"Rebecca" de Poussin : conférence de Philippe de Champaigne
M. Le Brun prit encore la parole et demanda à M. de Champagne s'il croyoit que M. Poussin eût ignoré l'histoire de Rébecca. Là-dessus M. de Champagne convint avec toute l'assemblée que M. Poussin avoit eu trop de lumière et trop d'érudition pour avoir ignoré ce trait de l'histoire sacrée; ce qui engagea M. Le Brun à dire que les chameaux n'avoient pas été retranchés de ce tableau sans une solide réflexion; que M. Poussin, cherchant toujours à épurer et à débarrasser le sujet de ses ouvrages et à faire paroître agréablement l'action principale qu'il y traitoit, en avoit rejeté les objets bizarres qui pouvoient débaucher l'oeil du spectateur et l'amuser à des minuties ; que le champ du tableau n'est destiné que pour les figures nécessaires dans le sujet et pour celles qui sont capables d'une expression ingénieuse et agréable, de sorte qu'il n'avoit pas dû être occupé par une suite de chameaux, aussi ingrate pour le travail qu'embarrassante pour le nombre ; car la Genèse fait mention de dix chameaux, et s'il avoit fallu traiter le sujet avec la fidélité et l'exactitude que les critiques prétendent, on en devoit ponctuellement mettre dix et faire une caravane complète ; que M. Poussin faisoit souvent réflexion sur ce mélange incompatible et disoit, pour maxime, que la peinture aussi bien que la musique, a ses modes particuliers, et que, dans la proportion harmonique des anciens, le mode phrygien destiné pour les airs militaires n'entroit jamais dans le dorien qui étoit affecté au culte divin, et jamais le mode ionien, entrecoupé de fredons, ne se mêloit avec l'éolien qui étoit simple et nature, chaque mode ayant ses règles propres qui ne se confondoient point l'une avec l'autre ; que, sur cet exemple, M. Poussin, ayant considéré les espèces particulières des sujets qu'il traitoit, y supprimoit les objets, qui, à force d’être dissemblables, y auroient été difformes, et il les regardoit comme de légères circonstances qui, étant retranchées, ne faisoient aucun préjudice à l'histoire. Il disoit que la poésie en usoit ainsi, et ne permettoit pas que dans un même sujet l'expression aisée et familière du poême comique se mêlât avec la pompe et la gravité de l'héroïque. M. Le Brun ajouta encore aux remarques de M. Poussin que la poésie évitoit même le récit des actions bizarres dans un ouvrage sérieux, et qu'un excellent poête de notre temps, décrivant le combat d'Alexandre contre Porus, avoit retranché de sa narration que Porus étoit alors monté sur un éléphant, de peur que, faisant mention d'une espèce de monture rejetée de nos escadrons, il n'effarouchât l'oreille de ses auditeurs, et que la matière principale ne fût troublée par ce petit détail qui est contraire à nos manières de combattre. Pourra-t-on dire avec justice que l'histoire sacrée et la profane aient reçu une atteinte quand d'un côté on aura négligé de parler de l'éléphant, et que de l'autre côté on aura retranché la représentation des chameaux ? Pour mieux autoriser cette opinion, M. Le Brun y joignit encore un exemple digne de vénération et dit que d'ordinaire, en représentant Jésus-Christ mourant sur le Calvaire, on n'y faisoit paroître que cinq figures, et trois le plus souvent, quoiqu'il soit bien constant qu'il y vint alors de Jérusalem une foule d'autant plus grande que la solennité de la fête de Pâques y avoit attiré presque tout le peuple de la Judée.
En cette occasion les peintres ne peuvent pas supposer avec vraisemblance que la multitude regardoit de loin le spectacle, car qui auroit empêché qu'elle n'approchât, et n'est-il pas bien apparent que la foule des juifs déjà prévenue de la vie prodigieuse de Jésus-Christ, et curieuse d'en voir la fin environnoit de tous côtés le pied de la croix ? Mais les peintres ont sagement considéré que s'ils étaloient un embarras si énorme, ils satisferoient mal la piété des personnes contemplatives, parce que tant de divers objets interrompoient leurs méditations en leur ferveur. [...]