Lionel Groulx : actualité et relecture

Stéphane Stapinsky
Texte de présentation du numéro 8 des Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle, paru en 1997.
Alors qu’on vient de célébrer, en 1996 et en 1997, le 30e anniversaire de la mort de Lionel Groulx, le 50e de fondation de l'Institut d'histoire de l'Amérique française et de sa Revue, le 40e de la Fondation Lionel-Groulx et le 20e de son Centre de recherche, il est naturel que les Cahiers consacrent le présent numéro à une réflexion sur Groulx et son oeuvre, tant comme historien que comme animateur de vie intellectuelle, et sur les résonances de celle-ci dans le Québec d'aujourd'hui. A une époque où fleurit la rectitude politique qui pose un baîllon sur nos lèvres, un tel choix sera peut-être perçu par certains comme une preuve d'audace, sinon de courage.

Au moment où l'on ne cesse de déplorer les lacunes de l'enseignement de l'histoire, un sondage rapide auprès de personnes choisies au hasard permettrait sans doute de constater que le nom de Groulx n'évoque que bien peu de choses pour nos contemporains, surtout les plus jeunes. Son cas n'est sans doute pas exceptionnel à cet égard, bon nombre des grandes figures de notre histoire étant hélas victimes de la même ignorance. Par ailleurs, lorsque le nom de Groulx se trouve à être connu, c'est fréquemment une image mensongère et réductrice qui ressort.

Colportée par les médias dans la foulée de polémiques qui se sont succédé depuis le début des années 1990 (affaires Richler-Delisle, Jean-Louis Roux et du métro Lionel-Groulx) , cette représentation faussée de Groulx nous le montre, pour faire bref, comme un ultranationaliste d'extrême-droite fanatique, hargneux et empli de ressentiment, fasciste sinon nazi, raciste, xénophobe, anglophobe et antisémite, hostile aux immigrants, toujours prêt à faire porter la faute sur « les autres » ; un séparatiste qui complotait afin de détruire le Canada en opposant Canadiens français et Canadiens anglais ; un radical prêt à suspendre les libertés civiles et à déporter ceux qui s'écartent du droit chemin. En résumé, le diable en personne.

Plus troublant encore, un certain nombre d'intellectuels qui devraient, plus que tous les autres, nous semble-t-il, faire preuve d'esprit critique, se contentent, paresseusement, de répéter des lieux faussement communs sur Groulx, de répercuter la même image distordue de l'historien. On trouvera que nous exagérons ? Qu'on lise au hasard les ouvrages d'Esther Delisle et de Nadia Khouri, ou encore ce passage d'un certain Alain Golschlager, de l'University of Western Ontario, tiré d'un collectif publié sous la direction de nulle autre que Khouri, où il est dit, le plus sérieusement du monde, que Groulx était en faveur de l'établissement de ghettos, du retrait du droit de vote et enfin que les juifs ne puissent jouir des droits des citoyens canadiens. La purification sociale par l'élimination des éléments jugés impurs et non-conformes en appelle à une action politique de type totalitaire et dont les conséquences sont les camps de concentration 1.

Une affirmation qui est une invention absolue de l'auteur, aucun texte de Groulx ne venant étayer ses propos. La palme de l'imagination revient toutefois à l'éditeur de Delisle, qui, dans une insertion publicitaire consacrée à son ouvrage2, révèle, de la façon la plus assurée qui soit, que Groulx « a publié, sous un de ses noms de plume, une édition des Protocoles des Sages de Sion », ce bréviaire de l'antisémitisme universel. Ce qui, à nouveau, relève de l'affabulation la plus totale.

On ne compte plus les énormités de ce genre qui circulent à travers les médias sans que jamais personne ne les relève. Le présent numéro des Cahiers, en proposant des études variées autour de trois grands axes (l'oeuvre historique de Groulx, son action intellectuelle et les résonances de sa pensée dans le Québec d'aujourd'hui), études rédigées par certains des meilleurs spécialistes de Groulx et de l'histoire des idées au Québec, entend assurément rectifier ces faussetés et donner un son de cloche plus juste sur son oeuvre.

