La vie n'est pas sans qualités - Léon Daudet

Jean Renaud
« Le fils d'Alphonse?
Qui est Léon Daudet (1867-1942)? Pendant son extraordinaire vie de journaliste, de romancier, de critique, de mémorialiste, de député, d'orateur, de polémiste, de duelliste (quatorze duels sans compter ses combats de rue), de partisan et de conspirateur, il connut la prison, l'évasion (80000 policiers, gendarmes, soldats furent lancés à sa poursuite!), l'exil, la célébrité, la calomnie et le malheur, le plus pathétique étant l'assassinat de son fils Philippe, âgé de quatorze ans, tragique conclusion d'un invraisemblable complot politique. De son vivant, comme Kléber Haedens le suggère, l'éclat de sa vie publique a probablement nui à la réputation de l'écrivain. Aujourd'hui, sous les coups redoublés et terribles de l'oubli, des préjugés, de la paresse, de la sottise, on se souvient vaguement qu'il s'agit du fils aîné d'Alphonse Daudet. Et pourtant! Comment le père, malgré ses éminentes qualités, pourrait-il lui être comparé? Sans doute, le charmant conteur provençal, plus que des noms autrement prestigieux, joint, comme d'un Flaubert épanoui, le naturel à une savante maîtrise (alliance rarissime); sa profonde culture, imprégnée d'un vieil humanisme nourri de Virgile et des vieux auteurs gaulois, n'a pas étouffé en lui l'homme du Midi, ravi de respirer, de contempler le soleil et la femme. Par malheur, ce modeste devint un adulte au milieu du Second Empire: époque maudite, antimétaphysique, perméable à l'esthétique déprimante et idiote du naturalisme. Si au moins l'auteur de Sapho avait été, face à cette misère, un signe de contradiction! On ne se guérit de son temps qu'en luttant contre lui! Ce relatif conformisme explique pourquoi le style d'Alphonse Daudet souffre d'un défaut commun chez les écrivains de cette génération, Zola en tête: une excessive matérialité. Quoique ses œuvres ne manquent ni de vie ni de sentiment, elles sont privées de ce «je ne sais quoi» apporté par la seule intelligence ordonnatrice, par le NOOS. Mais Léon, Léon! Il trouve en se jouant le trait inattendu, le mot illuminateur, la métaphore heureuse. Né dans un âge pessimiste — un pessimisme fondamental qui est le chancre pourrisseur de la culture moderne , il possède à un degré exceptionnel la joie de connaître, de réagir, d'exister: cousin par là de Gœthe, ce miraculeux contemporain de ces malades aux pas lents que furent les romantiques. Lire une page de Léon Daudet, c'est se sentir revivifier: il nous prête sa santé, son ardente sensibilité, une substance humaine enrichie et multipliée par une évocation verbale continue, fécondée par des strates successives de culture. Sa manière rappelle celle de Léon Bloy par la sincérité, l'ironie, le dégoût, la violence, le rire, l'élan et une truculence rehaussée de gauloisismes expressifs auxquels succède un lyrisme intellectuel exclusivement sien, parfumé de mélancolie, de douceur ou d'ivresse érotique. Le mémorialiste, alternativement féroce ou tendre, l'emporte, dans ses bons moments (et ils sont nombreux), sur l'immortel Saint-Simon, la vis comica en plus. Et l'impeccable sourcier littéraire, découvreur de Proust, de Bernanos et de Céline! Il détestait les faiseurs et goûtait la passion, la sincérité, la curiosité: «Plus l'art d'écrire s'élève en s'échauffant, plus il se rapproche des émotions naturelles, des larmes, des sanglots, des gémissements et de la couleur.»1 On ne saurait compter, pensait