Conseils aux enfants pour peindre un paysage

Bernardin de Saint-Pierre
Après avoir montré aux enfants à connaître les parties principales des plantés, à les grouper, à les dessiner, et même à les décrire, il est intéressant de leur en faire observer l'ensemble, afin de leur apprendre à en composer des tableaux ou des descriptions. Bien des gens ne peuvent rendre compte de leurs voyages que par les bornes des grands chemins ou par les noms des auberges, des villages et des villes qui se rencontrent sur leur route. Ils ne savent pas même s'orienter; et s'ils ont été au midi ou au nord. Ils traversent, sans s'en apercevoir, les prairies, les vallons, les forêts: la nature n'est plus rien pour eux: Les végétaux, qui en font le plus bel ornement, ne parlent pas à leur âme desséchée par la cupidité. Nos laboureurs mêmes, ne voient que des bottes de foin dans les prés fleuris, et des sacs de blé dans les moissons ondoyantes de la douce Cérès. La forêt la plus majestueuse ne leur présente que des bûches et des fagots: elle n'est digne de leur attention que quand elle est en coupe réglée: ils ne la regardent que quand elle est abattue. Cependant, c'est des harmonies des végétaux que les arts, qui font le charme de la vie, tirent leurs principaux agréments. La poésie, l'éloquence, la morale même, nous ravissent pare les images qu'elles en empruntent. L'Évangile, si austère dans les devoirs qu'il nous impose, nous enchante par son style rempli de comparaisons tirées de l'agriculture. J'en ai compté plus de cent dans un seul évangéliste.

Je vais à ce sujet hasarder quelques règles pour apprendre aux enfants à exprimer en peinture, en vers ou en prose, les sensations que leur fait éprouver le spectacle de la nature : je parlerai d'abord à leurs yeux avant de parler à leur cœur. La méthode qu'on doit suivre pour bien rendre le caractère d'un paysage en peinture, est la même que celle que j'ai indiquée pour exprimer celui d'une plante. Il faut d'abord rapporter les harmonies que le paysage à avec les éléments, comme nous avons rapporté celles que la plante a avec eux.

On doit commencer par rendre l’action du soleil sur l'horizon : un paysage sans soleil est un végétal sans fleur. Comme aucun pinceau ne peut peindre l'astre du jour dans tout son éclat, il faut le voiler par quelque objet, ou choisir les heures où sa lumière est la, moins brillante. Les plus favorables sont celles du matin et du soir, parce que le soleil étant à l'horizon, tous les objets du tableau sont frappés de ses rayons parallèlement à nos yeux, et se détachent les uns .des autres par de grandes ombres. Celles, du soir me semblent plus intéressantes .que celles du matin, parce que le ciel étant alors plus vaporeux, la lumière y produit de plus beaux effets. Elles plaisent aussi davantage à notre imagination, parce qu'elles nous annoncent le repos de la nuit, tandis que celles du matin commencent les travaux du jour. Claude Lorrain a choisi par préférence la lumière du soleil couchant pour éclairer ses paysages, et il a excellé à en rendre les reflets dans les airs et sur les eaux marines. Ses vaisseaux, ses palais; ses péristyles y sont tout brillants d'une atmosphère safranée Mais je pense que les rayons horizontaux du soleil couchant produiraient encore des effets plus riches parmi les arbres d'une forêt, si en, empourprant le dessous de leur feuillage et en dorant les cimes verdoyantes, ils se brisaient sur leurs troncs moussus, et les faisaient apparaître comme des colonnes de bronze.