Il n'est pas inutile de rappeler que les critiques visant Groulx ne datent pas d'hier. Dès les années vingt, des intellectuels, tant francophones qu'anglophones, le plus souvent libéraux, l'attaquaient avec des arguments assez proches de ceux employés aujourd'hui. L'illustre historien relevait fréquemment, et non sans humour, l'interprétation erronée qu'on donnait déjà de sa pensée :
    Car, vous ne l'ignorez pas, nos amis anglo-canadiens font de ce temps-ci des mauvais rêves. Ils voient monter, au-dessus de la province de Québec, un nuage effroyablement noir, en forme de swatstika. Quelquefois même, la nuit, d'aucuns croient entendre le pas rythmé des légions hâtant sournoisement leur marche irrésistible sur Ottawa. Me prendrait-on, par hasard, pour un fabricant ou un marchand de chemises brunes ou tricolores3 ?
Les « citélibristes » et certains nationalistes (notamment ceux d'extrême gauche) allaient prendre le relais au cours des années 1950 et 1960. Pour plusieurs souverainistes des années 1990, la figure de Groulx fait problème. Il leur semble que, en réponse aux accusations de « racisme » et de « fascisme » qu'on adresse tant de l'intérieur que de l'extérieur à la société québécoise (et en particulier au mouvement nationaliste), il leur faille prouver à tout prix à la face du monde qu'ils ne sont pas coupables, eux « modernes », de ce qui leur est reproché ; pour ce faire, ils insisteront donc sur une rupture radicale entre la société d'autrefois et la nôtre et s'en prendront publiquement à ce Québec obscurantiste d'avant 1960 et au symbole du racisme et du fascisme de l'ancien régime que serait, à leurs yeux, Lionel Groulx. Une manifestation récente de ce nouveau rituel peut être relevée chez l'historien Gérard Bouchard 4. Ce qu'André Laurendeau écrivait de Pierre Trudeau - il disait, parlant des Canadiens français, qu'il avait «honte d'avoir eu de tels ancêtres 5» -, paraît malheureusement devoir s'appliquer, nous croyons, à bien des nationalistes québécois actuels. La présence obsessionnelle de Groulx dans les débats récents sur l'histoire québécoise peut sans doute s'expliquer par le fait que ce dernier condense en son sein tout ce que le « Québec moderne » a rejeté avec la Révolution tranquille (il était prêtre catholique et traditionaliste de droite). Quel bouc-émissaire taillé sur mesure !

Cela dit, il ne s'agit pas de masquer ni de minimiser certains aspects inactuels ou dépassés de la pensée de Groulx ou des intellectuels de son temps. Parce qu'il est né au XIXe siècle, ses idées portent encore la trace d'une rigidité doctrinaire, d'un autoritarisme, d'un catholicisme intégriste, que nous avons aujourd'hui bien du mal à accepter. Il participait également d'une société et d'une culture canadiennes-françaises qui ne valorisaient pas la « différence » comme nous le faisons aujourd'hui, qui, pour des raisons explicables, craignaient « l'autre », alors souvent synonyme de menace et d'assimilation. Groulx faisait aussi usage d'un vocabulaire qui nous semble à nous bien étranger, un vocabulaire que nous avons, dans certains cas, mis de côté, à cause des ambiguïtés dont il est porteur (comme par exemple le mot « race », néanmoins d'un usage commun à l'époque de Groulx, pour signifier la « nation », le « peuple »).

