Le paysage comme art d'interprétation
Mais, avant de parler de Ruysdael, de Claude Gellée, de Nicolas Poussin, il importe de considérer sous quels aspects peut s'offrir le paysage. Sans cette étude préliminaire et générale, l'étude individuelle de ces trois grands maîtres demeurerait sans profit, ou du moins ne résoudrait pas la question que nous venons de poser. De tous les problèmes que la peinture peut aborder, il est hors de doute que la représentation du paysage est un des plus faciles. Il est évident en effet qu'un chêne immobile est plus aisé à saisir, à représenter qu'une figure humaine, dont les mouvements sont gouvernés par la passion. Cependant il ne faut pas s'abuser sur la nature de ce problème. Le même paysage; offert à des intelligences diversement douées, produit des impressions diverses, et si je ne me trompe, la diversité de ces impressions représente fidèlement le développement intellectuel des spectateurs. Il y a des peintres qui n'aperçoivent rien au-delà de la scène offerte à leurs yeux: ils voient, ils regardent, ils se souviennent de ce qu'ils ont vu; ne leur demandons rien de plus, car leur intelligence ne saurait aller au-delà. Ils se rappellent fidèlement la mousse qui couvre le pied du chêne, les lichens qui enveloppent la tige, et sont capables de reproduire ce qu'ils ont vu; mais si vous leur demandez ce que signifie-le paysage qu'ils ont étudié, ils vous répondront ingénument qu'ils n'en savent rien, et ils seront sincères. Ne craignez pas qu'ils se calomnient, ils sont de très bonne foi. Ils se rappellent ce qu'ils ont vu, et ne mentent pas quand ils affirment qu'ils ne peuvent rien voir au-delà. Il faut leur tenir compte de leur franchise et ne pas leur demander ce qu'ils ignorent.
Il y a dans l'aspect de la nature des sources d'émotion qui ne sont pas à la portée de toutes les intelligences. La forme d'une montagne, la profondeur d'une vallée, qui ne signifient rien pour un spectateur étranger à toutes les passions, ont un sens très nettement déterminé pour le spectateur qui a connu les agitations de la vie. Nous aurions mauvaise grâce à nous en étonner, car les aspects de la nature prennent un sens différent selon la vie que nous avons menée. Quand nous avons concentré toute notre attention sur le bien-être matériel, il est tout naturel que nos regards s'attachent à la physionomie extérieure d'un paysage sans rien chercher au-delà. Si notre vie n'est pas demeurée à l'abri des passions, nous cherchons à notre insu dans la nature l'image de nos joies et de nos souffrances. Ce que nous voyons ne suffit pas à notre pensée, nous voulons apercevoir quelque chose au-delà. Une fois engagée dans cette voie, l'intelligence humaine dédaigne l'imitation littérale, et c'est chose toute simple. Dès qu'elle associe la nature à ses souffrances et lui demande un témoignage de sympathie, il n'y a pas lieu de s'étonner qu'elle ne s’applique pas à reproduire servilement ce qu'elle voit. Le spectateur qui cherche dans les plaines et dans les montagnes l'écho de sa pensée ne peut les représenter comme un spectateur indifférent: il est amené à son insu à leur prêter les sentiments qui l'animent. Quand les plantes n'expriment pas la pensée qui le domine, il n’hésite pas à modifier la forme réelle pour témoigner ce qu'il éprouve. C'est là ce que j'appellerai le second pas du paysage.
Mais l'aspect de la nature peut susciter des sentiments d'un ordre plus élevé chez les intelligences plus richement douées. Il y a des spectateurs qui ne se contentent pas, en traduisant leurs souvenirs, de modifier la forme des plaines et des montagnes pour exprimer leurs sentiments personnels, mais qui introduisent dans le paysage des acteurs animés de leurs sentiments. Les peintres compris dans cette famille étudient la nature comme s'ils voulaient se contenter de la représentation littérale de ce qu'ils ont vu; seulement ils ajoutent à leurs souvenirs quelque chose de plus élevé, qui marque leur place parmi les artistes les plus éminents. Comme ils ne croient pas trouver dans la forme des montagnes et des vallées librement interprétée l’expression complète de leurs sentiments, ils se proposent un but plus haut, plus difficile à toucher, — la nature associée à la pensée des personnages et la physionomie des personnages réfléchie dans la nature.
