La montagne

Remy de Gourmont
Je suis un homme de la mer, mon rêve va vers les grèves, je n’ai jamais gravi aucune Alpe, et cependant il me semble que je connais la montagne, il me semble que je l’aime. C’est que je viens de lire, sans en passer une ligne, le livre de M. Charles Lefébure, Mes étapes d’alpinisme. Cent cinquante photographies, d’une parfaite netteté, aident singulièrement à comprendre des récits qui, sans cela, auraient un peu l’air de se passer dans la lune. La montagne est un monde, non plus mystérieux, sans doute, mais encore très difficile et qui n’accueille pas indifféremment tous ceux qui veulent faire sa connaissance. Il faut lui plaire, et pour cela montrer beaucoup de docilité, beaucoup de patience. Des présomptueux, tous les étés, arrivent aux pieds de la montagne et veulent tout aussitôt entrer en conversation avec elle; mais elle, haussant un peu les épaules, les envoie rouler au fond des précipices. Pour être admis en sa familiarité, il faut lui faire la cour, il faut respecter ses habitudes et surtout ses caprices; il faut attendre qu’elle vous fasse signe. Schopenhauer disait : Comportez-vous avec les chefs-d’œuvre comme il est d’usage de se comporter avec les rois. On ne prend pas la parole le premier, on attend. Plantez-vous devant les chefs-d’œuvre et attendez qu’ils vous parlent. Ainsi faut-il agir avec la montagne. On la contemplera longtemps respectueusement avant d’oser grimper sur son dos royal, et encore ne le fera-t-on que pas à pas et avec l’assistance d’un guide expérimenté. Même quand on est devenu digne d’être soi-même un guide, on ne s’aventure jamais seul dans la montagne, à moins que d’être fou. C’est dans la montagne comme sur la mer que le mot du vieux Jéhovah prend toute sa force : Il n’est pas bon que l’homme soit seul.

La montagne est une découverte récente. Il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle que Saussure inventa les Alpes et Ramond les Pyrénées. Avant ces deux grands explorateurs, la montagne n’était ni un sujet d’étude ni un but d’excursion. Elle inspirait rarement d’autre sentiment que l’effroi. Pourtant, dès le dix-septième siècle, quelques voyageurs éprouvent en face des Alpes une confuse admiration. Maximilien Misson, qui avait accompagné en Allemagne et en Italie le comte d’Arran, gentilhomme anglais, note ainsi, en 1687, l’impression que lui firent les Alpes : « Leurs cimes chargées de neige se confondent avec les nues et ressemblent assez aux vagues enflées et écumantes d’une mer extraordinairement courroucée. Si l’on admire le courage de ceux qui se sont exposés les premiers sur les flots de cet élément, il y a sans doute aussi de quoi s’étonner qu’on ait osé s’engager parmi tous les écueils de ces affreuses montagnes. » Qui oserait aujourd’hui, en parlant des montagnes, les qualifier d’affreuses? Ce passage est encore curieux à un autre titre, c’est par la comparaison, devenue banale, de la montagne et de la mer, que l’on y voit, je pense, pour la première fois.