Constater la présence d'éléments inactuels ou dépassés dans la pensée de nos devanciers, marquer à l'occasion notre désaccord avec eux, ne nous autorise cependant pas à laisser circuler, sans réagir, une caricature de leurs idées. Ceux qui propagent ce portrait sans justesse (et sans finesse) de Groulx, n'en ont généralement jamais lu une page ou bien ne le connaissent que par le filtre d'auteurs aux visées idéologiques manifestes. Force nous est de reconnaître qu'il existe un Groulx « de papier », un Groulx, lieu commun, d'un certain discours, qui sert de repoussoir à une idéologie définie ; ce Groulx « de papier » est bien éloigné du Groulx « réel », tel qu'on le trouve dans ses écrits et dans les témoignages de ceux qui l'ont côtoyé 6.

Ce que ceux-ci nous montrent en effet, c'est un intellectuel modéré, et non un extrémiste, un intellectuel qui, s'il souhaitait des transformations fondamentales au Canada et dans la société canadienne-française allant dans le sens d'une plus grande justice envers les francophones, n'en entendait pas moins respecter, dans ses interventions, d'une part les préceptes de la charité (en catholique qu'il était), d'autre part l'ordre constitutionnel et juridique du Canada et du Québec d'alors.
    Parce qu'on devient plus Canadien français, l'on ne devient pas anti-canadien. On le deviendrait, si cette volonté d'être nous-mêmes s'inspirait de l'orgueil, de la folie raciste. Pourquoi serait-on anti-canadien si cette volonté, cette aspiration à la plénitude française ne s'inspire que de la justice constitutionnelle, du droit à la culture, à la vocation particulière de tout peuple, du droit à un humanisme qui est hors des atteintes du pouvoir politique (qui s'incline devant la loi de l'Évangile) 7?
Le catholicisme auquel il adhérait le faisait dénoncer publiquement tout recours à la violence, même dans le contexte tendu des années trente :
    Voilà pourquoi j'ai convié la jeunesse en particulier à préparer coûte que coûte la libération économique des siens. Coûte que coûte ; ce qui ne veut pas dire que je lui ai demandé d'opérer cette libération pour la seule ambition de dominer les autres ou par envie de la grandeur des autres. [...] je ne lui ai pas demandé, non plus, d'opérer cette émancipation par la violence, par la dépossession de qui que ce soit ; je lui ai demandé de le faire par l'intelligence, par l'énergie, par le travail, par la supériorité de la compétence, pour l'honneur et le salut de sa culture et de sa foi8.
Voilà qui est on ne peut plus clair et fait justice de cette affirmation de certains, à savoir que le nationalisme traditionnel se serait nourri d'abord et avant tout de « ressentiment » (Marc Angenot), qu'il aurait eu en tout temps les yeux tournés de manière obsessionnelle vers la défaite de 1760. Si ce nationalisme faisait bien intervenir dans sa construction des mythes et un imaginaire qui pouvaient être, à l'occasion, chez certains de ses tenants, porteurs de ressentiment, ce n'était pas obligatoirement le cas, et ce nationalisme n'en exprimait pas moins une certaine vérité sur la situation québécoise d'alors 9.

De la même façon, stigmatiser aujourd'hui le nationalisme canadien-français traditionnel comme un « ethnicisme », ainsi que le font certains, nous paraît un exercice assez futile. Pense-t-on que le nationalisme canadien-anglais, pétri à l'époque des conceptions de l'impérialisme britannique, qu'évoque plus loin dans une entrevue Hubert Guindon, était lui-même exempt de cette « tare » ? Une forme de nationalisme civique « à la québécoise » aurait-elle été seulement possible dans le contexte du début du siècle ? Ainsi que le souligne pertinemment Dominique Garand,
    Groulx pouvait-il proposer tant d'ouverture à l'autre dans un contexte où les Canadiens français n'étaient possesseurs d'à peu près rien ? Pour qu'un dialogue ait lieu, il faut une certaine parité, un respect mutuel : on ne peut se permettre d'être conciliant devant quelqu'un qui en profitera aussitôt pour nous berner.
Faudra-t-il donc relire le passé avec la loupe de la rectitude politique pour contenter nos nouveaux censeurs ? Sur cette question du rapport à l'autre, il importe de rappeler devant tant d'ignorance que, pour Groulx, il ne s'agissait pas de refuser l'autre en tant que tel 10, mais bien de dénoncer l'aliénation, l'influence de celui-ci se faisant au détriment de soi. En font foi un grand nombre de ses écrits.