Bernanos, les injustices du polémiste2,«du moins les porte-t-il ainsi que les cicatrices au torse d'un vieux gladiateur». Et le sombre prophète d'ajouter: «Ce n'est pas là le visage d'un Pharisien»3 D'ailleurs, «ce vieux cœur de soldat n'a point connu la haine»: notre pamphlétaire prétendument implacable était bon. L'historien Pierre Gaxotte raconte que ce monarchiste consacrait une tranche importante de son revenu de parlementaire à soulager des misères cachées et qu'il avait abandonné sa pension des Goncourt à un confrère malchanceux. Je suis bien obligé de convenir des faiblesses du romancier: d'exceptionnelles réussites (Le voyage de Shakespeare ou Les Morticoles sont des œuvres importantes) ne rachètent pas de multiples échecs. En réalité, trop de ses romans sont bâclés, de conception misérable, avec quelques belles pages à peine auxquelles s'accrocher. Il importe malgré tout de ne pas méconnaître cette partie de l'œuvre. Écrire des romans lui servait d'exutoire, comme le poème d'amour pour un Goethe (poésie est délivrance). Il se délivrait par ce biais d'une sorte d'appétit insatiable de vivre et d'aimer. J'ajoute que, bridé par ses responsabilités de personnage public, il n'a pas «osé» en ce domaine autant qu'il l'aurait voulu. Le meilleur de son œuvre, où il laisse libre cours à ses facultés synthétiques, relève de ce qu'on pourrait appeler la critique générale. Le stupide XIXe siècle (ouvrage à mettre en parallèle à La crise du monde moderne de René Guénon), L'hérédo, Le Monde des Images et l'étonnant Courrier des Pays-Bas, pour ne nommer que ces quelques livres, forment une saisissante somme de considérations historiques, politiques, médicales, littéraires et philosophiques, un amalgame inouï de propos de table familiers et suggestifs, d'aperçus vertigineux et d'envolées lyriques enluminées de touches exquises. Ce qu'il écrit sur Goethe le peint lui-même: «Il pensait, avec ordre et harmonie, à presque tout en même temps, ce qui est la meilleure façon de penser juste.» 4 L'auteur de ces essais aux incidences infinies, aux détours imprévus et aux perspectives surprenantes incarne assez une espèce de savant de la Renaissance en lutte contre des énigmes insondables qui sans cesse le terrassent pendant que lui, infatigable, se redresse pour les secouer encore et encore. Ni Barrès, ni Gide, ni Maurras, ni Valéry, pour ne nommer que ces quatre essayistes illustres (parmi lesquels au moins deux sont admirables) ne l'égalent en trouvailles, en réminiscences éblouissantes, semblables à ces brefs éclairs qui un instant illuminent l'horizon. Je vois bien sous quels angles les autres regagnent l'avantage, mais il émane d'eux, vis-à-vis de Daudet, quelque chose de sec, d'appliqué, de pusillanime quant à l'esprit. L'explication? Seul Léon Daudet s'est affranchi de l'obsession compulsive de l'épistémologie, «lésion de l'esprit méditatif»5 et tare ordinaire de l'intelligentsia occidentale depuis Kant; seul il s'est refusé à discuter avec ceux qui, après avoir escamoté la serrure, se plaignent de leur mauvaise clé; seul il s'est soumis avec allégresse à la condition sine qua non de la métaphysique: une confiance inébranlable dans la possibilité pour l'intellect d'entrer en relation avec l'objet. Daudet le Grand a le sens inné de la méditation noble et profonde, par laquelle il rejoint Montaigne (plus encore que Rabelais) et le dépasse par un tour passionné et hardi à peu près unique dans les Lettres françaises.

