Les contes et les légendes
Beaucoup de personnes seraient bien embarrassées si on leur demandait d'exposer la différence qu'il y a entre le conte populaire et la légende. Et cela semble en effet assez délicat. On peut dire, selon la définition donnée par M. van Gennep, que le conte est un récit merveilleux et romanesque dont le lieu d'action n'est pas localisé, dont les personnages ne sont pas individualisés. Le conte commence presque toujours ainsi : « Il y avait une fois... » Et cela dans toutes les langues, selon une formule à peu près invariable. Dans la légende, au contraire, « le lieu est indiqué avec précision, les personnages sont des individus déterminés, leurs actes ont un fondement qui semble historique ». Malgré ce dernier caractère, beaucoup plus apparent que réel, il est vrai, le conte est généralement plus précis que la légende, moins sujet aux variantes, encore que considérables, se présente sous une forme plus unie, plus stable, mieux retenue par la mémoire selon les détails traditionnels. Il est encore une différence, dont la valeur a échappé à M. van Gennep, c'est que le conte semble une chose faite une fois pour toutes, d'origine très ancienne, que tout le monde, et même les enfants un peu grands, accepte pour ce qu'elle est, une histoire pas vraie, mais amusante ou émouvante, qui provoque le rire ou la peur, excite l'imagination, mais que cependant on ne prend pas au sérieux plus longtemps que ne dure le récit. La légende a de plus grandes prétentions. Non seulement les enfants, mais les parents peuvent y être pris, malgré leur scepticisme. On a vu des historiens les accepter comme des vérités historiques et, en fait, l'histoire en est pleine. C'est que la légende se présente avec tous les caractères d'une chose qui est arrivée; elle cite le nom du personnage, et le personnage a existé; elle parle de villes, de batailles nullement imaginaires; pour ne pas croire à un conte, il suffit d'un bon sens élémentaire; pour ne pas croire à une légende, il faut faire de la critique historique, à moins que les faits qu'elle rapporte ne soient par trop invraisemblables, mais ce n'est pas toujours le cas.
Bien naïfs sans doute étaient ceux qui ajoutaient foi, sous Louis-Philippe, à la légende qui courait que Napoléon n'était pas mort, mais cela pouvait ne pas sembler absurde à un vieux soldat aveuglé ou à un paysan ignorant. La légende du masque de fer, comme je l'ai expliqué récemment, est encore un sujet de disputes pour les historiens, qui trouvent même à la corroborer par des pièces d'archives. Louis XIV était moins crédule : « Selon Crébillon, dit Casanova dans ses Mémoires, l'homme au masque de fer était un conte; il disait que Louis XIV l'en avait assuré de sa bouche ». Ces deux types de légendes représentent assez bien la légende intermittente, celle qui ne prend corps, momentanément, que lorsqu'elle peut s'accrocher à un personnage historique. De temps en temps il arrive qu'un personnage, dont la mort a été obscure, mystérieuse, ou seulement imprévue, ressuscite dans l'imagination du peuple ou de quelques partisans intéressés à sa survie. Telle fut, au siècle dernier, et cela se perpétue jusqu'à nos jours, l'histoire du faux Louis XVII. Certes, on ne manquera pas de documents sur la formation de cette légende, encore très répandue et qui a de nombreux précédents historiques, le faux Smerdis, le faux Démétrius. En fait de légendes, rien ne se perd et tout continue. Jadis, cette croyance à la survie prit quelquefois des formes étranges. Au dix-septième siècle on croyait encore en Italie que saint François d'Assise n'était pas mort. Il se trouvait dans une crypte du couvent d'Assise, en forme de statue vivante, immobile et extasiée; le sang coulait toujours de son front, de ses mains et de ses pieds, blessés, comme le veut une autre légende, de ce qu'on appelle les stigmates de la passion, marque des clous et de la couronne d'épines de Jésus sur la croix. Cette même légende hormis naturellement les stigmates, se raconte encore en Orient, où Gérard de Nerval, et, avant lui, Beckford, l'auteur de Vatek, l'ont recueillie. D'anciens rois sont prisonniers sous terre, dans un palais magique, et sans mouvement, quoique vivants, attendent on ne sait quelle délivrance depuis les temps du roi Salomon. Des traces de cette légende se retrouvent dans les Mille et une Nuits et dans plusieurs contes de fées.
