Le rire de Molière

Albert Thibaudet
Dans deux articles qui parurent ici même, et qui furent réunis ensuite en un volume, M. Bergson a donné une théorie du rire et du comique qui se rattache à l'idée générale de sa philosophie, et qui, après vingt-cinq ans, paraît aussi solide qu'au premier jour. Mais les idées de M. Bergson ne nous sont jamais présentées comme des vérités toutes faites, arrêtées une fois pour toutes; ce sont des idées en mouvement, qui nous excitent moins à adopter ces idées qu'à épuiser ce mouvement. La critique littéraire a une tendance fâcheuse à considérer les philosophes comme des intrus dans son domaine; de leur côté, les philosophes abordent parfois les problèmes de l'art et du goût avec une terrible ingénuité. Ce dernier cas n'est pas celui de M. Bergson, qui a démêlé avec une singulière finesse les replis et les nuances du comique. Et loin d'épuiser la matière, il indique à la critique la manière de l'exploiter. J'en voudrais donner un exemple à propos de Molière.

M. Bergson lui-même a pris à Molière plusieurs de ses références. Et son essai sur le Rire et la signification du comique aurait aussi bien pu recevoir la forme d'un essai sur Molière. Car le comique, c'est le comique de Molière, et la comédie, c'est la comédie de Molière. «Disons, écrivait Brunetière, qu'après cinquante ans écoulés bientôt, de même qu'un bon roman est celui qui se rapproche le plus du roman de Balzac, — d'Eugénie Grandet ou du Ménage de Garçon — à condition d'être un peu mieux écrit, de même en France une bonne comédie, fût-elle, de Labiche ou d'Augier, sera toujours celle qui nous rappellera le plus la comédie de Molière; et nous ne la louerons peut-être jamais mieux qu'en montrant comment, par où, par quels mérites, et au besoin par quels défauts, elle rappelle celle de Molière.» Toutes réserves faites sur le rapprochement avec le roman (M. Bourget serait aujourd'hui de l'avis de Brunetière), il est certain que Molière nous présente — après La Fontaine — l'exemple d'un genre qui s'identifie avec un de ceux qui l'ont traité et absorbé chez eux en une expression définitive. Au lieu que l'élan vital de la tragédie et du drame aboutît également sur plusieurs voies, sans qu'on puisse dire qu'Eschyle, Sophocle, Shakespeare, Corneille, Racine, soient allés plus loin l'un que l'autre, l'élan de la comédie ne franchit tous les obstacles qu'avec Molière, comme l'élan vital proprement dit ne les a franchis, sur notre planète du moins, qu'avec l'homme.

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La théorie de M. Bergson, dans ses directions essentielles, tiendrait en peu de lignes. La vie a pour ennemi, pour contraire, et aussi pour pente inévitable, l'automatisme; l'énergie vitale, en se dégradant, donne du mécanisme. Or le rire fait fonction de sifflet avertisseur, de réaction, de défense, contre cet automatisme et ce mécanisme. Nous rions quand du mécanique est plaqué sur du vivant, et le rire suffit à frapper de mauvaise conscience ce mécanique, à maintenir leur primat aux puissances de création, de souplesse et de fraîcheur. Dans les sociétés animales, qui réalisent la perfection de l'automatisme instinctif, il n'y a rien qui ressemble au rire; rire est le propre de l'homme, ou plutôt des sociétés humaines. M. Bergson lui attribue ces trois caractères: il est purement humain; il ne s'adresse qu'à l'intelligence pure; il ne concerne que l'homme en société.

Comme le génie tragique provoque la terreur et la pitié et les élève au sommet de l'art, le génie comique provoque le rire et en fait une réalité esthétique. Or l'art du XVIIe siècle constituait pour le rire vrai, le comique naturel et profond, un milieu privilégié, puisque ces trois caractères du rire sont ceux-là mêmes que toute la critique classique reconnaît aux formes littéraires nées autour de Louis XIV.