Ces trois manières d'envisager le paysage correspondent à trois moments de l'histoire de la peinture. Ce n'est pas moi qui les imagine, je ne fais que me souvenir. Ce que j'exprime sous une forme générale se trouve représenté par trois grands noms: Ruysdael, Claude Gellée, Nicolas Poussin. Il s'agit maintenant de justifier, par l'analyse de leurs ouvrages, ce que je viens d'affirmer. Cette tâche, quoique délicate, ne présente pas des obstacles nombreux, car chacun de ces trois maîtres se sépare si nettement des deux autres, qu'on n'a pas besoin d'insister pour caractériser la physionomie qui lui appartient. Ruysdael représente la nature telle qu'on la voit, sous l'aspect qui frappe tous les yeux. Claude Gellée ne se contente pas de la réalité, et cherche à l'ennoblir en associant aux chênes majestueux, aux ormes séculaires, les ruines des temples sillonnés par le feu du ciel et couronnés de mousse. Nicolas Poussin vise plus haut que Claude Gellée. Il cherche dans l'histoire, profane ou sacrée, des personnages qui traduisent sa pensée, et comme il possède l'imitation de la nature aussi bien que Ruysdael, comme il connaît l'emploi des ruines aussi bien que Claude Gellée, il produit une impression plus profonde que ces deux maîtres. Voilà ce qui est vrai pour les hommes du métier, ce qui n'est pas aussi vrai pour les gens du monde. Le jour où la hiérarchie que je viens d'établir, et qui ne m'appartient pas, deviendra populaire, la cause du paysage réel sera perdue sans retour; mais pour que cette opinion devînt populaire, il faudrait que Ruysdael, Claude Gellée et Nicolas Poussin fussent connus de la foule; par malheur, ils sont généralement ignorés, ou ne sont connus que d'une manière superficielle par le plus grand nombre de ceux qui visitent notre musée du Louvre. Ruysdael signifie la vérité même, Claude Gellée signifie la rêverie, Nicolas Poussin signifie la pensée philosophique dédaignant l'imitation de la réalité. Il s'agit pour nous d'estimer ces trois maîtres de façon à poser la question en termes précis.
On rencontre chaque jour des gens qui se donnent pour éclairés, qui raisonnent d'ailleurs d'une manière satisfaisante sur un grand nombre de matières, et qui, en parlant du paysage, avancent et soutiennent les idées les plus singulières. Il est vrai qu'ils en parlent d'autant plus librement, qu'ils n'en connaissent pas l'histoire. Rien ne met à l'aise comme ignorer: on n'est arrêté par aucun scrupule. Ceux qui ont pris la peine d'étudier hésitent à chaque instant, ceux, qui ont négligé ce soin vulgaire s'expriment avec une hardiesse qui abuse bien des auditeurs. Contents d'eux-mêmes, ne bronchant jamais, ils vont en avant sans apercevoir, sans redouter les ronces du chemin: heureux privilège de l'ignorance, qui ne connaît pas le doute et s'applaudit de toutes ses paroles! Ceux qui n'ont jamais feuilleté l'histoire du paysage croient et affirment qu'il n'y a, rien à tenter au-delà de l'imitation, lorsqu'il s'agit d'exprimer l'aspect d'une vallée ou d'une forêt. C'est une illusion qu'il sera difficile de dissiper. Cependant le moment est opportun pour engager la discussion sur ce terrain. La peinture historique ou religieuse n'a pas aujourd'hui pour les amateurs, pour ceux qui achètent des tableaux, la même importance que le paysage. Les scènes de la Bible et du moyen âge sont traitées par eux comme des antiquailles; tout ce qui ne relève ni de Fontainebleau ni de Compiègne ne vaut pas une heure d'attention. Il n'est donc pas hors de propos de montrer à ces amants passionnés de la nature que les plus habiles paysagistes n'ont pas réduit leur tâche à l'imitation, et que la valeur de leurs ouvrages croît en raison directe de leur estime pour l'idéal. S'il en était autrement, il suffirait d'avoir de bons yeux, une main docile pour étonner, pour charmer les regards. Et néanmoins nous avons parmi nous des peintres qui copient un fût de colonne renversée plus exactement que Claude Gellée, une plante grimpante avec plus d'adresse qu'Adrien van Ostade. Pourquoi donc n'ont-ils pas réussi à nous plaire comme van Ostade et Claude Gellée? Ce n'est pas le maniement du pinceau qui leur fait défaut: ils connaissent tous les secrets de leur métier, tous les secrets compris dans la pratique matérielle; mais il paraît qu'il leur manque quelque chose, quelque chose qui ne s'apprend pas, qui ne s'enseigne dans aucun atelier, que la méditation peut seule révéler, — l'intelligence et l'expression de l'idéal. Van Ostade ne compte pas parmi les peintres idéalistes, et pourtant il a payé son tribut au principe qui semble aujourd'hui dédaigné. Quoiqu'il se préoccupât vivement de l'imitation, il ne transcrivait pas ce qu'il voyait. Ses paysages d'automne, qui excitent depuis longtemps l'admiration des connaisseurs, ne sont pas de pures copies. Jamais la nature, dans les plus riches contrées, ne s'est présentée avec cette splendeur et cette variété, et ce qui est vrai pour Adrien van Ostade est encore plus vrai ou du moins plus évident pour Claude Lorrain.