En somme, si on regarde les choses d'un peu haut, la supériorité du fils sur le père éclate telle celle d'un astre face à un lumignon. Je ne dis pas qu'il soit tout à fait un grand esprit, l'égal d'un Goethe. Peut-être a-t-il un peu croulé sous ses dons, lourds à porter pour un individu isolé. Il arrive que sa réflexion fléchisse en cours de route. Inégal, parfois exécrable, peut-être à cause de la richesse de sa nature qui l'entraîne à multiplier ses motifs et ses thèmes, insuffisamment attentif aux démarches de son intelligence, cet immense écrivain méconnu et incompris compense ses lacunes par l'invention (si nécessaire en science), par le foisonnement des liens, par l'aura frémissante de la découverte, par une vigueur et une intensité qui épouvantent les médiocres et scandalisent les tartufes. Et combien d'autres, chez les modernes, qualifiera-t-on d'universel? Tous pâlissent en regard de sa personne et de son œuvre, une œuvre pleine de flammes, d'intelligence et d'amour. L'ampleur de ses vues et de son labeur décourage la comparaison non seulement avec Alphonse, mais avec l'ensemble de ses contemporains. Léon, c'est une galaxie, que plus personne (ou presque) ne prend la peine d'explorer.


Un nouveau discours de la méthode?

On méconnaît en particulier le génie scientifique de Léon Daudet. N'est-ce pas cependant par ce biais qu'il recommencera à agir sur notre présent? Marcel Proust l'avait compris, qui a consacré un bel article (intitulé «Un esprit et un génie innombrables: Léon Daudet») à celui qu'il nomme son maître. Proust y rappelle l'importance de ces «livres admirables» L'hérédo et Le Monde des Images:

    «J'ai déjà dit qu'ils marquaient une date, comme le Discours de la Méthode; non moins féconds, ils donneront peu à peu naissance à une nouvelle médecine, une nouvelle critique littéraire, une nouvelle éthique, une nouvelle sociologie.» 6

Marcel Proust aurait avoir raison; l'œuvre d'essayiste de Léon Daudet, qui fourmille (avec les scories habituelles pour des travaux déjà anciens) de germes formidables que l'effroyable conformisme de notre époque a laissé mourir, réplique en effet à la tentative de quantification du qualitatif de Descartes et de ses successeurs. Pour Aristote et pour les savants du Moyen Âge, est nature ce qui fait naître, c'est-à-dire un principe interne, cause du changement. Par conséquent, il existe, selon eux, une communauté profonde entre les notions d'âme et de nature. L'une et l'autre sont des formes. La physique scolastique s'assignait l'étude des «formes substantielles» sans distinguer entre celles des corps inanimés ou vivants.7 La physique cartésienne, au contraire, a supprimé la notion traditionnelle de forme pour expliquer les phénomènes et les corps par la considération de l'étendue et du mouvement.8 D'une raison docile au réel, on est passé à un réel asservi à la raison. C'était choisir de se détourner de ce qui est varié, sinueux, rétif aux formules algébriques, pour inventer un double de la réalité, uniquement sous le signe du quantitatif. Un appauvrissement, un rétrécissement, un aplatissement général découle de cette réduction au clair et au distinct, de ce «principe d'économie» par lequel l'on commence par vider la nature de son épaisseur et de sa magnificence avant de s'efforcer de la comprendre:
    «La nature n'est ni simple, ni claire. Elle est un rassemblement, un troupeau de sphinx ou mystères, grands et petits, reliés entre eux comme un tissu, par des allées, chemins et routes de la logique et du bon sens.»9

À propos de cette manie typiquement moderne de la simplification, Daudet cite un texte remarquable d'un médecin militaire français, le docteur Achille Kelsch (1841-1911):
    «Simplifier! Il semble que ce soit l'objectif final de l'étiologie, depuis une vingtaine d'année. […] cette tendance à résoudre, par l'unité causale, tous les problèmes étiologiques se lie, par des affinités psychologiques mystérieuses, aux étranges conceptions philosophiques qui sévissent de nos jours et qui, sous couleur d'égalité sociale et d'humanitarisme, poursuivent le nivellement des idées, des hommes et des choses».10

Le canevas commode d'une mécanique universelle, d'abord appliqué en physique, a été utilisé pour l'ensemble des choses humaines:
    «(…) ils disent donc
    Que la bête est une machine;
    Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts:
    Nul sentiment, point d'âme, en elle tout est corps.»

Qu'aurait dit La Fontaine quand vint, après cette bête dénuée d'âme, l'Homme-machine de La Mettrie?11 La science moderne démoralise et crée des cœurs de bourreau. Elle aspire ultimement à contrefaire la Création, à remplacer les vivants par des automates (n'oublions pas les ambitions médicales de Descartes). La tendance, depuis Descartes, «à tout ramener, et même la vie, à des lois et calculs mathématiques»12 a consommé la scission ontologique entre l'âme et le corps et barré la route à une compréhension de l'homme comme un tout.