Quant à la question du soi-disant antisémitisme de Groulx, qui est souvent admis sans nuance et surtout sans réel questionnement, rappelons-le à ceux qui l'ignoreraient encore : aucune recherche exhaustive, c'est-à-dire prenant en compte l'ensemble des écrits de Groulx, n'a été faite à ce jour sur la représentation des juifs dans sa pensée. Et il n'y a rien dans le dossier présenté jusqu'ici contre lui par ses détracteurs qui dépasse les préjugés du membre moyen d'une Église catholique qui, rappelons-le, recommandait jusqu'à Vatican II de prier pour les « Juifs perfides ». Fouillons davantage l'histoire canadienne et québécoise, et nous trouverons assurément bien des traces de pareils préjugés contre les juifs, les Canadiens français et d'autres groupes, chez des figures importantes originaires de toutes les communautés. Les préjugés de Groulx, regrettables certes, comme tout préjugé, ne sont ni plus ni moins importants que ceux du recteur Arthur Currie 11, inspirateur à la même époque de la politique de quotas pour les juifs à l'université McGill, et des membres de l'élite anglophone qui l'appuyaient. Rappeler cela n'est pas banaliser l'antisémitisme, c'est le situer dans une juste perspective, au-delà des clivages ethniques, religieux et même politiques. Si Groulx avait été un intellectuel foncièrement antisémite comme certains le prétendent, cet antisémitisme aurait occupé une proportion notable de son discours et de ses actions. Il aurait écrit des pamphlets antisémites, organisé des événements en ce sens, prôné une conduite belliqueuse à l'égard des juifs, etc. Ce qu'il n'a jamais fait. Groulx serait bien le premier « chef de file » d'un mouvement antisémite, comme quelques-uns l'ont un jour désigné, à n'avoir à peu près jamais parlé des juifs, et lorsqu'il le faisait, c'était le plus souvent en des termes positifs. Il incitait ses compatriotes à pratiquer le sens de la solidarité et à cultiver l'attachement à leur culture que ses compatriotes juifs manifestaient. Observant un parallèle dans la situation des deux groupes, il a même été un jour jusqu'à écrire que les Canadiens français étaient les « juifs de l'Amérique ».

