Léonard de Vinci: l'artiste

Gabriel Séailles
Première partie de l'article de Gabriel Séailles sur «Léonard de Vinci». Pour l'auteur, chez Léonard, l'artiste et le savant ne font qu'un. Son immense curiosité et ses facultés d'analyse servent à l'artiste à égaler la vie, à recréer sur la toile des êtres individuels, vrais, mais fondus dans un tout harmonieux grâce à son génie de l'organisation picturale.
Seconde partie: le savant, troisième partie: les manuscrits.
Léonard de Vinci est l'un des plus grands artistes de la Renaissance italienne, peintre, sculpteur, architecte; la publication récente de ses manuscrits inédits nous a appris que le savant était en lui l'égal de l'artiste et que l’originalité de son génie était faite de cette intime pénétration des facultés d'analyse et de synthèse que les hommes le plus souvent se partagent en les opposant. Il n'est pas jusqu'à son art exquis qui ne soit fait de ce subtil mélange de curiosité et d'émotion, de réel et d'idéal, de vérité et de tendresse, d'observation et de fantaisie.

L'artiste. Léonard est né en 142 à Vinci, bourgade perdue dans les plis et replis que forment les monts A1bano. Son père, notaire, fils de notaire, était ser Piero ; sa mère, une jeune paysanne du nom de Catarina. Sa naissance mit fin à l'idylle : ser Piero la même année sagement se maria, et Catarina suivit son exemple. Léonard fut élevé chez son père et de bonne heure montra les plus rares aptitudes. Ser Piero le fit entrer dans l'atelier de Verrocchio, en 1470 au plus tard. On conte que, chargé par son maître de peindre la figure d'un ange dans un Baptême du Christ, il réussit si bien que la figure qu'il avait peinte attira tous les regards et se détacha de l'œuvre au lieu de s'y confondre. On a pu soutenir que Verocchio lui-même avait subi l'influence de son élève.
Nous ne savons à peu près rien des premières œuvres de Léonard. Le carton de la Chute, d'après lequel on devait exécuter en Flandre une tapisserie pour le roi de Portugal, le dragon molto orribile e spaventoso, peint sur la rondache (bouclier en bois de figuier), la Tête de Méduse, ne sont connus que par les descriptions de Vasari. Mais ces descriptions suffisent à nous montrer que déjà il cherche ce que toute sa vie il s'efforcera d'atteindre à force de justesse et de précision dans l'imitation, il veut égaler la nature, parler avec autant de relief le langage des lignes, des formes et des couleurs, mais pour exprimer par ce langage sa propre émotion et pour la transmettre aux hommes. Il est à cette heure ce qu'il restera, le réaliste incomparable qui fixe sur les choses l'œil le plus clairvoyant et rencontre l'idéal sans effort, en continuant le réel, en reliant ses créations à celles de la nature. On s'accorde généralement à voir l'une de ses premières œuvres dans la petite Annonciation du Louvre, d'une intimité charmante. L'Annonciation du musée des Offices (Florence), qui reprend le même motif en l'agrandissant, bien que contestée, ne me parait pas indigne du maître.
Sur un feuillet manuscrit on lit : «... bre 1478 incominciai le due Virgine Marie» ; quelles sont ces deux vierges? Nous l'ignorons. Mais des dessins qui nous restent nous pouvons conclure que déjà Léonard a dû dégager de la légende de la Vierge ces scènes d'une grâce familière où le sentiment religieux ne se distingue plus de la délicatesse et de l'élévation des sentiments naturels.
Longtemps on a affirmé presque unanimement que la Vierge aux Rochers était antérieure au départ pour Milan. On le conteste aujourd'hui sur la foi d'un document qui semble bien se rapporter à ce tableau. On peut dire qu'en tout cas elle a été exécutée au début du séjour à Milan et qu'elle est encore dans la manière florentine. Il faudrait de longues pages pour exposer les discussions et les niaises polémiques qui se sont multipliées autour de ce chef-d'œuvre : on en a reculé la date au delà de toute mesure; on l'a traité de copie et même de «mauvaise copie », dont l'original serait la Vierge aux Rochers acquise en 1880 par la National Gallery de Londres. L'authenticité du tableau du Louvre, qui nous vient de la collection de François ler, est indiscutable.
Qu'avant le départ pour Milan Léonard fût en possession de son génie, c'est ce que plus que tout le reste établirait un tableau inachevé, l'Adoration des Mages, au-jourd'hui au musée des Offices, s'il était possible d'en fixer la date avec certitude. Mais la liberté de l'exécution, la maîtrise dont elle témoigne, la beauté des chevaux qui font penser aux longues études pour la statue de F. Sforza, sont précisément les raisons qui ont amené certains critiques à reculer cette œuvre jusqu'aux environs de 1500. L'Adoration des Mages est pleine de mouvement et de vie, nous y trouvons déjà ce réalisme psychologique, cet effort pour créer des vivants, des hommes possibles, des êtres qui ne soient pas seulement les figurants d'une machine décorative, mais dont chacun ait une âme qui se trahisse dans l'acte particulier qu'il accomplit.