Le rire est purement humain, et l'art classique du XVIIe siècle, s'il n'est pas purement humain, tend de toutes ses forces à l'être. Le sentiment de la nature se cantonne à peu près dans La Fontaine, regardé d'un œil terne par Louis XIV et exclu des grands genres par Boileau, ou dans madame de Sévigné, qui n'écrit pas des livres pour le public, mais des lettres à sa famille. Comme au centre de la sculpture grecque et de la peinture de la Renaissance, il y a, pour principe de cette littérature, sinon l'homme et la femme nus, du moins l'homme et la femme vrais, — l'Homo sum. La raison d'être de ce siècle littéraire est de descendre dans la nature humaine plus profondément et de l'exposer plus lucidement qu'on ne l'a fait avant ni après lui.

Le rire ne s'adresse qu'à l'intelligence pure. Il n'y a pas, dit M. Bergson, de comique sans impossibilité. La comédie doit donner au spectateur l'illusion qu'il comprend entièrement un personnage comique, qu'il le manie comme un objet, .qu'il le possède. Le mécanique, c'est ce que l'intelligence comprend, et rire du mécanique revient à une façon de le comprendre. Dès que nous sommes émus, dès que nous sympathisons, nous ne rions plus. Or aucun siècle n'a mis plus haut que le XVIIe les valeurs d'intelligence. La philosophie qu'il a produit, le cartésianisme, est à la fois un intellectualisme et un mécanisme. Ses écrivains représentatifs sont ses auteurs dramatiques et ses moralistes. Il a voulu comprendre, comprendre, d'abord et surtout, l'homme.

Enfin le rire ne concerne que l'homme en société. Et l'art du XVIIe siècle, c'est l'art de l'homme en société, comme le lyrisme du XIXe, après Rousseau et Chateaubriand, c'est l'art de l'homme individuel, isolé, révolté. Brunetière a longuement et fréquemment montré que les genres propres au XVIIe siècle peuvent s'appeler les genres communs, les genres qui exigent un public, présent en chair et en os, comme le théâtre, le sermon, l'oraison funèbre: les moralistes, comme La Rochefoucauld et La Bruyère, ont tiré leur littérature des salons, des cercles, des sociétés. Non Pascal à vrai dire qui a écrit ses Pensées seul dans une chambre: mais n'a-t-il pas fallu attendre Rousseau, Chateaubriand et le siècle du lyrisme pour que les Pensées apparussent ce qu'elles sont aujourd'hui? Et il ne faut pas confondre les Pensées avec l'Apologie, qui eût été un vrai livre du XVIIe siècle. L'art de la comédie, qui fait appel au rire commun, représente le genre commun par excellence.

Si nous essayons de réunir ces trois points de vue en un seul, nous pourrons dire que le XVIIe siècle s'est efforcé de créer, de diverses manières et en divers sens, des caractères, depuis les caractères tout en force comme ceux de Corneille, — ce Michel-Ange, — jusqu'aux caractères tout en modelé et en vérité, .comme ceux de La Bruyère, — ce peintre hollandais. — Or il est un art dont on a épuisé toute l'essence quand on a dit qu'il crée des caractères, c'est la comédie. «En un certain sens, écrit M. Bergson, on pourrait dire que tout caractère est comique, à la condition d'entendre par caractère ce qu'il y a de tout fait dans notre personne, ce qui est en nous à l'état de mécanisme une fois monté.» Nous vivons non en tant que nous exprimons, analytiquement et de façon prévue, notre caractère, mais en tant que notre caractère évolue, se modifie, choisit. Cet enrichissement et ce choix, la comédie les laisse absolument de côté. Le caractère qu'elle met en scène peut être, comme c'est le cas dans Molière, fortement vivant; il n'en demeure pas moins un type prévu, et que nous reconnaissons parce qu'il est tiré autour de nous (non en nous bien entendu) à des centaines d'exemplaires. La comédie, dit M. Bergson, «est le seul de tous les arts qui vise au général». Beaucoup plus que la tragédie. Un personnage tragique est lui-même bien avant d'être une passion ou un vice, et cette passion, ce vice, ne deviennent tragiques qu'en s'incorporant à lui, en passant dans la substance même de son individu. Mais le vice comique ne s'incorpore pas aux personnages, il «jouera d'eux comme d'un instrument ou les manœuvrera comme des pantins». Tandis que le personnage de drame existe par lui-même, le personnage de comédie existe par son vice, c'est-à-dire par son caractère. «Si je vous demande, écrit M. Bergson, d'imaginer une pièce qui s'appelle le Jaloux, vous verrez que Sganarelle vous viendra à l'esprit, ou George Dandin, mais non pas Othello; le Jaloux ne peut être qu'un titre de comédie.» Notons d'ailleurs que lorsque Molière écrivit le Prince Jaloux sous forme de tragi-comédie, il connut le seul échec absolu de sa carrière dramatique. La tragédie de Vénus tout entière à sa proie attachée, c'est Phèdre, et Racine n'eût pu appeler sa pièce Amoureuse. Mais ce titre parut tout indiqué à M. de Porto-Riche quand il prit la femme en émoi d'amour comme un sujet de comédie, ou de quasi-comédie (ce n'est pas un hasard si le théâtre n'a donné ses chefs-d’œuvre qu'avec les genres tranchés, et si les genres mixtes n'ont encore ni leur Phèdre, ni leur Tartuffe).