Depuis quelques années, le mythe de l'anglophobie de Groulx fait également des ravages, stimulé par la publication d'un pamphlet (Anglophobie made in Quebec) du controversé columnist de The Gazette, William Johnson. Pourtant, l'examen de sa carrière et de ses écrits montre que rien n'est plus faux. Groulx avait des amis anglophones, et il ne refusait jamais de discuter avec ses vis-à-vis manifestant de la bonne volonté et de l'ouverture d'esprit 12. On en trouvera dans ce numéro des Cahiers deux exemples, avec les lettres à Frank R. Scott et à T. S. Ewart. Il est clair à leur lecture que si Groulx critiquait certaines attitudes des Canadiens anglais, et en particulier de leurs élites politiques et économiques, il ne les méprisait aucunement en eux-mêmes:
    Il existe une catégorie d'Anglais d'esprit ouvert et généreux avec qui nous pouvons nous entendre ; mais il en existe une autre qu'on dirait incapable d'admettre que tout le monde ne pense, ne sente point à l'anglo-saxonne, n'ait point de réactions qu'anglo-saxonnes, comme si la race humaine habitait un univers anglo-saxon. [...] 13
Groulx était partisan de la franchise entre francophones et anglophones, il souhaitait un dialogue qui ne se dissimule pas la profondeur des problèmes, un dialogue situé à des années-lumières des pourparlers constitutionnels en queue de poisson qui forment la trame de l'histoire récente des rapports Canada-Québec :
    Vous ne serez pas étonnés si j'insiste tout d'abord avec mes visiteurs [anglo-canadiens] sur l'opportunité de se parler franc. Quoi de plus pernicieux, que ces échanges de vues entre groupes d'un même pays, où, par timidité, calcul, opportunisme, chacun farde sa pensée, en retient la moitié, jusqu'au jour où la première crise déchire l'illusion des mensonges officiels, révèle le vrai fond des âmes et fait voir les poings fermés les uns contre les autres des gens qui se croyaient à la veille de s'embrasser 14.
Groulx, contrairement à ce que pourrait laisser croire sa défense, aujourd'hui, par certains nationalistes, n'était pas un partisan de l'indépendance du Québec (la question ne se posait évidemment pas à son époque dans les mêmes termes qu'aujourd'hui). Il acceptait de jouer le jeu du Canada, mais dans une égalité de dignité pour les deux peuples, et non dans une dynamique de concessions unilatérales de la part des Canadiens français. Si Groulx doit symboliser quelque chose, en cette fin de siècle, pour les Canadiens anglais, ce sont les promesses non tenues de ceux-ci depuis 1867 à l'endroit de leurs compatriotes francophones.

Cette image biaisée de Groulx répandue dans l'opinion publique, que nous nous sommes attachés à décrire et à réfuter, et le problème posé par certains aspects inactuels de sa pensée, doivent à notre avis être dépassés par une nouvelle approche du personnage, de son oeuvre et de son époque. Nous en appelons donc à un renouveau interprétatif.

Pour certains intellectuels, qui vivent encore sur l'erre d'aller des années 1960, le mot d'ordre serait toujours celui de la « rupture » :
    Il existe un besoin de marquer une rupture, de signifier clairement tout ce qui sépare le nationalisme d'aujourd'hui de celui que pratiquaient des intellectuels comme Lionel Groulx.

    A cause de la gravité des enjeux et de la nature des valeurs mises en cause, c'est précisément de cette époque [celle de Groulx] et [de] toutes ses contaminations qu'il faut prendre nettement congé. (G. Bouchard)
Pour notre part, nous sommes plutôt d'avis, avec Serge Cantin, fin lecteur de Fernand Dumont, et quelques autres, que « l'heure n'est plus au procès et au rejet de notre passé : elle est à la réconciliation avec nous-mêmes, avec ce que [Fernand] Dumont appelle "notre modeste mais troublante tragédie" 15».
    Le récit épique de la Libération québécoise brosse un portrait caricatural des élites traditionnelles. Il noircit les figures mythiques du Canada français : Lionel Groulx, ce fasciste, Maurice Duplessis, ce tyran. Les pionniers de la modernité, eux, sont élevés au rang de martyrs, que l'on pense à Paul-Émile Borduas ou à Georges-Émile Lapalme. Il serait temps de reconnaître que ces démons n'avaient pas que des défauts et que ces martyrs ne possédaient pas que des qualités 16.
Il est plus que temps de prendre congé d'un certain infantilisme qui nous bloque l'accès à une compréhension plus sereine de notre histoire. Un infantilisme qui fait que, pour certains, il paraît impossible de se reconnaître dans une continuité à moins d'y trouver la trace d'une pureté conforme à nos valeurs actuelles. Pourtant, ne devrions-nous pas être assez mûrs pour marquer notre respect devant l'oeuvre de fondation de nos devanciers, pour reconnaître à leur endroit un sentiment de dette, même si nous pouvons ne plus toujours partager, collectivement, leurs valeurs ni les intentions qui les ont animés ?

