Léonard de Vinci: le savant
Première partie: l'artiste, troisième partie: les manuscrits.
L'unité qui n'est pas dans l'œuvre scientifique de Léonard est dans sa méthode. La scolastique n'existe pas pour lui. Il évite avec la même aisance les dangers de l'humanisme. Il se prononce contre le respect superstitieux de l'antiquité avec autant de netteté que Bacon. C'est à l'expérience que les anciens ont dû les vérités qu'ils nous ont transmises; comme nous, ils relèvent de cette autorité souveraine: «Si je ne sais, comme eux, alléguer les auteurs, j'invoquerai une chose bien plus haute, bien plus digne, en invoquant l'expérience maîtresse de leurs maîtres». Ce que nous pensons n'a d'intérêt que si nous pensons ce qui est; comment savoir ce qui est, sinon en le constatant? «L'expérience ne trompe jamais, ce sont nos jugements seuls qui nous trompent.»
Léonard ne se contente pas de préconiser l'expérience, il reconnaît en elle une méthode générale, la condition de la science réelle, efficace, qui donne la puissance des effets par la connaissance des causes. Avant de raisonner, il faut observer. Observer, c'est se mettre en présence des faits, en analyser par l'attention les circonstances multiples. L'expérience est une observation provoquée, elle est nécessaire pour démêler dans la trame complexe des phénomènes leurs rapports constants et généraux. Les manuscrits nous le montrent appliquant, selon les cas, parfois simultanément, les méthodes de concordance, de différence, des variations concomitantes. Les lois générales établies sont des principes généraux dont nous sommes autorisés à tirer des conséquences que les faits ne sauraient démentir. Observation, expérimentation, induction, déduction, sous le nom d'expérience, Léonard comprend tous les procédés qu'impose à l'homme la nécessité de découvrir une vérité dont il n'est pas l'auteur.
L'expérience commence la science; sans elle, nous ne pouvons connaître ni les faits, ni leurs rapports. Mais les rapports que nous nous bornons d'abord à constater, nous devons les mesurer, introduire ainsi dans les sciences physiques la précision et la certitude des sciences mathématiques. «Aucune investigation humaine ne se peut appeler vraie science, si elle ne passe par les démonstrations mathématiques.» Partout où il y a rapport et proportion, il y a place pour le calcul, et «la proportion n'est pas seulement trouvée dans les nombres et mesures, mais aussi dans les sons, poids, temps et lieux, et dans toute puissance, quelle qu'elle soit », L'expérience comme point de départ, la forme mathématique comme point d'arrivée, telle est la conception toute moderne que le Vinci fait de la science; conception où se manifestent la justesse et la mesure de son libre esprit par une sorte de conciliation anticipée de Bacon et de Descartes.
La vraie science est certitude: «où l'on crie, il n'y a pas vraie science, parce que la vérité a une seule conclusion qui, publiée, détruit le litige pour jamais, et si le débat renaît, c'est qu'il s'agit d'une science menteuse et confuse ». La vraie science en outre est puissance: la pratique ne se sépare pas de la théorie, elle la continue; qui sépare le pouvoir du savoir se réduit à un vain empirisme. «Le traité de la science mécanique doit précéder le traité des inventions utiles.»
Léonard n'est pas un logicien de l'induction; la méthode ne se sépare pas chez lui de la science elle-même. En agissant, il se voit agir. La justesse du procédé n'exprime que la rectitude de ce grand esprit en mouvement vers la vérité. Ses manuscrits nous le montrent au travail, multipliant en tout ordre de sciences les vues fécondes, les intuitions de génie, les découvertes qu'on recale parfois de plusieurs siècles après le moment où il les avait formulées dans ses manuscrits ignorés. Cent ans avant Galilée, il pose les vrais principes de la mécanique, cent cinquante ans avant Descartes, il pressent en elle l'idéal de la science.