Il y a dans les toiles de ce maître que nous possédons au Louvre, comme dans les œuvres signées du même nom qui décorent à Rome la galerie Doria et se recommandent par une conservation parfaite, une grandeur qui ne se rencontre jamais dans la réalité. A quoi tient l'attrait de ces admirables compositions? Ce n'est pas à l'exactitude littérale de l'imitation. Ce qui donne tant de prix aux œuvres de Claude Lorrain, c'est qu'elles expriment constamment une pensée. On demande comment les terrains et le feuillage, l'ombre et la lumière peuvent exprimer une pensée: c'est une question qui ne doit pas être discutée en face des œuvres du pinceau, mais bien sur le terrain même des souvenirs personnels. Qui donc, parmi ceux qui ont voyagé, n'a pas gardé mémoire de forêts ou de montagnes, de vallées ou de rivières qui traduisaient fidèlement l'état de son âme? Eh bien! l'homme qui pense, l'homme qui est ému, qui compte dans son passé des scènes navrantes ou joyeuses, ne peut pas manier le pinceau et retracer ce qu'il a vu sans y inscrire l'émotion qui l'agitait à l'heure où il contemplait le spectacle qu'il tente de rappeler. Il ne dépend pas de lui d'agir autrement; il cède au besoin de consacrer ce qu'il a éprouvé en présence de la nature inanimée, et je me sers ici d'une expression vulgaire, manifestement inexacte, car les forêts ne sont pas inanimées. S'il négligeait d'exprimer ce qu'il sentait en même temps qu'il représente ce qu'il a vu, il ne serait pas satisfait de son œuvre. Il comprendrait qu'en parlant aux yeux sans rien dire au cœur, il aurait fait une composition muette, et ce n'est pas ici un jeu de mots, comme pourraient le croire les partisans de l'imitation littérale. Quand je déclare muette une composition qui s'adresse aux yeux et ne suscite aucun sentiment, je dis ce que je pense, rien de plus, rien de moins. Je n'essaie pas d'étonner le lecteur par une combinaison de paroles habituées à ne pas se rencontrer. Je parle d'après les impressions que j'ai reçues. Chaque fois que j’ai contemplé les œuvres de Claude Gellée, j'ai compris qu'il n'avait pas vu sans émotion ce que je voyais sur la toile signée de son nom, et je comprenais en même temps qu'il avait corrigé, qu'il avait effacé tout ce qui ne s'accordait pas avec l'état de sa pensée. Dans Ruysdael sans doute, le côté spiritualiste est moins évident que dans Claude Gellée; cependant il est impossible de le méconnaître, et comme le maître hollandais excelle dans l'imitation, comme il reproduit la couleur des terrains, la forme des plantes avec une précision qui n'a jamais été dépassée, c'est un des arguments les plus utiles qu'on puisse invoguer pour démontrer la nécessité de la pensée dans la composition du paysage.
Mes paroles trouveront bien des oreilles sourdes ou inattentives. Ce n'est pas une raison pour abandonner la défense de ce qui est pour moi la vérité. Le succès obtenu aujourd'hui par les œuvres de pure imitation ne m'a pas converti. Le paysage réel n'est à mes yeux qu'un paysage incomplet. J'ai beau admirer l'habileté de la main, compter les bourgeons qui vont éclater, ou les nervures des feuilles transparentes agitées parla brise: je demeure tiède et indifférent, si la toile qui est devant moi n'exprime pas une pensée. Ce n'est pas que je conseille aux paysagistes de concevoir une idée à priori et de chercher dans la nature des moyens d'interprétation pour cette idée. Le travail ainsi ordonné produirait bien rarement des œuvres dignes de notre sympathie. Je crois que les plus belles toiles du Lorrain et de Nicolas Poussin ont été conçues dans d'autres conditions. En suivant les rives du Tibre, en regardant la campagne romaine du haut du Monte-Mario, ils ont senti se réveiller en eux le souvenir d'une scène attendrissante ou grave, et sans le savoir, ils ont assoupli ce qu'ils voyaient à la nature intime de leurs souvenirs. Tous ceux qui ont parcouru la campagne romaine comprendront la légitimité de mon affirmation. En se promenant dans les montagnes de Subiaco et de Civitella, on croit d'abord rencontrer des Poussin tout faits. Qu'on grave dans sa mémoire l'image de ce qu'on a vu, ou qu'on, essaie de la fixer sur le papier à l'aide du crayon ou du pinceau, et l'on s'étonne de ne pas trouver au logis la réalité aussi splendide, aussi expressive qu'on l'avait cru d'abord. Pourquoi? C'est que le Lorrain et le penseur des Andelys ne s'en tenaient pas au témoignage de leurs yeux, et agrandissaient, souvent à leur insu,. ce qui s'offrait à leurs regards. Olevano, Gennazzano, la Cervara sont des matériaux excellents pour un peintre habile; mais le bon sens ne permet pas de croire qu'ils donnent des tableaux tous faits. Il. manque à l'aspect de la plus riche nature une expression précise, et pour que la réalité devienne œuvre d'art, il faut absolument que 1'intelligence détermine ce qui est indécis. Il est bon d'avoir parcouru la:campagne romaine et visité les montagnes et les collines qui entourent Tivoli et Frascati pour mesurer l'intervalle qui sépare la réalité la plus belle des œuvres du pinceau qui font autorité. En comparant ce qui est sorti des mains de l'homme à ce qui est sorti des mains de Dieu, on arrive sans effort à sentir tout le néant de l’imitation littérale. Il n'est pas donné au pinceau de reproduire la transparence de l’air, le mouvement des feuilles, les gerçures et les crevasses des terrains. Il n'y a pour le peintre de paysage qu'un moyen de nous émouvoir, c'est de ne pas engager la lutte avec la nature e et de prendre la forme des choses comme une langue qui doit traduire sa pensée. C'est ainsi que procédaient Claude Gellée, Nicolas Poussin, et si Ruysdael n'occupe pas dans l'histoire un rang aussi élevé, c'est qu’il ne savait pas interpréter ce qu'il avait vu d'une manière aussi puissante, c'est qu'il n'écrivait pas sa pensée en termes aussi précis.