Léonard a trente ans quand il part pour Milan et entre au service de Ludovic Sforza, auquel il propose ses services dans une lettre fameuse où il expose avec une audace tranquille l'incroyable diversité de ses talents. Ambitieux, avide de gloire, le duc s'efforçait de justifier son usurpation en attirant à sa cour les hommes les plus éminents de l'Italie. La grande œuvre pittoresque du Vinci à Milan est la Cène qu'il peignit dans le réfectoire du couvent dominicain de Sainte-Marie des Grâces. On sait que cette peinture célèbre a subi tous les outrages du temps et de la main des hommes: l'original à demi effacé sollicite notre curiosité plus qu'il ne la satisfait. Les nombreuses copies de disciples, que l'on voit à Milan, au Louvre, à l'Ermitage, à la Royale Académie de Londres, ne peuvent atténuer nos regrets. Bien des commentaires ont été écrit sur ce chef-d'œuvre, où le maître s'est efforcé d'égaler l'art à la vie, de créer des êtres individuels, différents et, au choc du même sentiment qui les frappe à la fois de fondre ces individus, éléments vivants, dans l'unité vivante d'une oeuvre harmonieuse.
Dans sa lettre à Ludovic le More, Léonard lui offrait d'exécuter la statue équestre en l'honneur de François Sforza, le fondateur de la dynastie. Nous ne connaissons plus cette oeuvre que par les dessins (Windsor) qui nous montrent les recherches, les hésitations de l'artiste sans nous permettre de décider à quel parti il s'arrêta. Le cheval était-il lancé au galop? Marchait-il d'un pas fier et relevé? Il est probable qu'il y eut deux modèles de cette statue colossale à laquelle Léonard travailla pendant tout son séjour à Milan. En 1493, à l'occasion du mariage de Maria Bianca Sforza avec l'empereur Maximilien, la statue fut exposée sur la place du Château, sous un arc de triomphe improvisé. De la Cène il reste au moins une image confuse; nous ne savons de la statue que l'admiration qu'elle inspira aux contemporains.
Outre ces grands travaux, Léonard peignit à Milan quelques portraits, le duc, sa femme, ses maîtresses, Cecilia Gallerani, Lucrezia Crivelli, qui n'est autre peut-être que la Belle Ferronnière du Louvre. Organisateur des fêtes ducales, peintre, sculpteur, Léonard était en outre architecte, ingénieur. Cette vie de travail fut brusquement interrompue par la chute de Ludovic qui le premier avait appelé les Français en Italie et qui, juste retour des choses, fut chassé de ses États par ses anciens alliés.
Livrée aux gens de guerre, Milan n'était plus un séjour pour les artistes. Au mois de mars 1500, nous trouvons le Vinci à Venise. En passant à Mantoue il avait fait au charbon le délicieux profil de la duchesse Isabelle d'Este qui est au musée du Louvre. Sœur de la femme de Ludovic le More, Isabelle d'Este est une des femmes les plus distinguées de la Renaissance, son nom est mêlé à l'histoire de tous les hommes célèbres de son temps. Elle fit de vains efforts pour attirer Léonard à Mantoue et même pour obtenir un tableau de sa main.
En 1501, il est à Florence et compose un carton de la Sainte Anne, dont parlent plusieurs contemporains. On ne sait ce qu'est devenu ce carton, qui ne peut être identifié à celui qui est aujourd'hui à la Royale Académie de Londres – composition sans doute antérieure et exécutée à Milan – mais le tableau da Louvre peut nous consoler de la perte du carton qu'il reproduit. En 1503, il avait achevé pour le puissant secrétaire d'État de Louis XII, Robertet, «une madone assise, travaillant au fuseau, tan-dis que le Christ enfant, un pied sur la corbeille de laine, souriant, saisit le fuseau qu'il cherche à enlever à sa mère». À cette même date, il fut chargé, avec Michel-Ange, de décorer la salle du conseil dans le palais de la Seigneurie. Michel-Ange choisit une scène de la guerre contre Pise: des soldats au bain surpris par l'ennemi. Léonard, si longtemps l'hôte de Milan, eut à traiter la Bataille d'Anghiari, gagnée par les Florentins sur les Milanais en 1440. Il se mit à l'œuvre avec ardeur et travailla au carton d'oct. 1503 à févr. 1505. Le carton achevé, il commença dans la salle du conseil la peinture murale; au mois de mai 1506, il l'abandonnait. Seul l'épisode de l'étendard que décrit Vasari, et qui occupait au premier plan le centre de la composition était achevé. «Selon certaines indications qu'il trouva dans Pline, dit un contemporain, il prépara une sorte de mastic pour étendre ses couleurs. Après avoir peint sur le mur, il alluma un grand feu pour que la chaleur permit aux couleurs d'être absorbées et dé sécher. Mais il ne réussit que pour la partie inférieure ; il ne put chauffer assez la partie supérieure qui était trop éloignée du feu. » Nous n'avons de reproduction que de l'épisode de l'étendard. La plus ancienne gravure, celle de Lorenzo Zacchia, de Lucques, date de 1558; la plus connue, celle d'Edelinck, fut faite soit d'après le dessin de Rubens qui est au Louvre, soit d'après un dessin flamand plus ancien qui est aux Offices et qui peut-être servit de modèle aux deux artistes. Les cartons de Michel-Ange et de Léonard qui, selon l'expression de Benvenuto Cellini, «furent l'école du monde», tant qu'on les put étudier, ont disparu l'un et l'autre. Les dernières nouvelles que nous ayons de la peinture sont de 1513, elle coula sans doute avec l'enduit qui la portait. La statue de François Sforza, la Cène, la Bataille d’Anghiari, toutes les grandes œuvres de Vinci ne nous sont plus connues que par des croquis, des dessins, des copies et l'enthousiasme qu'elles excitèrent.