Il n'en tient qu'à nous de relire ce passé québécois qu'incarnent Groulx et ceux de son temps avec une nouvelle fraîcheur. Non pour y chercher des réponses immédiates aux problèmes qui se posent à nous, mais pour y puiser une inspiration. Il est temps, pensons-nous, de présenter une réflexion nuancée qui mette en valeur la complexité de la figure de Groulx, avec ses tensions, ses ambivalences, ses contradictions, et ne cherche pas à la rapetisser. Étant donné la distance qui nous sépare de Groulx et de son époque, il nous paraît nécessaire, pour l'appréhender ainsi que la tradition à laquelle il appartenait, de nous livrer à ce que nous désignerions comme une opération de « traduction », une transposition dans notre contexte d'éléments d'une culture autre, qui est le propre de l'approche historique authentique.

Les accusateurs de Groulx, en négligeant sciemment l'essentiel de sa pensée pour faire porter l'attention sur des éléments somme toute périphériques, en déforment tout à fait la perspective. En relisant nombre de ses textes, on demeure pourtant frappé par la visée de l'essentiel présente chez lui. Les problèmes y sont exposés dans une sorte de clarté brutale, de nudité, dans une formulation lapidaire qui les fait s'éclairer sous nos yeux :
    On peut palabrer indéfiniment sur l'unité nationale, sur sa nécessité, sur la stupidité de la désunion. Rien ne sera changé, aussi longtemps que l'on n'aura pas décidé d'aller à la racine du mal, et que ce mal, l'ayant découvert, l'on n'aura pas le courage de l'envisager.
Et ce constat, à notre avis non dépassé aujourd'hui en son fond :
    Je me dis tout simplement qu'une division aussi profonde que celle qui oppose les deux races au Canada ne peut avoir que des causes profondes, indiquer un désaccord sur des points capitaux. Disons-le tout net : les deux races ne s'entendent pas, parce que l'une veut bien l'égalité de droit, mais à la condition de se réserver la part du lion. Vérité qui n'a rien d'original, je le sais ; vérité crue, je le sais encore ; mais vérité vraie. Au fond, ce qu'une catégorie d'Anglais ne nous pardonnent pas, c'est d'exister. Et c'est de prétendre exister avec les mêmes droits que ces messieurs, la même liberté, la même dignité. En d'autres termes, ce qu'ils ne veulent pas reconnaître ni accepter, au Canada, avec ses conséquences juridiques et politiques, c'est le fait français 17.
Prendre une vue synthétique des choses, présenter un tableau d'ensemble de notre vie nationale, telles sont des expressions que l'on lit fréquemment sous sa plume. On est saisi par l'actualité de son propos. Il semble parfois qu'il ne suffirait que de modifier quelques mots, d'adapter à notre époque la terminologie, pour être en face d'une lecture qui atteint à la vérité de la situation présente. A-t-on mieux exprimé l'essentiel de notre situation collective que par ces deux passages, cités par Jean-Marc Léger:
    Pour sauver leur avenir et leur culture, les Canadiens français auront besoin de conquérir, en même temps, leur liberté économique.
    Ils ne pourront devenir maîtres chez eux s'ils n'entreprennent de devenir entièrement maîtres de leur politique.
Pour Groulx, « le drame intérieur de la Confédération », c'est que « le gouvernement central s'est orienté vers l'État unitaire ». Et, précise-t-il, avec lucidité,
    A la Confédération canadienne, il a manqué jusqu'à ce jour la grande épreuve, la souffrance commune, qui cimente ces sortes d'union. Nous avons eu des crises nationales. Mais lorsque des droits violés nous jetaient les uns contre les autres. Des crises diviseuses par conséquent plutôt qu'unifiantes. Le péril ou la querelle venaient du dedans, non du dehors 18.
L'un de nos meilleurs spécialistes de l'histoire intellectuelle du Canada français, Pierre Savard, nous faisait un jour remarquer que Groulx, qui était prêtre, agissait à l'égard de son peuple comme le directeur spirituel en face de son dirigé. Il se livre en quelque sorte, dans son oeuvre, à un examen de la conscience collective des Canadiens français. Nous avons droit, de sa part, à une analyse souvent très fine des relations, dans le Canada de cette époque, entre Canadiens français et Canadiens anglais, et des conséquences sur les premiers de la situation de domination coloniale.
    D'où nous vient, qui nous a donné ce goût morbide de nous accuser de tous les péchés, et plus particulièrement de ceux que nous n'avons pas commis 19.
Et si Groulx s'adresse parfois durement à ses compatriotes, c'est à l'intérieur de cette perspective, et non par mépris de ceux-ci, comme l'affirme bêtement Esther Delisle.