Tous ceux qui s'intéressent au développement des arts du dessin s'affligent avec raison des doctrines qui dominent aujourd'hui le paysage. Il ne faut pourtant pas imputer ces doctrines à l'abaissement de l'intelligence. La meilleure part de cette aberration revient évidemment à la photographie. Le soleil dessine la forme des objets plus exactement que les plus habiles crayons, il les modèle d'une manière plus précise que les plus habiles pinceaux, et comme l'imitation est plus facile à comprendre que l'interprétation, on ne doit pas s'étonner que la photographie ait excité une admiration si vive. L'œuvre du soleil, envisagée comme document, est une chose excellente, dont il ne faut pas médire; si l'on veut y voir l'équivalent de l'art le plus parfait, on se trompe d'une manière absolue. Le soleil reproduit sur le papier tout ce qu'il atteint par sa lumière. L'œil humain n'aperçoit pas tous les détails que nous donne la photographie: c'est là une vérité acquise à la discussion; mais le soleil ne choisit pas, et l'art doit choisir. C'est pourquoi dans le domaine du paysage, comme dans le domaine de la figure, le soleil vaut moins que l'art. Qu'on prenne les œuvres les plus parfaites de la Grèce et de l'Italie, qu'on les étudie en les comparant à la nature, et quelques heures suffiront pour démontrer que Phidias et Raphaël n'ont pas copié ce qu'ils voyaient. S'ils avaient pu atteindre par leur regard et reproduire par le ciseau ou le pinceau ce que le soleil atteint par sa lumière, aurions-nous le Parthénon et les chambress du Vatican? Pour le croire, pour le dire, il faudrait ignorer toutes, les conditions qui régissent la peinture et la sculpture. L'art ne doit pas transcrire ce qu'il voit, mais choisir ce qui lui convient et répudier ce qui ne lui convient pas; en d'autres termes, il doit retenir pour son usage ce qui est conforme à son but et négliger tout ce qui lui est inutile. Le soleil procède autrement: il touche à tout ce qu'il éclaire et transcrit tout ce qu'il a touché; il n'omet rien, ne sacrifie rien, car il agit sans volonté, sans dessein préconçu, et ceux qui voient dans la photographie quelque chose de supérieur à la peinture confessent à leur insu qu'ils ne comprennent rien à la peinture. Je ne voudrais pas désoler les gentilshommes campagnards et les roturiers enrichis qui possèdent un appareil photographique et occupent leurs loisirs en fixant sur le papier l'image de leur famille ou de leur parc. C'est un délassement très innocent, que je leur pardonne volontiers. Cependant je dois leur dire que les feuilles de papier qui décorent leurs salons et les ravissent en extase n'ont rien à démêler avec la peinture. Si le front ou le nez de leur progéniture est orné d'une verrue, le soleil la copie avec une exactitude scrupuleuse. C'est là sans doute un avantage précieux pour la ressemblance: il n'y a pourtant pas de quoi se pâmer d'aise. Quand le soleil a dessiné toutes les gerçures des lèvres, toutes les rides des tempes, le portrait reste encore à faire, car l’œuvre du soleil a cela de singulier qu'elle exprime sans pitié les détails que nos yeux n'aperçoivent pas.
