi que par l'esprit de gestion des commissions scolaires et du Ministère.
Les pseudo-idéaux " humanistes " des facultés des sciences de l'éducation, qui semblent plonger sans le dire dans notre passé catholique, se révèlent en fait le cri de guerre des experts en tous genres et des militants de la vertu qui tentent de faire main basse sur l'éducation. Plus encore, ils s'immiscent dans la grille horaire avec des cours bidons, tels la formation personnelle et sociale ou le choix de carrière. À la frange de l'enseignement, sous le couvert du " développement de l'enfant ", une couche importante de professionnels, de groupes d'intervention, de fonctionnaires, pompe les ressources et gruge l'autonomie et les prérogatives des enseignants. La pensée psychopédagogique a ruiné l'enseignement des matières, telles le français et la religion, mais aussi et surtout la formation des maîtres. L'individualisation du cheminement scolaire ou de l'enseignement a aussi entraîné la multiplication des administrations, des professionnels et des experts. Plus encore, le jargon des sciences de l'éducation a intoxiqué les esprits. La langue de carton de la psychopédagogie, langue officielle de ce qui convient de nommer la pédagocratie, est parlée dans les salles de réunions des plus humbles écoles. Elle est une phase métastatique du cancer technobureaucratique et néo-corporatiste dont souffre le système d'enseignement.
La culture " thérapeutique " a pénétré notre société québécoise, en général, et son école, en particulier. Le mot " besoin de l'enfant " marque l'alpha et l'oméga de toute discussion sur l'enseignement. La mission de l'école est définie par la psychologie. Le développement de l'enfant, qui doit être intégral, prime sur l'instruction et la transmission de l'héritage culturel. L'école est devenue, pour plusieurs, un lieu de maternage scientifique, une annexe du CLSC. Comment une société, où il semble impossible de montrer à écrire aux enfants avant l'âge de vingt ans et de soigner les malades dans les urgences, peut-elle ambitionner de faire " l'éducation intégrale de la personne " ? Ici, je loge à l'enseigne de Condorcet : l'école laïque doit laisser l'éducation aux parents et se concentrer sur l'instruction. Le respect du futur citoyen est à ce prix.
Que faire ? Convenons d'une approche pragmatique. Il y a une pénurie appréhendée d'enseignants de sciences au secondaire. Cette pénurie artificielle, qui ressemble à s'y méprendre à celles qui existent dans le système de santé, nous donnerait l'occasion d'ouvrir une petite brèche dans le monopole que les facultés d'éducation exercent sur l'habilitation à enseigner. La solution est limpide et peu coûteuse : laissons les écoles engager directement des diplômés des facultés de sciences. Le Ministère n'aura qu'à soumettre ces enseignants nouveau style à un concours après une couple d'années. " Et alors !, la gestion de classe, la psychologie de l'enfant boutonneux...? ", protestera la tribu pédagocrate. À quoi je répondrais que les directeurs d'école pourraient choisir d'anciens animateurs de camps de vacances ou encore des gens qui ont fait du théâtre amateur. Pourquoi d'ailleurs ne pas remplacer la formation en sciences de l'éducation par une formation en théâtre ? Nous aurions ainsi plus de chance d'avoir des enseignants qui parlent correctement et distinctement la langue française.
Malgré les forces qui enserrent le système scolaire et les délires qui l'habitent, nous nous devons de constater qu'il se fait au quotidien de la bonne école, sans doute dans le dos de la pédagocratie. »