Il y a des légendes profondément entrées dans la littérature, telles que les histoires de don Juan et de Faust, qui n'en ont pas moins une origine populaire et probablement immémoriale. Faust, c'est la légende de l'homme qui vend son âme au diable en échange de divers otages ou bonheurs terrestres. Elle semble d'origine chrétienne, mais il est possible qu'elle soit bien plus ancienne, la mythologie populaire étant mal connue. Un tel pacte peut se comprendre dans toutes les civilisations. C'est une des formes de la vieille recherche du bonheur qui est nécessairement le but de l'humanité, et la magie est si ancienne qu'on en fait remonter l'origine à l'origine même du monde. Le thème de Faust pourrait donc bien être plus vieux qu'on ne l'admet généralement. Il apparaît assez nettement pour la première fois dans l'histoire de Théophile. C'était, disent les plus anciennes versions, un évêque d'Adana, en Cilicie. Révoqué, il eut recours au diable, lequel, en échange de son âme, lui fit rendre sa dignité. Les détails ne sont rien, ni la mesquinerie de l'histoire. L'important, c'est le pacte. On ajouta plus tard que Théophile fit pénitence et fut sauvé par l'intercession de la vierge Marie, mais cela n'a nulle importance et ne fut ajouté que pour édifier les fidèles. Ainsi arrangée, l'aventure de Théophile fut très populaire au Moyen-Âge : Roswitha la mit en vers latins et Rutebeuf en vers français. Puis le thème se complique et s'enrichit pour aboutir, au seizième siècle, au docteur Faust, sur lequel la légende se fixa, en lui attribuant toutes sortes de hauts faits magiques qu'on retrouve également dans la vie de certains magiciens célèbres, tels que Merlin l'enchanteur, ou Paracelse. Dès le siècle suivant, le type était exploité littérairement par le poète anglais Marlowe, en attendant que Gœthe en fît le magnifique poème que l'on connaît.
La légende qui s'est cristallisée autour de don Juan est complexe. Don Juan ne fut d'abord qu'un jeune débauché sur lequel on mettait cent histoires d'enlèvement et de libertinage, à la suite desquelles il est puni par le ciel. De quoi faire tout au plus une image d'Epinal ou peut-être un recueil de traits dignes d'un mauvais sujet accompli. Tirso de Molina eut l'idée d'y joindre un thème également populaire, mais plus merveilleux, celui, dit M. van Gennep, de la statue de pierre dont le contact brûle et tue, et la légende ainsi renforcée est devenue immortelle grâce à Molière et plus tard à Mozart.
La vie de Gargantua est un conte plutôt qu'une légende. Personne n'est dupe de ce bon et sage géant. On sait qu'il n'exista jamais que dans l'imagination de Rabelais et, avant lui, dans l'imagination populaire. Là, comme dans Faust et dans don Juan, la littérature s'est complètement emparée du type, mais tandis qu'on a fait et qu'on fait encore des Faust depuis Gœthe, tandis que don Juan est un type que l'on essaya cinquante fois de façonner, selon un esprit différent, plus ou mois heureux, le type de Gargantua n'a, depuis Rabelais, tenté que deux écrivains, Swift et Voltaire; encore se sont-ils tout à fait écartés de l'histoire primitive. Disons à ce propos que les géants se retrouvent dans beaucoup de contes de fées, mais qu'ils sont toujours méchants. Les créateurs primitifs de ces êtres extraordinaires n'ont pas cru que la bonté pût être unie à tant de force, mais ils les ont faits également très bêtes et faciles à tromper, comme Polyphème, leur ancêtre grec. Le bon géant était une conception réservée à Rabelais.
L'ère des contes populaires semble bien close, au moins dans nos civilisations européennes; on ne refera plus le Petit Chaperon rouge ni Peau d'Âne, cela est bien certain; les hommes n'ont plus assez d'imagination. Mais ils en ont toujours assez pour inventer ou arranger des légendes, pour broder des incidents sur de vieux thèmes. Il se crée à chaque instant des légendes et il en meurt à chaque instant. Mais ce sont les temps troublés qui leur sont favorables. Ainsi l'histoire de la guerre de 1870 est encore partiellement formée de légendes. La récente inondation en a vu naître. Mais ces sortes de légendes sont explicables par ce besoin de connaître qui tourmente de plus en plus les hommes; une invention est tenue pour un récit exact, pourvu qu'elle soit une explication. Au fait, n'en fut-il pas toujours ainsi et presque toutes les légendes ne sont-elles pas nées de l'esprit de curiosité? Oui, sans doute, et sans un tel esprit, la destinée de l'humanité n'aurait pas été brillante. M. van Gennep a su mettre de l'ordre dans l'étude des fruits de l'imagination humaine, qui est fort déréglée en apparence, mais suit, en réalité, des règles assez fixes. C'est une œuvre excellente.
(1) Par A. van Gennep. Paris, Flammarion, 1910, in-8 (Bibliothèque de philosophie scientifique).