Il ne faut donc voir dans la photographie qu'un document à consulter; document très fidèle dans le sens absolu du mot, puisqu'il ne révèle rien d'imaginaire, mais qui nous abuse en nous offrant les choses sous un aspect que nos regards ne peuvent contrôler. Malheureusement la photographie est acceptée aujourd'hui comme une autorité sans appel. Les œuvres du pinceau, on peut le dire sans exagération, sont estimées en raison directe de leur conformité avec la photographie, et je n'hésite pas à dire que la découverte de Daguerre, si estimable d'ailleurs au point de vue scientifique, a puissamment contribué à la corruption du goût public. Je rends pleine justice aux mérites de la photographie, je sais les services que lui doit l'histoire de l'architecture; la collection des monuments de l'Égypte, rapportée par M. Thénard, est assurément une des plus précieuses qu'on puisse mentionner, et je reconnais volontiers que le crayon n'aurait pas mieux fait. Toutefois la photographie, qui suffit à la représentation des monuments, à la représentation des montagnes, ne réussit pas à rendre aussi fidèlement la vie des plantes: dès que la brise vient à souffler, le soleil ne transcrit pas un bouquet de palmiers comme il transcrit le profil des sphinx. Or c'est là précisément ce que les gens du monde paraissent ignorer; ils consultent la photographie comme un oracle, et toutes les fois qu'ils ne retrouvent pas sur la toile ce que la photographie leur a montré, ils se déclarent mécontents. Les peintres qui ne sont pas assez opulents au assez résolus pour résister au goût corrompu des gens du monde se proposent l'imitation comme but suprême, et accréditent l'erreur que leur bon sens condamne. C'est ainsi que le paysage s'est détourné de sa voie légitime. Pour le ramener dans le droit chemin, il faut s'attacher à remettre en honneur les peintres éminents qui l'ont illustré, et qui. malheureusement ne sont pas estimés aujourd'hui à leur juste valeur.
Ruysdael, qui excelle pourtant dans l'imitation, quoiqu'il poursuive un dessein plus élevé, Ruysdael, comparé à la photographie, est déclaré inexact, incomplet, et ceux qui aiment la réalité littéralement transcrite diraient volontiers, s'ils l'osaient, que ses œuvres sont des ébauches. Quant à Claude Gellée, quant à Nicolas Poussin, pour qui l'imitation n'a pas la même importance, on les traite encore plus légèrement. Je me souviens d'avoir entendu dire par des hommes qui se donnaient pour sensés, qui par les habitudes de leur vie n'excitaient ni scandale ni surprise, que la renommée du Lorrain et de Nicolas Poussin était une mystification organisée aux dépens de niais par quelques beaux esprits. Cette affirmation paraîtra singulière, et pourtant je n'invente rien. Il y a vraiment parmi nous des peintres qui se trompent à ce point, et qui refusent de bonne foi d'accepter comme légitime la renommée de ces deux maîtres illustres. Demandez-leur pourquoi ils pensent ainsi, ils ne seront pas embarrassés de répondre. Ils vous diront que les œuvres de ces deux maîtres n'ont pas de type dans la nature, et que la gloire qui s'attache à leur nom est une chose convenue entre les affiliés, mais qui ne repose sur aucun fondement solide. Les détromper n'est pas facile, car ils ont d'excellentes raisons pour persister dans leur méprise. La prédilection des amateurs pour l'imitation littérale leur vient en aide. Pourquoi consentiraient-ils à changer d'avis? Ce qui se passe sous nos yeux n'est-il pas de nature à les affermir dans la doctrine qu'ils défendent? Une galerie est mise en vente. Quels sont les tableaux qui excitent la convoitise des amateurs? A quelle école appartiennent les toiles couvertes d'or? Elles ne viennent ni de Florence, ni de Rome: l'idéal tient trop de place dans l'école florentine et dans l'école romaine. Les amateurs se disputent les œuvres de la décadence, qui n'ont rien à démêler avec l'idéal; les Flamands, les Hollandais qui-ne relèvent ni de Rubens, ni de Rembrandt, allument la fièvre des enchères: comment les partisans de l'imitation ne se rendraient-ils pas à cet argument victorieux? Les toiles qui se vendent si cher sont évidemment excellentes! L'argent sait où il va: il n'irait pas chercher des œuvres sans valeur. Si les Flamands et les Hollandais de second et de troisième ordre ont plus de faveur sur le marché que les Florentins, les Romains, les Vénitiens et les Lombards, c'est qu'on est revenu au bon sens, c'est-à-dire à l'imitation. Les maîtres italiens, abusés par les traditions grecques, poursuivaient la chimère de l'idéal. On sait aujourd'hui, grâce à Dieu, ce que vaut cette folle manie. Une tulipe bien imitée se vend plus cher qu'un Saint Jérôme en prière. C'est là un fait irrécusable qui répond à toutes les arguties. Dira-t-on que tous les amateurs se trompent, que les riches n'y entendent rien, et que pour avoir raison il n'est pas nécessaire de posséder une galerie? C'est une objection spécieuse, mais qui ne doit pas effrayer les partisans de l'imitation. Ceux qui ont vu les œuvres italiennes, qui en gardent le souvenir, ne sauraient avoir dans les questions de goût l'autorité de ceux qui possèdent une galerie, et peuvent chaque jour s'éclairer par la contemplation de leurs trésors. La Hollande et la Flandre dominent si bien l'Italie, que la lutte ne s'engage pas entre Rubens et Rembrandt d'une part, et les chefs des écoles romaine ou florentine de l'autre. Amsterdam et Anvers comprenaient-si bien la vérité dans le domaine de la peinture, que les hommes de second ordre qui ont respiré l'air de ces villes privilégiées réunissent aujourd'hui la majorité des suffrages. Qu'on ne parle pas d'engouement: ceux qui dénouent les cordons de leur bourse ou fouillent dans leur portefeuille pour témoigner leur préférence ne sont pas à dédaigner. Une table couverte de légumes leur plaît mieux qu'une scène biblique ou évangélique. Qui oserait leur donner tort? Est-ce qu'ils ont négligé de s'éclairer?