L'intérêt pour Groulx manifesté tout récemment par des intellectuels nationalistes de tendance progressiste traduit, espérons-le, l'avènement d'un nouvel état d'esprit à son endroit. Dans les années 1960 et 1970 était surtout répandue en ces milieux de gauche une attitude hypercritique et souvent méprisante envers le passé canadien-français. Pensons seulement à un intellectuel comme Pierre Vallières, pour qui le nationalisme traditionnel n'était qu'une sorte de variante locale du fascisme. Parmi ceux qui ont accepté, à gauche, de nouer un dialogue avec Groulx, mentionnons les noms de Pierre Falardeau (qui cite un extrait de la conférence Pourquoi nous sommes divisés en exergue de son scénario de film sur l'exécution du Chevalier de Lorimier), Gaston Miron, Andrée Ferretti . Cette dernière a indiqué qu'elle avait jusqu'à tout récemment ignoré la figure de Groulx, qui faisait pour elle partie d'un passé ne suscitant qu'indifférence pour l'indépendantiste progressiste qu'elle était" 20.

La prise au sérieux du passé traditionnel canadien-français, il faut l'espérer, ne sera plus l'apanage d'éléments conservateurs de notre société ou d'une droite traditionaliste très minoritaire. Nous demeurons convaincus, en effet, qu'il n'y aura pas de solution à nos problèmes de mémoire sans une prise en charge, par l'ensemble des composantes de notre société, de ce passé d'avant 1960, sans une intégration de celui-ci à une mémoire élargie de la collectivité québécoise. Nous ne pourrons nous défiler devant cette tâche.


