Beauté
Avertissement Nietzsche
Voici une pensée de Nietzsche qui résume bien le problème de la beauté tel qu'il se pose dans un contexte où les spectacles se font de plus en plus bariolés et tapageurs pour toucher des sens qui, de plus en plus sollicités, se défendent en s'anesthésiant:
« C'est à coups de tonnerre et de feux d'artifice célestes qu'il faut parler aux sens flasques et endormis. Mais la voix de la beauté parle bas: elle ne s'insinue que dans les âmes les plus éveillées. Doucement mon bouclier a vibré et a ri aujourd'hui : c'était le frisson et le rire sacré de la beauté! »
FRIEDRICH NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction de Maurice Betz, Paris, Gallimard, 1947, p
Winckelmann: le sentiment de la beauté chez les artistes grecs
Dans ses Réflexions sur l'imitation des ouvrages grecs dans la peinture et la sculpture paru en 1745, Winkelmann esquisse la théorie sur la supériorité de l'art grec qu'il développera dans son œuvre maîtresse, l'Histoire de l'art chez les anciens, et qui aura un retentissement énorme sur la sensibilité esthétique en Europe au XVIIIe siècle. Dans la première partie des Réflexions, il montre comment les artistes grecs sont constamment en relation avec la beauté: beauté du monde physique, favorisé par le climat sain et la nature généreuse de la Grèce – où Winckelmann ne s'était jamais rendu –; beauté du corps humain, objet d'une grande fierté chez les Grecs à qui l'on inculque dès l'enfance le souci de développer un corps athlétique, aux proportions harmonieuses, et qui n'hésitent pas à l'exhiber dans sa splendide nudité, dans les palestres et dans les processions religieuses. Nourris par cette beauté qu'ils peuvent contempler à loisir, les artistes grecs parviendront à concevoir une idée de la beauté supérieure même à celle que la nature offre aux regards:
« Ces ressources multipliées, pour observer la nature dans tous ces mouvements et les aspects divers, mirent non seulement les artistes Grecs en état de représenter toutes ces beautés avec énergie et vérité, mais encore encourageaient le génie à faire un nouveau pas vers la perfection, et à s’élever au-dessus même de la nature réelle. Après avoir contemplé la nature dans ses plus belles formes, ils imaginèrent des formes encore plus belles et plus frappantes; ils acquirent ainsi des idées de beauté supérieurs à celles que la nature elle-même leur avait présentées, et ils les appliquèrent dans leurs ouvrages, non seulement aux différentes parties du corps humain, mais encore au tout considéré sous un seul point de vue. Cette beauté idéale n’avait d’existence que dans leurs sublimes conceptions ; elles n’appartenaient à aucun objet extérieur; mais elle surpassait de beaucoup toutes les idées que les hommes avaient eues jusque là de la beauté.
C’est d’après cette forme idéale de beauté que Raphaël conçut la fameuse Galatée. Cet artiste immortel observe, dans sa lettre au Comte Balthasar Castiglione: "que les différentes parties de la véritable beauté se trouvent rarement unies dans une seule personne, particulièrement dans les femmes; et qu’en conséquence il avait été obligé de donner à sa Galatée les traits d’une beauté idéale, dont le modèle n’existait que dans sa propre imagination."
Ces idées, réellement supérieures à toutes les formes que la matière prend dans l’ordre ordinaire des choses, guidèrent les artistes Grecs dans les représentations qu’ils firent des divinités et des hommes. On remarque dans les statues des dieux et des déesses, que le front et le nez sont presque entièrement formés par la même ligne. Ce même profil se retrouve dans les têtes de quelques femmes célèbres représentées sur les médailles grecques. Il n’est cependant pas indifférent, dans une médaille, d’altérer ou de suivre la nature. Peut-être cette conformation était-elle particulière aux anciens Grecs, comme le sont le nez aplati chez les Calmouks, et les petits yeux en coulisse chez les Chinois. Les yeux grands et bien ouverts, que nous trouvons toujours dans les têtes grecques gravées sur les médailles et les pierres antiques, paraissent une forte présomption en faveur de ce sentiment.
Quoi qu’il en soit, les artistes Grecs dessinèrent les têtes des impératrices romaines, d’après un modèle idéal. Aussi observe-t-on, dans le profil d’une Livie ou d’une Agrippine, le même profil et la même manière que dans celui d’une Artémise ou d’une Cléopâtre. »
JOHANN WINCKELMANN, "Réflexions sur l'imitation des artistes grecs dans la peinture et la sculpture", in Recueil de pièces sur l'art, Genève, Minkoff, 1973, réimpression de l'édition de Paris, 1786.