Sans doute avait-on de bonnes raisons de se moquer de ces formes substantielles chères aux thomistes et aux aristotéliciens, mais il y avait là au moins une vérité profonde: celle d'un univers non pas machinal, mais chargé de qualités. En renouant avec une science à l'antique, Léon Daudet s'est essayé à «évaluer» (plutôt qu'à mesurer) le rôle du qualitatif. Hanté, à rebours de Descartes, par la qualification du quantitatif,13 il a cherché l'inquantifiable, tout ce qui, inaccessible au laboratoire, irréductible à une équation ou à une formule mathématique, se situe à la source de la santé ou de la maladie, à l'origine des transformations intérieures et organiques.


La modernité comme intoxication

Sommes-nous comme le croyait Daudet, à un grand tournant pathologique de l'humanité»?14 Il est banal de constater jusqu'à quel point la décomposition des familles, la télévision, l'internet ont contribué à appauvrir notre vie affective, à nous rendre asthéniques. En vain essayons-nous de compenser notre misère intérieure par des sensations fortes, indéfiniment renouvelées. Cette masse d'informations disproportionnée aux forces de l'esprit est cause à son tour d'une véritable détérioration mentale. Les sons et les images traversent des cerveaux moroses, intoxiqués, anesthésiés, qui ne réagissent plus qu'à doses massives et qui demandent d'être aiguillonnés toujours davantage pour ne pas succomber à l'ennui. La singulière stupeur intellectuelle de l'homme moderne tient sans doute à cette disparité radicale entre les capacités réceptives et cognitives de l'être humain et une mémoire débordée, un esprit qui a abdiqué, une âme glacée et si vide qu'elle se voit contrainte de se livrer à ses propres songes, otage de son «rêve éveillé». L'âme capitule, ne réagit plus à moins d'être traitée violemment et sans égards. Caractères amollis, conformisme, religiosité sentimentale, subjectivisme, morbidité romantique, insensibilité, avarice, envie, cruauté froide, c'est l'ère atomique annoncée par Nietzsche, celle de la désintégration du composé humain: le temps du nihilisme. Le plus grave est que ce nihilisme ne se limite point à saper le moral, il s'attaque aussi (et peut-être surtout) à la vie biologique. Notre collusion avec le néant diminue notre vitalité physiologique, encourage la nécrose des cellules. Tout se tient et (cela serait une évidence si nous méditions Confucius plutôt que nos intarissables technocrates, pondeurs de rapports) il y a un lien de cause à effet (et vice versa) entre le cynisme social-démocrate, le taux de suicide, la poésie moderne et le nombre de cancers (Léon Daudet, après Joseph de Maistre, emploie le néologisme «pluricause» pour évoquer ce va-et-vient complexe). Stravoguine, Kirilov et Pierre Verkhovensky, ces personnages des Possédés de Dostoïevski, habitent nos corps autant que nos esprits. Notre mentalité bizarre de grabataires en sursis, notre phobie de la maladie, notre abandon aux médecins et aux médecines (incluant les médecines dites douces), notre fétichisme candide de la structure, de l'argent, de l'équipement matériel dans les affaires de santé procèdent du même goût pervers et inavoué pour la mort, un désespoir physiologique et métaphysique qui en est venu à empoisonner d'innombrables jeunes êtres esseulés, éteints, séparés de la joie d'exister, d'inventer, de créer, trop obsédés par leur moi pour contempler les merveilles autour d'eux, inaptes aux plaisirs supérieurs, aux belles lettres, au commerce des gens gais et libres. N'est-ce pas singulièrement anormal? Aurions-nous entièrement tort en outre d'accuser notre système d'éducation délétère d'être l'un des complices de cette tuerie spirituelle? N'est-ce pas lui le forgeur par excellence des tristes vieillards conformistes, eunuques accablés (à vingt ans!) par le poids d'une morne cervelle de spécialiste, qui constituent (ô dérision!) notre élite?

Le moi et le soi
Depuis longtemps, pour me guérir de ces accès de mélancolie qu'amène inévitablement l'existence actuelle, j'aime à lire Léon Daudet, de préférence en face du grand fleuve, lors d'une splendide journée de printemps. Pour l'occasion, je débouche une bouteille d'un honnête vin de pays, rustique, mais franc, à boire à grosses lampées, puis je m'installe confortablement et je me permets pendant quelques heures bénies de jouir sans remords de ce vaste brassage de souvenirs, d'émotions, d'idées géniales esquissées à larges traits au gré d'une plume chaude et d'une langue riche et inspirée, celle d'un humaniste familier avec l'occitan, le grec, le latin et le vieux français d'Amyot et de Rabelais. Voici enfin, me dis-je, quelqu'un qui se rit de la fatalité! Je reprends alors le courage de vivre et de me révolter contre notre aujourd'hui décoloré.