En 1505, il avait achevé aussi la Joconde, ce portrait célèbre, auquel il faut toujours revenir pour comprendre cet extraordinaire génie qui ne sacrifie rien, qui mêle le sang-froid et l'émotion, la curiosité et la tendresse, et dont la rêverie même est une richesse d'idées claires. Müntz place vers cette époque le tableau aujourd'hui perdu de la Léda, dont nous savons bien peu de chose, sans qu'il soit possible d'en contester l'existence. Il semble que ce tableau, apporté en France, ait été longtemps conservé au château de Fontainebleau, dont les inventaires le mentionnent jusqu'en 1691. Nous ne le connaissons plus que par un dessin de Raphaël (Windsor), et deux ou trois copies anciennes.
Pendant l'été de 1506, Léonard obtint de la Seigneurie la permission de se rendre à Milan, où l'appelait le gouverneur français, Charles d'Amboise. Un peu plus tard, après quelques résistances du conseil de Florence, envers lequel il n'avait pas tenu ses engagements, il entrait au service de Louis XII. Un long procès avec ses frères, qui lui contestaient sa part de l'héritage d'un oncle paternel, pendant plusieurs années, lui fit perdre un temps précieux et le rappela à plusieurs reprises à Florence. Le procès terminé, il revient à Milan «avec deus madones de grandeur différente qu'il a peintes pour le roi Très Chrétien », mais à cette même date, les affaires des Français se gâtent et ils sont chassés d'Italie.
«Le 24 sept. 1513, écrit Léonard, je partis de Milan pour Rome avec Giovanni, Francesco Melzi, Salaï, Lorenzo et le Fanfoïa ». Un Florentin, Giovanni de Médicis, fils de Laurent le Magnifique, avait été élu pape sous le nom de Léon X. Le plus jeune frère du nouveau pape, Julien de Médicis, aimait Léonard et l'avait attaché à son service. Il semble qu'à cette époque ses travaux scientifiques l'aient beaucoup absorbé. Vasari signale deux tableaux qu'il exécuta pour le dataire du pape, messire Baldasare Turini: l'un représentait la madone avec l'enfant, l'autre « un enfant d'une grâce et d'une beauté merveilleuse ». Parmi les dernières oeuvres du maître, il faut certainement mettre le Saint Jean du Louvre, où il a porté la technique pittoresque à un point qu'elle ne devait point dépasser.
Le 13 sept. 1515, la victoire de Marignan donnait à François Ier le duché de Milan. A peine informé de l'arrivée des Français, le Vinci quitte Rome et va rejoindre le roi à Pavie. En déc. 1515, il revoyait pour la dernière fois Milan, sa seconde patrie, et il se rendait en France, où François Ier, qui l'aimait, lui donnait pour résidence l'hôtel du Cloux, dans le voisinage du château d'Amboise, et lui assurait une pension de 700 écus. C'est là qu'après plusieurs mois de maladie, le 2 mai 1519, il expirait. On sait la légende qui fait mourir le grand artiste dans les bras du roi de France. La vérité est que, le jour de la mort de Léonard, le roi était à Saint-Germain-en-Laye.
Des grandes œuvres du Vinci, nous l'avons vu, la plupart ont été détruites ou sont perdues; ses croquis, pleins de verve, ses nombreux dessins, qui valent parfois des oeuvres achevées, quelques tableaux précieux, suffisent à le mettre au nombre des peintres qui peuvent disputer le premier rang. Son rare génie est fait de l'harmonie des dons contraires qui égalent en lui le savant à l'artiste. Ses sentiments sans cesse passent par son esprit et ses idées par son cœur: «Plus on connaît, plus on aime». Le charme rare de ses oeuvres est dans et subtil mélange d'analyse et d'émotion, d'exactitude et de fantaisie, de naturel et de spiritualité, dans ce réalisme psychologique d'un artiste qui pense que l'esprit est partout présent et doit partout apparaître: la Pittura è cosa mentale.

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