En ramenant les machines au levier, comme à la machine élémentaire, dont les autres ne font que varier et compliquer le principe, Léonard confirme la justesse de ses vues théoriques : l'impossibilité de créer la force de rien, d'échapper à la nécessité qui proportionne les effets aux causes. Il connaît et il applique les deux grands principes sur lesquels repose la dynamique : principe de l'inertie, indépendance et composition des mouvements simultanés et successifs. Il établit la loi du mouvement uniforme, il institue des expériences pour déterminer les lois de l'accélération de la chute des corps, les lois du frottement. Il étudie l'équilibre et le mouvement des fluides, il a l'idée nette de la pression, de sa transmission, il connaît la loi des vases communicants; il explique les tourbillons; conduit par ses études sur l'eau à réfléchir sur le mouvement ondulatoire, il en esquisse magistralement la théorie, et l'appliquant aux vagues de la mer, à l’air, au son, à la lumière, il entrevoit la généralité de ses applications:
il a l’idée d'une science des corps célestes qui sont soumis aux mêmes lois que la terre. La terre n'a pas été produite d'un seul coup par un fiat divin, telle que nous la voyons aujourd'hui, elle a son histoire qui se continue sous nos yeux; elle porte ses archives dans ses entrailles. Pour comprendre cette histoire, nous n'avons qu'à observer les changements dont nous sommes les témoins: les phénomènes actuels expliquent les phénomènes anciens. «Ce qui était jadis le fond de la mer est devenu le sommet des montagnes.» Léonard ne fonde pas seulement la géologie, il donne la théorie des terrains sédimentaires et organiques. Botaniste, il découvre les lois de la phyllotaxie, il rattache l'aspect extérieur des plantes aux conditions de leur développement, il sait reconnaître l'âge d'un arbre aux couches concentriques de sa tige coupée. L'anatomie l'a occupé toute sa vie; il fixe et résume ses observations sur le cadavre dans des planches admirables; frappé des analogies que présentent les organes des êtres vivants, il ne se borne pas à l'étude de l’homme, il prend un organe, l'étudie dans les diverses espèces, le suit dans ses métamorphoses, et il crée l'anatomie comparée comme l'anatomie figurée.
Léonard n'est pas seulement un grand savant, son imagination créatrice ne laisse pas une vérité inféconde: ses manuscrits sont remplis de dessins de machines. Il pressent la force motrice de la vapeur, sans l'appliquer, d'ailleurs, que par accident, comme dans son architonnerre (canon à vapeur). Machines de toutes sortes, machines à raboter, à scier le bois, la pierre, le marbre, à bisser, à filer; bateau dragueur, système de barrage avec écluses; bombes explosibles, canons se chargeant par la culasse, tout sollicite son esprit curieux et l'amène à quelque combinaison ingénieuse et nouvelle. Il veut donner à l'homme le vol de l'oiseau. Ce grand problème ne cesse de l'occuper: selon sa méthode, il analyse avec une sagacité merveilleuse le vol de l'oiseau, il le décompose en ses divers éléments qu'il s'efforce de recombiner dans la machine à voler. Il rencontre en passant le parachute, les montgolfières, mais il ne s'y arrête pas et hardiment s'en tient au principe «du plus lourd que l'air», auquel on revient aujourd'hui.
La publication des manuscrits de Léonard n'est pas seulement précieuse pour les renseignements qu'elle nous donne sur son incomparable génie: on peut dire qu'elle recule les origines de la science moderne de pins d'un siècle. Au XVe siècle, derrière les scolastiques et les humanistes qui occupent le devant de la scène, il y a quelques esprits hardis, artistes, voyageurs, médecins, ingénieurs, qui ont l'idée claire de la méthode scientifique. Ces novateurs ont leur ancien, Archimède; tous le connaissent, l'étudient et reprennent les problèmes qu'il avait posés. La science moderne ne commence pas au XVIIe siècle avec Baron et Descartes, elle commence au XVe siècle en Italie, et Léonard est à cette date son plus glorieux représentant.