Ainsi le rire de Molière, le comique de Molière, la comédie de Molière sont installés dans l'art du XVIIe siècle comme dans leur lit naturel. Toutes les puissances de cet art tendent à réaliser la perfection de la comédie, à se traduire par le rire, par un grand rire non élémentaire et dionysiaque comme celui de Rabelais, mais clair, cristallin, apollonien, humain. Ce n'est pas seulement parlant contre le siècle, mais parlant contre son siècle que Bossuet a proféré le Væ videntibus! de l'Évangile, et montré, d'un geste théâtral, après le cadavre d'Henriette d'Angleterre dans la basilique de Saint-Denis, celui de Molière entre les médecins du Malade Imaginaire. Peut-être n'eût-il pas osé s'attaquer, du vivant de Molière, au comédien ordinaire du roi. Mais il était naturel que le prédicateur de l'Évangile dénonçât en Molière mort ce que les puissances d'immortalité avaient déjà fait de lui: le comédien ordinaire de l'humanité.


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On a écrit souvent sur la philosophie de Molière. S'il y a une philosophie de Molière, elle ne saurait être que celle de la comédie. S'il y a une philosophie de la comédie, elle ne saurait être que celle de Molière.

Mais avant la philosophie de la comédie, il y a une philosophie du rire et du comique. Et la raison pour laquelle M. Bergson a écrit le Rire, c'est sans doute qu'ayant réfléchi à ce problème, il a constaté, peut-être avec quelque surprise, que la philosophie du rire se rapprochait de la sienne, et que l'homme qui rit est un bergsonien qui s'ignore. Le rire, comme le bergsonisme, est une réaction contre le mécanique et le tout fait, une prise de courant sur la spontanéité de la vie. Nous rions quand la vie devient automatique, et comme l'automatisme guette la vie à chacun de ses tournants, comme nous sommes., ainsi que le disait Leibnitz, automates dans les trois quarts de nos actions, comme la vie sociale, la vie professionnelle sont des systèmes d'automatisme, il n'y a presque rien dans l'individu ni dans la société qui ne soit comique par un certain côté. Le comique, dit M. Bergson, est plutôt raideur que laideur. «Toute raideur de caractère, de l'esprit ou même du corps, sera suspecte à la société, parce qu'elle est le signe possible d'une activité qui s'endort et aussi d'une activité qui s'isole, qui tend à s'écarter du centre commun autour duquel la société gravite, d'une excentricité enfin.» On peut tomber dans l'automatisme et s'isoler, soit comme individu, d'où le comique de la distraction, soit comme faisant partie d'un groupe, d'où le comique professionnel, celui du militaire, du bureaucrate, du médecin, du professeur.

