Jean-Paul Desbiens: par-delà le psychologisme
Desbiens n'interprète pas. Les oubliettes des actes ne l'intéressent pas. Il s'arrête à leur partie visible et il les juge d'après elle, refaisant farouchement le vieux pari insensé de la liberté. C'est pourquoi il y a encore du bien et du mal pour lui. Et quand il voit du mal, on sait avec quelle énergie et quelle ténacité il le dénonce. Dans la zone intermédiaire, où séjournent les modernes, le bien et le mal se dissolvent dans les innombrables conditions ou circonstances jugées déterminantes.
C'est peut-être sa nature excessive qui a rendu Desbiens imperméable à la psychologie. Tous ses défauts étant en acte, il n’a donc pas besoin, pour en prendre acte, de l’équipement de plongée dans les profondeurs. C'est là un autre trait qui le rapproche des hommes du peuple et du passé.
Cet homme est réactionnaire, dira-t-on. C'est faux. Il est d'un autre âge, ce qui n'est un défaut que si on érige le nôtre en critère, et qui voudrait s'y risquer? Il prend plaisir à se définir comme un homme d'ordre. C'est son style, et c'est sans doute ainsi que le public québécois l'aime toujours.
Les intellectuels, qui ne l'aiment guère, devraient au moins lui faire l'honneur de le juger sur son pari fondamental, qui se résume à trois mots déjà évoqués: l'élémentaire, le transcendant et la liberté. Desbiens a un solide appétit et il nous autoriserait sans doute à employer ce mot au pluriel. Pour ce qui est de ses racines, il suffit, pour s'en faire une idée, de l'entendre dire qu'il est un homme d'ici au point d'être fier de l'hiver. Il est le plus élémentaire de nos penseurs. C'est pourquoi d'ailleurs il a des mots terreux et colorés qui ne laissent personne indifférent.
Puis, sans transition, il se jette à genoux, comme faisaient les hommes du moyen-âge. Le transcendant dès lors semble être le véritable élément de cet être élémentaire. Les plus belles pages religieuses jamais écrites au Québec se trouvent peut-être dans Sous le Soleil de la Pitié.
Mais il ne reste pas à genoux plus longtemps qu'il ne faut. On dit que La Fontaine écrivait les Contes pour se distraire de Platon. Desbiens est de la même espèce. Au lieu d'écrire des contes, il lit Céline. Pour être parfaitement cohérent avec lui-même, il ne lui reste plus qu'à croire dans la liberté, dans la capacité qu'a l'homme de choisir tantôt le mal, tantôt le bien.
Que l'on veuille bien regarder ce pari froidement, à la hauteur qui lui convient, on l'acceptera ou on le rejettera, mais on devra admettre qu'il constitue l'un des termes de la contradiction devant laquelle se trouvent nos contemporains. L'élémentaire! Qui n'en rêve pas aujourd'hui, à l'âge du «rebirth»? D’où vient cet engouement pour l'environnement, pour les tissus et les aliments naturels, pour les solidarités de base, sinon d'un refus de plus en plus radical des ersatz de la zone intermédiaire?
La même observation s'impose à propos du transcendant. Frelaté ou non, il est partout et d'abord dans les magasins d'alimentation naturelle. Et il y a une chose au moins qui n'est pas frelatée: la désillusion à l’égard des paradis sur terre, qu’ils soient marxistes ou capitalistes.
L’autre terme de la contradiction est caractérisé par le psychologisme et le sociologisme, c’est-à-dire par le développement de la zone intermédiaire, qui prend la forme de l’analyse introspective chez les individus et de la professionnalisation bureaucratique dans les sociétés.
Source: Jacques Dufresne, Le Devoir, 2 février 1980.