Une édition critique de «L'Appel de la race»

Stéphane Stapinsky
Bref compte rendu d'une édition critique de L'Appel de la race de Lionel Groulx, réalisée par Yves Saint-Denis. Thèse de Ph. D. en lettres françaises, Université d'Ottawa, 1991.
Quelques travaux récents jettent un nouvel éclairage sur l'oeuvre de Lionel Groulx. L'édition en cours de la correspondance de l'historien ainsi qu'un dossier de la revue Voix et Images, paru à l'automne 1993 sous la direction de notre collègue Pierre Hébert, et consacré à «Lionel Groulx écrivain», délimitent un champ moins fréquenté du continent groulxien, qui a surtout été surtout été jusqu'ici l'objet des attentions des spécialistes des idéologies ou de l'historiographie. Ce dernier dossier entendait situer la question au-delà des polémiques récentes autour de Groulx. Comme l'écrivait un des collaborateurs, à propos de L'Appel de la race - mais cela peut être dit de l'ensemble de l'oeuvre de Groulx:
    [...] deux types d'attitudes [...] à l'égard de Groulx, ont fait leur temps et ne servent plus qu'à engendrer de la méconnaissance: l'admiration filiale défensive et le rejet hostile catégorique. Ces deux attitudes ont en commun de s'en tenir à la dimension idéologique ou pédagogique de l'oeuvre, lui déniant [...] son caractère littéraire (Dominique Garand, «The Appeal of the Race. Quand l'antagonisme se fait vérité de l'être», Voix et Images, vol. XIX, no 1 (55), automne 1993, p. [11]-13)
L'édition critique que nous présentons permettra de pousser plus avant la recherche sur la dimension littéraire de l'oeuvre de Groulx. Fréquentant nous-même les manuscrits de l'historien-romancier depuis quelques années déjà, nous sommes enclin à reconnaître que l'auteur, Yves Saint-Denis, a accompli un véritable travail de bénédictin. Le grand nombre des manuscrits groulxiens, et surtout la complexité de leur présentation, justifient pareil éloge de notre part.

Saint-Denis est passionné par son objet d'étude, d'abord pour des raisons d'ordre intellectuel, mais aussi en raison de ses convictions personnelles -- il est un militant franco-ontarien et voue une admiration sans borne à Groulx, admiration qui colore fortement son propos et gênera sans doute le lecteur allergique à la rhétorique nationaliste. Son travail d'édition a su, par contre, se plier entièrement à la règle de l'impartialité scientifique.