L'excellence de la photographie est si bien établie pour les amateurs, et malheureusement aussi pour un grand nombre de peintres, que je n'espère pas la réduire aujourd'hui à sa juste valeur. Pour dessiller les yeux de ses admirateurs engoués, il faudra certainement renouveler plus d'une fois la discussion; mais quand on a pour soi la raison, le bon sens, l'expérience, le goût, on ne doit pas se décourager. J'aime à penser d'ailleurs que mes paroles ne resteront pas sans écho. Ce que je dis, d'autres le diront, et les oreilles les plus rebelles finiront par entendre. Les partisans les plus résolus de l'imitation, qui ne rêvent rien au-delà d'une copie littérale de la nature, auront beau s'obstiner dans leur opinion: bon gré, mal gré, ils seront forcés de céder à l'évidence. Quand les hommes les plus habiles, qui reproduisent avec une adresse merveilleuse le tronc d'un chêne, les brins de mousse et le lichen, verront la foule passer indifférente devant leurs tours de force, il faudra bien qu'ils changent d'avis pour ressaisir leur popularité. A cet égard, je suis sans inquiétude: le temps fera ce que mes paroles ne peuvent faire aujourd'hui. Je me fie à la bonté de ma cause pour achever ce que je commence.
Les objections ne manquent pas. L'intervention de la pensée dans le paysage est traitée de rêverie par des hommes d'un mérite réel, que je louerai toujours avec empressement, parce qu'ils ont dépensé les plus belles années de leur vie dans un travail sérieux. Je rends pleine justice à la persévérance de leurs efforts, et je reconnais sans hésiter qu'ils possèdent une part de la vérité; mais cette part est-elle la plus belle? La solution n'est pas difficile à deviner. Ou les trois maîtres que j'ai choisis, et qui sont les plus illustres dans le domaine du paysage, ont abusé leurs contemporains et la postérité, ou l’imitation n’est que la moitié de l’art. Ceux qui excellent dans l'imitation disposent d'un moyen sans doute très puissant, mais ils se méprennent sur l'emploi de ce moyen. Doués d'un regard pénétrant, au lieu de chercher le but vers lequel ils doivent marcher, ils comptent les cailloux et les brins d'herbe du chemin. A l'heure où nous parlons, ils peuvent railler nos théories tout à leur aise: ils ont pour eux le succès, et l'engouement des amateurs leur donne beau jeu contre nous; mais nous avons pour nous les œuvres consacrées depuis longtemps par une légitime admiration, et nous ne craignons pas les railleries. Dans le domaine du paysage comme dans le domaine de la peinture historique ou religieuse, la renommée ne s'attache qu'à l'expression de la pensée. Un regard attentif, une main habile ne donnent que des succès de courte durée. Ruysdael, le Lorrain, Nicolas Poussin se proposaient un but moins facile à toucher que l’imitation littérale, leur gloire n'est pas entamée.
Toute œuvre qui n'a pas un caractère personnel est condamnée à périr, c'est-à-dire à tomber dans l'oubli. Or, quoique tous les hommes voués à la pratique de la peinture n'envisagent pas la réalité vivante ou inanimée sous le même aspect, il est pourtant hors de doute qu'ils ne sauraient apporter une grande variété dans la représentation de ce qu'ils voient. Tant qu'ils demeurent sur le terrain de l'imitation, quelle que soit la diversité de leurs facultés, l'inégalité de leurs forces, la comparaison ne s'établit qu'entre la copie et le modèle. Quel que soit le degré d'habileté, c'est toujours une œuvre impersonnelle. Dès que la pensée, dès que l'émotion n'interviennent pas, l'histoire n'a pas à s'occuper de pareilles tentatives. Les contemporains peuvent applaudir, la postérité n'en sait rien, n'en veut rien savoir.