Or Molière n'a eu d'autre philosophie que l'art de dénoncer, de rendre sensibles, l'automatisme et la raideur, et d'en faire rire. L'enfant, qui est tout spontanéité et besoin de rire, discerne de bonne heure et avec finesse l'automatisme chez ceux qui l'entourent. Une maman dont parle, je crois, James Sully, fut très humiliée lorsque, après une semonce que son petit garçon paraissait écouter attentivement et les yeux fixés sur elle, l'enfant lui dit: «C'est drôle! Quand tu parles, il n'y a que ta mâchoire d'en bas qui remue.» (Eût-elle été suffisamment consolée par cette remarque de M. Bergson: «Est comique tout incident qui appelle notre attention sur le physique d'une personne alors que le moral seul est en cause?») Mettons que ce soit là une exception. Les enfants aiment leurs parents, et s'ils rient à ce qu'ils aiment, ils ne rient pas de ce qu'ils aiment. C'est généralement l'automatisme du professeur qui fournit la plus riche matière aux observations comiques du jeune âge. Et l'automatisme propre à l'homme instruit se nomme pédantisme. Le Pédant était, au temps de la jeunesse de Molière, une figure traditionnelle des troupes comiques, et il faisait pendant au Matamore, qui incarnait l'automatisme propre au militaire. Le Pédant joué (que Molière a utilisé comme on sait) a été inspiré à Cyrano par un de ses maîtres, comme Ubu-roi à Jarry. Or presque toutes les premières farces de Molière dont nous avons conservé les titres, ont le Pédant (le Docteur) comme personnage principal, et le Docteur est même le personnage le plus comique de la Jalousie du Barbouillé.

Le Pédant ou le Docteur prennent l'automatisme à l'une de ses sources les plus naturelles. Et cependant Molière, après en avoir usé si largement dans ses premières farces, y renonce presque après le Dépit Amoureux, ne l'introduit que comme pantin de hasard dans des farces rapides telles que le Mariage Forcé ou la Comtesse d'Escarbagnas. C'est que le Pédant traditionnel n'est qu'un personnage de collège, et, à partir du moment où Molière s'installe à Paris, il sent que sa comédie, faite pour des spectateurs hommes, doit s'attaquer à l'automatisme des sociétés d'hommes, non à l'automatisme des sociétés d'enfants (la pire farce s'adresse à l'enfant qui subsiste en l'homme). Le métier du pédant est de régenter l'enfant avec des formules apprises. Et le Pédant fait partie de l'enfance de la comédie au même titre qu'il appartient à la comédie de l'enfance. La comédie adulte fera rire de ceux qui régentent non plus les enfants, mais les hommes, la société, avec leurs formules apprises. Le médecin y prendra la place du Pédant. Le pédantisme sera ridiculisé non d'après des souvenirs de collège, mais sous des formes qu'il contracte dans la société, celles des précieuses, des femmes savantes, des poètes et des savants de salons, des quadragénaires qui se remettent sous la férule, comme M. Jourdain. Le rire, police sociale, se porte non aux places traditionnelles (ce qui serait un automatisme), mais aux points menacés.

L'École des Femmes, que l'on considère parfois comme le chef-d’œuvre de Molière, présente à l'état nu la lutte de l'automatique et du vivant, c'est-à-dire les puissances élémentaires du comique. Nous le voyons d'autant plus clairement que Molière (les scènes épisodiques de Georgette et d'Alain mises à part) a réalisé ce tour de force de construire sa pièce avec un seul personnage comique, celui d'Arnolphe. Tout le comique des cinq actes coïncide donc avec le comique d'un caractère. Et pourquoi Arnolphe est-il comique? Est-ce parce qu'Arnolphe, âgé de quarante-deux ans, veut épouser une fillette de seize? Pas du tout. L'École des Maris nous présente comme naturelle et heureuse une union encore plus disproportionnée. Le ridicule d'Arnolphe consiste à avoir voulu et à vouloir encore préparer mécaniquement ce qui doit être le fruit le plus naturel, le plus spontané, le plus délicat de la vie, — l'amour. Il y a douze ans qu'il a choisi Agnès pour la rendre idiote autant qu'il se peut, la former aux soins de son ménage et à l'honneur de sa couche. Il s'y est pris par la force, la contrainte, le mécanique, — et il continue. Comme le docteur dispute selon les principes du syllogisme, comme le médecin guérit ou tue selon les règles, Arnolphe veut se faire aimer avec de l'autorité, des procédés, des maximes. Et plus il plaque du mécanique sur la vie, plus la vie, par ses seules forces, fait tomber ce mécanisme, le rend inutile et ridicule. Nous savons que, s'il se mariait, les précautions qu'il prend depuis douze ans pour éloigner l'infortune conjugale n'aboutiraient qu'à rendre plus assuré et plus opulent l'ombrage de son front. Tout le rythme de la pièce tient en ceci: un homme qui comprime la vie, et la vie qui, à chaque fois qu'il pèse sur elle, le repousse, le jette à terre et le bafoue. Bien qu'il soit mis par Horace lui-même au courant de toutes les ruses des deux amoureux, chacune des précautions qu'il prend tourne contre lui, comme ses douze ans de précautions ont fait tourner contre lui toute la nature d'Agnès. De sorte que l'action comique n'est que la projection dynamique d'un caractère comique. Qu'est-ce à dire, sinon que tout le comique du caractère d'Arnolphe et toute l'action de l'École des Femmes expriment le thème que M. Bergson appelle le diable à ressort? Mais ce serait un exemple inverse de ceux qu'il donne. Dans ceux-ci (Le pauvre homme? Qu'allait-il faire dans cette galère? Le Docteur du Mariage Forcé) le personnage comique figure un ressort sur lequel on appuie, et qui, en se détendant, en revenant à son idée fixe, fait rire. Ici au contraire le personnage comique fait rire en appuyant mécaniquement sur une réalité vivante qui, retrouvant son équilibre et sa nature, lui heurte et lui meurtrit le nez.