L'Appel de la race, roman le plus connu de Groulx, a suscité d'âpres débats au moment de sa publication. Saint-Denis évoque ceux-ci dans une introduction bien documentée. Il insiste aussi sur l'importance prise par l'éducation dans l'oeuvre:
    Aussi les questions qu'il soulève dans son roman sont-elles toutes tournées vers l'éducation. Qu'il s'agisse de l'absence de l'éducation du patriotisme, du mariage mixte, de l'exécrable Règlement 17, de manifestations patriotiques ou religieuses, du recours à des personnages historiques, tout est axé sur les problèmes éducatifs. (p. 37)
L'auteur rappelle que
    L'Appel de la race comporte donc, en plus d'éléments biographiques, un important volet historique. Historique par son cadre géographique [...] le roman l'est aussi par ses personnage tertiaires (chefs de file Franco-Ontariens et députés de l'Opposition) qui servent de toile de fond à l'oeuvre. Ce sont ceux-ci qui confèrent à l'oeuvre sa dimension de document d'un épisode vécu. (p. 50)
Il a fait une recherche sérieuse et a accompagné sa thèse de notes explicatives fort précises. L'aspect le plus novateur de l'étude qui accompagne son édition critique tient, à notre avis, dans les précisions qu'il nous fournit sur la genèse et l'écriture du roman lui-même. Son projet ne fut pas sans surprise pour l'auteur:
    Quand nous avons décidé de faire l'édition critique de L'Appel de la Race, nous savions que le roman avait connu une dizaine d'éditions et de réimpressions. Nous connaissions aussi l'existence du manuscrit à la Fondation Lionel-Groulx. Mais ce que nous ignorions, c'était qu'il n'y avait pas un ni deux ni même trois non plus que quatre, mais cinq états manuscrits du texte. Quand nous avons voulu choisir le texte de base pour établir le texte, nous avons appris que l'auteur avait corrigé son roman jusqu'à la cinquième édition. (p. 77-78)
Si pour Groulx, l'écriture romanesque fut un «divertissement», on pourrait difficilement qualifier de la sorte la tâche de ceux qui procèdent aujourd'hui à l'analyse de ses manuscrits. Nous avons fait état ailleurs de la complexité du processus d'écriture chez Groulx, qui avait l'habitude de faire d'innombrables corrections en amont et en aval du texte publié (Voir l'introduction de notre Inventaire analytique de la série des manuscrits (1923-1935) du fonds Lionel-Groulx. Sous la direction de Benoît Lacroix. Outremont, Centre de recherche Lionel-Groulx, 1990, xcviii-344 p.) Saint-Denis décrit de manière concrète les problèmes de transcription que posent ces manuscrits:
    Les renvois au verso des pages précédentes sont innombrables. Même à l'intérieur de ces renvois viennent se greffer d'autres ajouts. Les marges sont aussi largement garnies d'ajouts, souvent dans le sens vertical, et qui poussent des pointes à l'intérieur même du texte, entre les lignes. L'aspect visuel est lamentable. Le texte est abondamment raturé et généreusement garni entre les lignes en plus de présenter de multiples surcharges. (p. 82-83)
Les trois premières éditions ont été publiées par L'Action française que dirigeait Groulx lui-même. Les variantes sont d'une importance minime: coquilles, orthographe, ponctuation, vocabulaire. En 1943, Groulx publie la quatrième édition chez Granger Frères, à Montréal. Cette fois, des changements majeurs interviennent:
    Le romancier trahit davantage sa préoccupation en regard de la stylistique [...] L'écrivain se soucie de la concordance des temps. [...] Des phrases complètes, des paragraphes sont remaniés. Dans l'ensemble, le style devient plus correct et plus sobre [...] Mais au-delà du style, il y a des changements dans la structure même du roman. La table des matières n'existe plus, car les titres qui coiffaient les chapitres ont été retirés. Des phrases entières, des paragraphes, voire des passages substantiels sont supprimés [...] l'auteur aura voulu s'ajuster, dépouiller son roman de réflexions qui ne lui semblaient plus tout à fait nécessaires. Le roman est devenu un peu moins mordant à l'égard de l'élément anglophone. (p. 87-89)
Lors de la cinquième édition, l'auteur apporte certaines corrections, mais qui sont moins significatives: «Pour la première fois, le pseudonyme Alonié de Lestres est abandonné et remplacé par le nom véritable de l'auteur.» (p. 89) En 1980, Fides publie une sixième édition dans la collection «Bibliothèque québécoise», édition qui «... n'est qu'une reproduction photographique, en format réduit, de la cinquième édition...» (p. 91)

Qui dit édition critique, dit établissement du texte et relevé des variantes. L'auteur s'est appuyé sur la référence en la matière pour guider son travail: le Protocole d'édition critique préparé par le comité de rédaction du Corpus d'éditions critiques pour les ouvrages de la Bibliothèque du Nouveau Monde aux PUM. Le texte de base de l'édition critique est celui de l'édition de 1956, la dernière revue et corrigée par l'auteur avant sa mort, selon Juliette Lalonde-Rémillard, collaboratrice de Groulx. Ces divers états du texte (manuscrits et quatre premières éditions) ont produit 811 pages de variantes:
    Nous avons considéré tous les états variants, des signes orthographiques aux signes de ponctuation. Nous avons relevé toutes les suppressions de texte, qu'il s'agisse de passages importants ou de simples ratures. Nous avons démêlé et ordonné les écheveaux de ratures. Nous avons aussi indiqué les substitutions, les ajouts, les surcharges et les leçons déchiffrées sous les surcharges.
Le roman de Groulx eut une fortune certaine: six éditions et quatre tirages de la 5e édition totalisèrent 24 196 exemplaires. L'oeuvre fut même traduite en anglais par J.S. Wood, sous le titre The Iron Wedge (Ottawa, Carleton University Press, 1986, 177 p.), avec une présentation de Michel Gaulin.

En somme, cette édition critique est importante en ce qu'elle permet de mieux faire connaître un texte important de la littérature québécoise du début de ce siècle. Elle fait également avancer notre connaissance de l'écriture groulxienne et livre des matériaux qui permettront de pousser plus avant la recherche. On ne peut qu'en souhaiter la publication prochaine. Si cela s'avérait, l'auteur aurait avantage, à notre avis, à retoucher son introduction. Il serait souhaitable qu'il prenne une vue un peu plus distanciée de son objet. Souhaitable également qu'il fasse écho aux travaux récents sur le roman à thèse ou sur l'étude génétique des manuscrits. Mais ces quelques suggestions n'invalident pas, bien sûr, la qualité de l'édition critique proprement dite.

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