Avant d’avoir été vaincu, en 1787, par Horace de Saussure, le Mont-Blanc passait pour un amas de « glacières inaccessibles ». Ses abords commençaient cependant d’être fréquentés. Deux Anglais, dès 1741, avaient révélé à l’Europe les charmes de Chamonix. Au temps de Saussure, il y avait déjà des amateurs de la montagne, puisque l’on voit que, lors de son ascension, il était accompagné de dix-huit guides; le guide suppose le touriste qui a besoin d’être guidé. Ce sont les Alpes qui ont eu l’honneur de donner leur nom à l’amour, au goût, à la science de la montagne, à l’alpinisme, enfin. Alpiniste est celui qui grimpe aux Pyrénées, tout aussi bien que celui qui grimpe aux Alpes, et le Club Alpin, s’il fixe d’un œil le mont Rose, couve de l’autre le mont Perdu. Alpinistes encore, ceux qui se sont attaqués aux sommets prodigieux de l’Himalaya ou des Andes. Les Alpes, il faut le dire, méritaient cet honneur, par la hardiesse, le courage et l’intelligence de leurs montagnards. M. Lefébure, qui leur doit la vie, d’ailleurs, fait un grand éloge des guides alpins. Il y a là des hommes qui sont, dans leur métier, de premier ordre. Le vrai guide des Alpes ne connaît pas seulement sa montagne; il connaît la montagne. Transporté dans les Pyrénées, il est un guide aussi sûr que dans les Alpes, où il est né. Ce sont des montagnards du Valais, de l’Oberland et de la Savoie qui guident sur les pentes de l’Himalaya les explorateurs anglais. Un bon guide reconnaît à la couleur la résistance de la glace ou de la neige, exactement comme un bon pilote distingue d’un regard les hauts-fonds et les passes.

Il est vraiment suprenant que le goût de la montagne se soit développé si tard, chez les Européens, car il semble bien que l’homme a toujours été attiré par les sommets. L’enfant ne voit pas un arbre sans avoir envie d’y grimper. Les montées abruptes, les collines escarpées le tentent également et l’homme, tant qu’il possède quelque force musculaire, conserve souvent ce goût escaladeur. En tous les temps et tous les pays, les hommes se sont plus à élever des tours, quelquefois pour rien, pour le plaisir d’y monter, comme dans la chanson : « Madame monte à sa tour! » Ce n’est qu’après coup que l’on a réussi à utiliser la Tour Eiffel; elle ne fut d’abord qu’un exercice de hauteur, une Alpe bénigne opposée à l’Alpe homicide, une montagne mécanique où un treuil, dans l’instant, vous mène au sommet. Hélas! les vraies Alpes ne seront bientôt plus, elles aussi, que des Alpes à remontoir. Le treuil, le cric, la câble et le moufle déchirent leurs flancs hautains, et pour un écu on viole la Jungfrau. C’est un sacrilège, et qui ne sert à rien. On est enlevé le long d’un tunnel, d’un boyau noir, et souvent, arrivés en haut, les joyeux touristes ne voient rien qu’un immense nuage blanc. Mais ils ont satisfait leur manie d’animal grimpeur, et cela sans péril, sans fatigue, sans mouvement même. C’est le péril qui éloigna si souvent l’homme de la montagne, un péril réel, mais singulièrement grossi par la peur. La montagne était le séjour des dieux ou des démons. Il y avait à Saas-Fee, un bouc diabolique qui, dès que la nuit s’approchait, précipitait dans le torrent tous ceux qui s’aventuraient sur son chemin. Un jour, vers l’année 1750, un jeune héros osa tenir tête à la bête mystérieuse. Il entra en lutte avec bouc, put le saisir et alla le jeter, en récitant des prières, dans la Saasser-Visp. La montagne était exorcisée. Cette légende est symbolique : c’est la superstition religieuse, bien plus encore qu’une crainte légitime, qui barrait aux curiosités le chemin de la montagne. Maintenant nous sommes peut-être trop familiers avec elle et nous lui avons imposé trop de chemins de fer à crémaillère. Il faut rejeter toutes les superstitions, mais il est bon de garder certains respects, celui de la grandeur et celui de la beauté.

M. Lefébure ne fait aucune allusion aux engins mécaniques qui labourent les Alpes. Cela n’existe pas pour lui. Véritable montagnard d’adoption, il sourit de ces trop faciles moyens d’accès. Qu’est-ce que c’est qu’un plaisir qui devance le désir? Pour jouir de la montagne, il faut la conquérir pas à pas, vaincre ses résistances redoublées, lutter contre sa mauvaise humeur, abattre sa fierté. Qu’est-ce qu’un amour qui, au premier signe, vous ouvre les bras? Je suis sûr que M. Lefébure, qui fut blessé en luttant avec le Roseg, ressent pour cette dure montagne une particulière dilection.

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