Benoît Lacroix, directeur
Stéphane Stapinsky, rédacteur en chef

Notes
1. « Le Juif d'Adrien Arcand », dans Discours et mythes de l'ethnicité , sous la direction de Nadia Khouri, Les Cahiers scientifiques de l'ACFAS, n' 78, 1992, p. 191.
2. Paru dans Tribune juive, septembre-octobre 1992, p. 25.
3. Qu'est-ce donc?, manuscrit inédit, [19381. Archives du Centre de recherche Lionel-Groulx (ACRLG), Fonds Lionel-Groulx, Ma-250, p. 25.
4. Voir L'Action nationale, vol. LXXX-VII, n' 4, avril 1997.
5. Cité par Michel Vastel, Trudeau le Québécois, Montréal, Éditions de l'Homme, 1989, p. 76-77.
6. Le docteur Jacques Genest, fondateur de l'Institut de recherches cliniques de Montréal et médecin personnel de Groulx durant les dernières années de sa vie, parlait de «l'unanimité des témoignages de personnes qui ont très bien connu Groulx durant sa vie», qui insistent sur «la générosité et l'esprit de tolérance que Groulx a toujours manifestées vis-à-vis des autres indépendamment de leur origine ethnique». Voir « Lionel Groulx n'était pas le raciste qu'on a dit », Le Devoir, 4 novembre 1983.
7. « Le problème canadien-français », 23 mars 1941, ACRLG, Fonds Lionel-GrouLx, Ma-275, p. 24-25.
8. «Qu'est-ce donc ?.. », op. cit.
9. Comme l'écrit fort justement Jacques Pelletier, dans une réponse à Marc Angenot: «Toutes les "tribus" ne sont pas uniquement déterminées par le ressentiment. Ce qui les définit, c'est un certain rapport au passé (qui n'est pas nécessairement malheureux, qui n'est pas fait que d'échecs) mais aussi à l'avenir, à des projets dans lesquels elles peuvent se reconnaître et trouver une cohésion. » (Au-delà du ressentiment. Réplique à Marc Angenot, Montréal, XYZ, 1996, p. 55). En note, il poursuit: « Même dans ce vieux nationalisme plutôt traditionnel, il n'y a pas que de la nostalgie passéiste, on y rencontre une volonté réelle d'émancipation tournée résolument vers l'avenir (et empruntant souvent des formes utopiques). » (p. 56) Sur l'obsession de la défaite de 1760, il est intéressant de noter que Groulx a écrit un jour que souvent, lorsqu'un nationaliste canadien-français interpelle un anglophone au sujet de ses droits, c'est ce dernier qui lui rappelle qu'un jour il y eut 1760, et par conséquent des vainqueurs.
10. Ce que montre clairement sa lettre au père Charles Charlebois, publiée dans le présent numéro, où il soutient que les Canadiens français doivent attirer à eux les immigrants afin de s'en faire des alliés.
11. Il est intéressant de noter que l'université McGill honore toujours la mémoire de Arthur Currie, à qui a été attribué le nom d'un de ses gymnases. Les organismes communautaires juifs, qui sont au coeur des campagnes orchestrées contre Groulx, n'ont jamais, à notre connaissance, demandé qu'on fasse disparaître son nom du campus de l'institution anglophone.
12. La position négative de Groulx sur les « mariages mixtes », que Johnson monte en épingle pour démontrer son soi-disant racisme, traduit en fait une inquiétude culturelle quant à l'avenir des francophones, minoritaires dans les provinces anglophones du Canada, si des unions de ce type se généralisaient. Historiquement, cette inquiétude fut justifiée, comme le souligne pour le cas de l'Ontario, Hubert Guindon. Rappelons, pour mémoire, que le roman de Groulx, L'Appel de la race , se déroule dans cette province, à l'époque du Règlement XVII. Groulx s'est d'ailleurs défendu d'avoir voulu condamner en elles-mêmes de telles unions ; il en a d'ailleurs lui-même, dans sa propre famille, béni quelques-unes ; il dit plutôt avoir voulu illustrer certaines de leurs conséquences négatives. Et, vers la fin de sa vie, tout en constatant que certains de ces « mariages mixtes » étaient des réussites, il s'interrogent sur l'opportunité d'ajouter aux différences individuelles des différences de religions et de cultures.
13. Pourquoi nous sommes divisés. Une réponse du chanoine Lionel Groulx. [Conférence prononcée au Monument national (Montréal), le 29 novembre 1943, sous les auspices de la Ligue d'Action nationale], Montréal, Les Éditions de l'Action nationale, [1943], p. 10.
14. « Qu'est-ce donc ? » op. cit., p. 26.
15. Serge Cantin, Ce pays comme un enfant, Montréal, L'Hexagone, 1997, coll. « La ligne du risque », p. 183.
16. Stéphane Kelly, « Essai sur l'épuisement de la pensée au Québec. De la révolution à la démission tranquille », Le Devoir, 24 septembre 1996.
17. Pourquoi nous sommes divisés, op. cit., p. 10.
18. Comment s'est formée la patrie canadienne : Cours [donné] à l'École [d'action] sociale, Collège [Marguerite-] Bourgeoys, manuscrit inédit, [ca 27 février 19321. ACRLG, Fonds Lionel-Groulx, FLG 21 10.
19. « Notre force... » ms., [1943], ACRLG, Fonds Lionel-Groulx, Ma-307, p. 12.
20. Voir « Un bonheur de lecture: Lionel Groulx », L'Action nationale, vol. LXXXIV, n' 6, juin 1994, p. 840-850.

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