Ceux qui cherchent dans le paysage le portrait d'un coin de bois, d'un pré, d'une rivière ou d'une colline, croient volontiers qu'il est impossible de concilier l'imitation et l'expression. Ils s'imaginent que voir et penser sont deux actes contradictoires; ils oublient que l'impression produite en nous par les choses est d'autant plus vive, d'autant plus profonde, que nos facultés morales appartiennent à un ordre plus élevé. Eh bien! pourquoi ceux qui sentent vivement, ceux qui comprennent mieux et plus vite que la foule ne traduiraient-ils pas sur la toile ce qu'ils ont vu aussi fidèlement que les hommes doués de facultés vulgaires? C'est une erreur accréditée, je le sais bien, mais dont le crédit ne m'inspire aucun respect. Ceux qui vivent sans penser ne copient pas mieux que ceux qui pensent après avoir vu, mais ils copient autrement, je le reconnais volontiers. Ils tâchent de reproduire tout ce que leurs yeux ont aperçu, tandis que les peintres habitués à contempler tour à tour ce qui est devant eux et ce qui est en eux choisissent dans la nature les parties qui intéressent et négligent les parties sans importance. Est-ce donc là un signe d'infériorité? On ne s'étonnera pas que j'en doute. Les Hollandais; qui ont excellé dans la représentation des plantes et des animaux, ne se classent pas en raison de leur exactitude, mais en raison de l'intérêt qu'ils ont su mettre dans leurs ouvrages. S'il en était autrement, la photographie dominerait tous les maîtres, et tout espoir de lutter avec elle serait insensé.
Si la photographie domine tous les maîtres, si les peintres sont d'autant plus habiles qu'ils se rapprochent davantage de cette représentation impersonnelle de la nature, l'éducation des paysagistes ne doit plus avoir qu'un seul but: augmenter la puissance du regard. Quant à la docilité de la main, c'est quelque chose sans doute; la longueur des phalanges, la délicatesse du toucher, ne sont pas sans importance, mais ne peuvent se comparer à la puissance du regard. Est-ce là que veulent en venir les partisans exclusifs de l'imitation? Le paysage ne doit-il plus compter parmi les arts libéraux, c'est-à-dire parmi ceux qui relèvent de la pensée? J'aime à croire que les admirateurs les plus ardents de la réalité littérale reculeraient devant cette conséquence: ils ne consentiraient pas à ranger la peinture de paysage parmi les métiers. Cependant, à voir le train que suivent les choses, on pourrait craindre que l'intelligence ne fût bientôt considérée comme superflue pour l'exercice de cette profession. Ceux qui manient le pinceau, comme ceux qui mettent leur orgueil à posséder une galerie, ne semblent pas faire grand cas de la composition. Inventer leur paraît une chose secondaire; les toiles qui nous viennent des Alpes ou des Pyrénées s'adressent aux yeux, et ceux qui les signent ne songent guère à susciter en nous des pensées nouvelles.
Ce qui se passe ne m'étonne pas. Je crois que la peinture de paysage est engagée dans une route qui ne mène ni à la vérité ni à la renommée; mais il n'était pas difficile de prévoir ce qui arrive. Pendant que Louis David demandait aux statues antiques la régénération de la peinture historique, le paysage, dont il n'avait aucun souci, tâchait d'atteindre à la noblesse en négligeant l'imitation de la nature. Les œuvres qui prétendaient au grand style, et qu'on admirait sur parole, n'obtiennent aujourd'hui que notre indifférence, quand elles n'excitent pas notre hilarité. Les peintres de nos jours qui s'occupent de paysage ont voulu réagir contre le faux goût de l'époque impériale. L'intention était excellente; mais en cherchant le style naïf, ils ont trouvé le style prosaïque. Sans doute ils sont plus près de la vérité que leurs devanciers immédiats; ils se trompent pourtant s'ils croient conquérir une place glorieuse en s'arrêtant au point où ils sont parvenus. Le paysage de l’époque présente, quoique très supérieur au paysage de l'époque impériale, ne mérite pas encore d'être comparé aux plus belles œuvres du genre. Tant qu'il ne consentira pas à devenir poétique, ou, pour parler plus exactement, tant qu'il n'essaiera pas de le devenir, il ne sera pour les esprits élevés qu'un art secondaire. Il sera rangé parmi les passe-temps agréables, et ne sera vraiment rien de plus. Il a de plus hautes prétentions, et la faveur dont il jouit est pour lui sans doute un argument victorieux; toutefois, s'il veut prendre dans l'histoire de la peinture un rang aussi élevé que les œuvres de Ruysdael et de Nicolas Poussin, il faut absolument qu'il renonce à ses habitudes, à ses prédilections.