Une précieuse distinction entre le soi et le moi résume à la perfection ce veto absolu à l'égard du déterminisme:
    «Le moi, c'est l'ensemble physique et moral, de l'individu humain, qui comprend les apports héréditaires. Le soi, c'est l'essence de la personnalité humaine, dégagée de ces apports par leur élimination, leur équilibre ou leur fusion, et constituant un être original et neuf, perçu comme tel par la conscience.»15

Pour Daudet, l'être humain est «un système à transmuer le quantitatif en qualitatif».16 L'effort de l'homme, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, consiste à se libérer de la mesure et du calcul. La conception littéraire, scientifique, artistique s'enracine dans l'ordre qualitatif. Nos tissus eux-mêmes et nos cellules sont engagés dans un pareil combat «de telle façon que la quantification organique est partout appuyée, informée et commandée par une qualification intellectuelle.»17 Quelle funeste incuriosité a empêché les néothomistes de s'interroger sur la portée de semblables recherches? Ces thomistes gourmés et pointilleux, qui ont pullulé dans nos universités et blessé sinon stérilisé l'intelligence de tant de jeunes esprits (je les appelle, ces éplucheurs procéduriers de la pensée du maître, des «anathomistes»), partageaient avec leur siècle ce culte névrotique: l'adoration du concept. Ils détestaient le grand air et affectionnaient le confort intellectuel et l'odeur de renfermé. Pourtant, la voie suivie par Daudet revivifiait des notions traditionnelles sur l'union entre le corps et l'âme, union non pas accidentelle (comme le moteur au mobile, le pilote au navire ou le vêtement à l'homme), mais essentielle. L'âme, selon Thomas d'Aquin, étant la forme substantielle du corps, elle est présente dans chacune de ses parties.18 Daudet, par des sentiers inédits, confirme l'enseignement du docteur angélique:
    «Je n'hésite pas à écrire ce terme de «volonté», en parlant d'un tissu et d'une cellule, considérant, je le répète, qu'il existe une psychocytie (une psychologie des cellules), obscure mais certaine, et que la volonté globale de l'être humain, comme d'ailleurs son intelligence, est répartie et répandue à travers tout son organisme et pas seulement localisée.»19

Parce que la santé, «sagesse des tissus»20, profite constamment de ce mystérieux retentissement du moral sur le physique, «plus important à mon avis que celui du physique sur le moral»21, l'identification des points de contact entre ces deux ordres et des zones de passage entre le quantitatif et le qualitatif nous aidera à mieux saisir les processus de guérison22, ceux du corps et ceux de l'âme:
    «Notre organisme est un système d'échos, de correspondances, de résonances, sous le signe de la transmutation.23»

On l'aura remarqué, l'auteur de L'hérédo rejette complètement une position rationaliste intenable (le rationalisme cartésien ne saurait servir de point de départ à la guérison, puisqu'il est celui de la maladie) et va aussi loin que Freud (qu'il a lu avec attention) dans l'exploration du drame intérieur. La différence? Léon Daudet reproche aux philosophies de l'inconscient, essentiellement diffamatoires, d'agir «à la façon d'un poison paralysant».24 Sa critique recoupe celle, impitoyable, due à un contemporain autrefois fameux, ce singulier Viennois d'origine juive, Karl Kraus (1874-1936), autre adversaire de la première heure du freudisme:
    «La psychanalyse est cette maladie de l'esprit dont elle prétend être la thérapie.»25