L'atmosphère, à son tour, doit se faire sentir dans un paysage par un ciel élevé, dont on rend les lointains avec des vapeurs étagées et fugitives. Ce sont surtout les nuages qui entourent le soleil couchant, qui doivent exprimer la grande étendue de l'horizon par les couleurs vives et les ombres prononcées des nuages qui sont en avant; tandis que ceux qui les suivent sont teints de couleurs et d'ombres mourantes qui vont se perdre dans l'immensité des cieux. L'étendue de l'air doit aussi se faire sentir sur la terre, dans l'épaisseur même des forêts, par de longues perspectives ménagées parmi les troncs des arbres, et par quelques faibles aperçus d'un ciel azure à travers leurs rameaux. C'est ainsi que Jouvenet a rendu, .au milieu des bois, une solitude profonde de Bruno, le fondateur des Chartreux. On pourrait peut-être y exprimer les mouvements de l'air, 1'âme des végétaux par le balancement de la cime des arbres, le retroussis de leur feuillage et les ondulations des prairies. Il serait possible d'y joindre une harmonie aérienne de plus, en exprimant une ondée de pluie. Il ne faut pas la répandre dans tout le tableau, car il deviendrait mélancolique comme celui du Déluge du Poussin. Il suffit d'y peindre l'effet d'un nuage pluvieux sur une partie de la forêt. Les rais de la pluie se mêlant avec ceux du soleil, forment des arcs-en-ciel dans les cieux, et des harmonies charmantes parmi les arbres.

Un paysage sans eaux est un palais de Vénus sans miroir. La proportion des eaux avec les terrasses d'un paysage doit être, à mon avis, de deux à un, pour être la plus belle possible. Je l’ai tiré de celle de notre globe, où 'il y a deux fois plus de mer que de terre. Mais les terrasses d'un tableau, comme les collines et les montagnes, doivent regagner en hauteur ce qu'elles perdent dans leur plaine, comme celles du globe même ; car si les mers et les méditerranées y ont deux fois plus d'étendue que les continents et les îles, les continents et les îles, à leur tour, ont peut-être dans leur élévation autant de développement que les mers et les méditerranées. Il en résulte aussi des perspectives ravissantes avec leurs reflets. Les paysages les plus agréables à peindre sont donc ceux des îles. C'est dans celle de Cythère que les poètes ont placé la naissance de la déesse de la beauté. Les voluptueux Chinois, qui sentent tout le charme des eaux, font sortir leur déesse Amida et son enfant, du sein d'une fleur au milieu d'un lac. Les îles les plus agréablement situées, selon moi, sont celles qui sont aux confluents des rivières, parce qu'elles sont au centre de plusieurs avenues d'eau, ou à l'embouchure des fleuves, dont les eaux douces apparaissent couleur de turquoise, tandis que l’eau marine où elles se déchargent est azurée. C'est sur les bords des rivières que les végétaux se montrent dans toute leur beauté, non seulement parce qu'ils y sont plus grands, plus frais et plus fleuris que par tout ailleurs, mais parce qu'ils y sont reflétés dans tout leur éclat. Au coucher du soleil, surtout, leurs images se dessinent aussi parfaitement au sein des ondes, que leurs modèles qui sont dans l'air. Le paysage paraît double; il y en a un droit et un renversé. Ici, une forêt s'unit par sa base à la même forêt; là, un pont forme avec lui-même un autre pont, et avec ses propres arcades des cercles entiers, entourés de voussoirs. On y voit à la fois deux cieux, deux soleils, et celui qui est au fond des eaux n'est pas moins éblouissant que celui qui brille dans la profondeur des cieux.

La terre, à. son tour, offre de nouvelles consonances par les couleurs de ses terrasses, dont les sombres roches et le rouge brun s'harmonisent si bien avec la verdure: Mais c'est surtout par ses vallées profondes, ses montagnes à croupes arrondies et à sommets escarpés ; qu'elle offre les plus magnifiques amphithéâtres à toutes les richesses de la végétation. On y voit toutes ses tribus rangées par ordre, depuis le roseau, d'un vert• glauque, que le souffle du zéphyr agite sur le .bord des eaux, au fond des vallons, jusqu'au cèdre qui s'élève au haut d'une atmosphère empourprée, sur les cimes des monts lointains; autour des glaciers, où il brave les tempêtes et les hivers. La terre, couronnée d'arbres, paraît plus élevée et plus majestueuse.