D'ailleurs la question qui s'agite aujourd'hui à propos du paysage n'est pas nouvelle. Pour peu que nous consultions l'histoire des formes diverses de l'imagination, nous retrouvons la même question à propos de la sculpture, de la poésie. Dans le passé comme dans le présent, nous voyons l'imitation et l'idéal se disputer le domaine de l'art. J'ai dit ce que je pense de l'imitation dans la sculpture, et pour donner à mon avis une autorité que personne ne pût contester, j'ai résumé en quelques pages l'histoire de l'art grec. Je n'ai pas à revenir sur ce point. Dans la poésie, l'imitation et l'idéal ont eu le même sort que dans la sculpture. Si j'avais à présenter des arguments à l'appui de cette affirmation, je n'aurais vraiment que l'embarras du choix. Je trouve chez. une nation voisine une démonstration sans réplique. L'imitation et l'idéal sont représentés en Angleterre par deux hommes qui ont eu chacun leur part de popularité, mais dont la valeur est fort inégale: j'ai nommé Byron et Crabbe. Ceux qui tiennent pour l'imitation mettent Crabbe bien au-dessus de Byron, et le client qu'ils ont pris sous leur protection possède assez de talent pour justifier leur sympathie. Cependant, malgré tout le mérite qui recommande les œuvres de Crabbe, le nom de Byron est demeuré plus grand que celui du poète qu'on a voulu lui donner pour rival. Pourquoi? C'est que Byron ne se contentait pas de raconter ce qu'il avait vu, mais s'efforçait constamment de l’agrandir, de le transformer, et, dans le domaine poétique, l'autorité de l'Angleterre ne vaut pas moins que l'autorité de la Grèce dans le domaine de la sculpture. Une nation qui peut mettre dans la balance Shakespeare, Milton et Byron n'est pas à dédaigner. Les plus sceptiques auraient mauvaise grâce à récuser son autorité. Les œuvres de Crabbe sont l'image de la réalité fidèlement, littéralement transcrite, et cette image n'a pas gardé la popularité qu'elle avait acquise. Les œuvres de Byron s'élèvent au-dessus de la réalité, et gardent encore aujourd'hui l'importance qu'elles avaient, il y a trente-trois ans, quand. Byron mourut en défendant l'indépendance de la Grèce.
Mais il ne faut pas insister trop longtemps sur l'histoire de la poésie à propos de l'histoire du paysage, car les partisans de l'imitation ne manqueraient pas de répudier cette comparaison comme inopportune. La seule manière de traiter la-question qui nous occupe maintenant, c'est d'établir nettement la nature des arts du dessin. J'ai parlé de la photographie et des dangers qu'elle présente. Ces dangers sont connus depuis longtemps de tous ceux qui aiment la peinture, et je dois ajouter qu'ils étaient prévus dès le premier jour. Cependant il ne faut pas s'abuser sur la valeur de la photographie envisagée comme moyen d'imitation. L’œuvre du soleil, admirée comme un prodige de fidélité et qui reproduit en effet les détails que le regard humain n'atteindra jamais, que le pinceau ne saurait copier, l’œuvre du soleil est parfois infidèle. Quand la photographie s'adresse aux monument, elle fait ce que le pinceau ne pourrait pas faire; dès qu'elle s'adresse à la vie, elle est obligée de confesser son impuissance. Elle transcrit la forme de la pierre, elle est habile à transcrire les animaux et les plantes, car la vie, c’est le mouvement, et le mouvement se dérobe à la photographie. Eh bien! ce qui échappe au soleil échapperait au pinceau, si le pinceau voulait reproduire la réalité tout entière; mais le peintre, forcé de s'avouer vaincu tant qu’il demeure sur le terrain de l'imitation littérale, domine la photographie dès qu'il ajoute la pensée au témoignage des yeux. Il choisit parmi les mouvements des plante et des animaux ceux qu'il peut rendre, et néglige sans regret ceux qui défient l'imitation. La puissance du pinceau n'est pas illimitée; les arts du dessin ne sont pas destinés à reproduire ce que nous voyons, mais à faire un choix parmi les objets qui s'offrent à nôtre vue, et quand ils ont choisi, leur tâche n'est pas achevée. Quand ils n'ont rien à exprimer, ils n'exercent aucune action sur les esprits élevés.
Dans un paysage comme dans un tableau d'histoire c'est la réalité qui saisit la foule, je ne veux pas le contester. On croit fermer la bouche aux défenseurs de l'idéal en produisant cet argument; on oublie que le sentiment de la beauté, qui sommeille chez le plus grand mombre, a besoin pour s'éveiller d'études-nombreuses, d'études assidues. L'utile est compris de tous, le vrai n'arrive pas à toutes les intelligences. Le sentiment du beau se développe dans des conditions encore plus rares que le sentiment du vrai. Les partisans de l'imitation littérale sont donc mal venus à citer le témoignage de la foule comme excellent, comme décisif: ce qui plaît aux esprits délicats n'est pas à la portée de la foule. Pourquoi s'en étonner? La foule a d'autres soucis que l'étude de la beauté. Le temps lui manque pour entrepiendre l'éducation de toutes les facultés qu'elle possède. Si le temps ne lui manquait pas, elle arriverait à comprendre dans une certaine mesure les questions les plus délicates de la science et de l'art; je dis dans une certaine mesure, parce que tous les hommes ne sont pas doués de facultés égales. Dans le mouvement de la vie moderne, il est facile de comprendre que les conditions de la beauté sont ignorées du plus grand nombre. Il n'est donc pas surprenant que sur mille spectateurs il s'en trouve dix tout au plus qui ne considèrent pas l'imitation comme le but suprême des arts du dessin. C'est le contraire qui devrait nous frapper de stupeur. Une branche d'arbre, une grappe de raisin habilement copiées s'adressent à toutes les intelligences. Une pensée qui prend pour interprète l'aspect d'une vallée ou d'une montagne ne s'adresse qu'aux intelligences préparées par l'étude à la perception de la beauté.