À cette thérapie vers le bas, Daudet oppose une doctrine pour laquelle les ténèbres qui nous enveloppent peuvent être maîtrisées par le tonus du vouloir, transformées, transmuées, métamorphosées par l'impulsion créatrice, celle-ci éclairée et guidée par le jugement, par le soi. La guerre contre le nihilisme est commencée: elle se passe dans le cœur et dans le corps de chacun. Indiscernables, fermées à nos investigations, enfouies sous les occultes abysses de la personnalité, d'incertaines victoires et d'angoissantes défaites se succèdent. En ces lieux reculés et si proches à la fois se décide, en définitive, le salut du monde. De ce champ de bataille, Léon Daudet fut le prodigieux géographe, capable par surcroît de troubler la terne pusillanimité des dépossédés de l'être, des désincarnés, des demi-cadavres. En vérité, s'ils prenaient un instant pour l'écouter, la mâle vertu du verbe vibrant et charnu de cet incomparable transmetteur révélerait aux plus insensibles le tressaillement, les brûlures ou la sérénité du beau, leur ouvrant une porte mordorée vers le réel et le vivant, avec ses fumets violents d'amertume, de fureur, d'infamie, d'héroïsme et de grâce. Gloire aux chantres et aux amants d'une vie «beaucoup plus proche du miracle que de la loi»!26 »


Notes
1. Flammes, Paris, Grasset, 1930, p. 213.
2. Un polémiste marqué, dans sa jeunesse, par un antisémitisme qu'on aurait tort toutefois de confondre avec le nihilisme monstrueux ayant mené à la Shoah. Du reste, Daudet n'a cessé de s'éloigner de cet antisémitisme hérité d'Édouard Drumont, grand ami de son père.
3. Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, Paris, Le Livre de Poche, 1965, p. 409.
4. La Ronde de Nuit, Paris, Grasset, «Courrier des Pays-Bas – 1», 1928, p. 219.
5. Le stupide XIXe siècle, nouvelle édition, Paris, Grasset, 1929, p. 156.
6. Marcel Proust, Essais et Articles, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 1994. Ce texte sur Léon Daudet, écrit en 1920, parut d'abord dans les Nouveaux Mélanges.
7. Les travaux alchimiques d'un Paracelse, d'un Nicolas Flamel ou plus récemment d'un Fulcanelli radicalisent ces conceptions antimécaniques: «Or, tout est vie et mouvement ici-bas. L'activité vitale, très apparente chez les animaux et les végétaux, ne l'est guère moins dans le règne minéral, bien qu'elle exige de l'observateur une attention plus aiguë. Les métaux, en effet, sont des corps vivants et sensibles» (Fulcanelli, Les demeures philosophales, I, Paris, Pauvert. 1965, p. 141).
8. Cf. Étienne Gilson, Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin, 1930, p. 156 et p.19.
9. Les Horreurs de la Guerre, Paris, Grasset, «Courrier des Pays-Bas – 2», 1928, p. 64.
10. Cité dans La Ronde de Nuit, p. 123.
11. Sur La Mettrie (1709-1751), voir Alexis Klimov, Terrorisme et Beauté, Québec, Beffroi, 1986, pp. 87-91. «Créer, c'est aller à contre-courant de l'objectivation», écrit l'auteur (p. 105), de la quantification, aurait dit Léon Daudet.
12. Léon Daudet, Le rêve éveillé, Paris, Grasset, 1926, p. 256.
13. «(…) Descartes était hanté par le problème de la quantification du qualitatif» (La Ronde de Nuit, p. 112).
14. Les Horreurs de la Guerre, p. 73.
15. L'hérédo, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1917, p. 9.
16. Les Horreurs de la Guerre, p. 55.
17. La Ronde de Nuit, p. 114.
18. Voir la Somme Théologique de Thomas d'Aquin, 1ère partie, question 76.
19. Les Horreurs de la Guerre, pp. 54-55.
20. Mélancholia, Paris, Grasset, «Courrier des Pays-Bas – 3», 1928, p. 38.
21. La Ronde de Nuit, p. 115.
22. «Toute thérapeutique rationnelle consiste à rétablir le rythme des échanges, celui des équilibres intérieurs, celui des constantes d'équilibre entre le dedans et le dehors» (Mélancholia, p. 93).
23. Mélancholia, p. 102.
24. L'hérédo, p. 129.
25. Thomas Szasz. Karl Kraus et les docteurs de l'âme, Paris, Hachette, 1985, p. 137. Les pages 135 à 202 de cet ouvrage sont une anthologie de Karl Kraus préparée par Szasz.
26. La Recherche du Beau, Paris, Flammarion, 1932, p. 156.

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