Enfin, les végétaux sont si nécessaires, qu'on peut dire qu'il n'y a point de paysage proprement dit, là où ils manquent. On ne peut donner ce nom aux vastes plaines de la mer, à ses écueils, aux rochers nus et arides du Spitzberg., aux neiges et aux glaciers du Nord, ni aux déserts sablonneux de l'Afrique. Au contraire, les végétaux seuls suffisent pour former un paysage très varié dans une plaine; même circonscrite. Les herbes, les arbustes, les sous-arbrisseaux, les arbrisseaux, les arbres, y peuvent être disposés en amphithéâtre, et y figurer des vallons, des collines, des eaux, des, rochers, des perspectives. Chaque arbre porte avec lui un caractère particulier qui en, varie les scènes, et y exprime, pour ainsi dire, une passion. L'if noir et hérissé présente, quelque chose de hideux; le cyprès, de funèbre ; et-le saule de Babylone, de mélancolique, par sa longue chevelure.

Le rosier paraît l'emblème du plaisir par ses fleurs éclatantes et passagères, mêlées d'épines cachées, et permanentes ; le myrte, celui de la volupté, par ses rameaux flexibles et odorants. Le chêne a un caractère athlétique dans son tronc noueux et ses branches; tortueuses; le sapin majestueux, dans sa haute et sombre pyramide, ressemble à un grand rocher planté sur les montagnes; le peuplier, aux feuilles tremblantes et murmurantes, imite le mouvement et le gazouillement des eaux.

Les végétaux, par leurs contrastes, produisent entre eux une multitude d'harmonies naturelles tels sont les rosiers avec les lis; le liseron aquatique à feuilles en cœur et à fleurs en cloches blanches, appelées chemises de Notre-Dame, avec le saule; les ébéniers à fleurs «jaunes avec les sapins sombres et pyramidaux ; la vigne avec l'orme.

Les animaux ajoutent encore au sentiment moral des végétaux auxquels ils sont ordonnés. Chaque arbre, chaque plante, a, pour ainsi dire, une âme dans un volatile qui l'habite va, vient, saute; chante ou murmure autour de lui. L'abeille est en harmonie avec le cytise, le papillon avec le rosier, la tourterelle amoureuse avec le myrte. Le hibou fait son nid dans l'if des cimetières; l'écureuil revêtu de fourrure, dans le sapin du Nord; et le rossignol plaintif, dans le peuplier murmurant. Virgile a bien senti ces convenances; et surtout, les dernières, lorsqu'il a comparé Orphée pleurant la perte d'Eurydice; à un rossignol qui déplore, à l'ombre, d'un peuplier, celle de ses petits encore sans plume, qu'un dur laboureur aux aguets a arrachés de leur nid :
Qualis populea mœrens Philomela sub umbrâ
Arnissos queritur foetus, quos durus arator,
Observans nido, implumes detraxit : at illa
Flet noctem;•rarnoque sedens, miserabile carmen,
Integrat, et mœstis latè loca questibus implet.

Le poète achève la beauté de cette image par des vers dont l'harmonie imitative est inimitable à ma faible prose. Il oppose la douleur de cette mère infortunée à la cruauté du laboureur. « Pour elle, dit-il, elle se plaint toute la nuit ; posée sur un rameau, elle continue son chant lamentable, et, remplit au loin les solitudes de ses tristes gémissements.»

Virgile compare l'amour conjugal d'Orphée à l'amour maternel du plus, harmonieux des oiseaux, comme le seul qui en puisse exprimer les regrets. Il a senti que les consonances des passions humaines bien plus expressives que les animales, ajoutaient encore au caractère des végétaux ; il emploie fréquemment celles des enfants et des roses, des adolescents et des lis, des jeunes filles et des myrtes. Avec combien de grâces il représente; dans ses Églogues le vendangeur qui chante au haut de l'orme, soutien de la vigne. Pour moi, je ne vois point sans un nouvel intérêt, le long des, rivières, le saule porter la nasse du pêcheur sur lés mêmes rameaux dont elle est formée. Si je lui trouve, préférable le saule de Babylone, c'est que je me rappelle la lyre que les Israélites, dans leur captivité, y avaient suspendue. Plus l'harmonie morale des végétaux et des hommes s'étend, plus elle produit d'effets. Mon âme s'agrandit quand je vois, à travers les campagnes, ces longues avenues qui font communiquer les empires. Bien des gens; n'y voient que des ormes ; pour moi j'y sens les contrastes du genre humain.

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