Les valeurs comiques de Tartuffe sont inverses de celles de l'École des Femmes. Ici, le personnage central n'est pas comique. M. Bergson nous dit bien, et très finement: «Il est si bien entré dans son rôle d'hypocrite qu'il le joue, pour ainsi dire, sincèrement. C'est par là, et par là seulement, qu'il pourra devenir comique.» Et je crois d'ailleurs que Coquelin l'avait compris ainsi. Tartuffe n'est pas l'imposteur, c'est le cagot, ou, mieux, le cafard. Ce que Molière (pour des raisons de prudence) donne pour un masque est bien une figure. J'accepterais ces lignes de M. Bergson à condition de changer le pourra, en pourrait. Car enfin, à aucun moment de la pièce (sauf un seul, auquel je vais venir, et l'exception confirmera la règle) Tartuffe n'est comique. On conçoit fort bien un Tartuffe comique, et (Molière y a peut-être d'abord songé) comique de la manière que dit M. Bergson. Alors c'était une autre pièce. La plan de Molière veut que d'un bout à l'autre Tartuffe reste odieux: mais d'autre part Tartuffe est une comédie, il a pour sujet la mécanisation de l'homme et le grotesque humain, et l'on sait quel art prodigieux Molière a employé à maintenir sur le plan comique un sujet qui ne l'est pas. L'homme comique sera Orgon, et nous pourrons considérer Tartuffe comme le type de la pièce conçue sur le deuxième thème bergsonien: le thème du pantin à ficelles. Le pantin à ficelles, c'est Orgon, les doigts qui le font mouvoir c'est Tartuffe. Toute la tirade
    Ah! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre!...
et la scène où Orgon chasse son fils nous en donnent la sensation physique, nous font éprouver dans nos membres même le jeu de ficelles qui réunit au corps de la dupe la main du scélérat. On trouverait un exemple non certes plus important, mais encore plus caractéristique, dans la scène de l'Avare entre Harpagon et Frosine. Harpagon est le pantin, Frosine la main. Mais la ficelle ne peut faire marcher que la moitié du pantin. Quand Frosine lui laisse espérer l'amour de Marianne, il prend son air gai, il «marche». Quand Frosine lui demande de l'argent, il prend son air sérieux, il ne «marche pas».

J'ai dit que Tartuffe, au théâtre, ne faisait rire qu'une fois, et d'une explosion générale: c'est quand il est démasqué par Orgon. Sarcey écrit qu'il a vu jouer Tartuffe des centaines de fois, et que l'effet, sur tous les publics, est toujours prodigieux. A ce vers:
    Ah! ah! l'homme de bien! vous m'en vouliez donner?
«un rire s'élève de tous les coins de la salle: un rire de vengeance, si vous voulez, un rire amer, un rire violent, peu importe!» Et ces épithètes indiquent que pour Sarcey ce n'est pas le rire ordinaire. On ne rit pas seulement du mot d'Orgon, qui est en effet comique, et qui apporte, comme un fleuve à la mer, son tribut à l'insondable bêtise du personnage. On rit bien de Tartuffe, — non de ce qu'il dit, puisqu'il ne dit rien, mais de cela même qu'il ne peut plus rien dire. Au fond c'est le rire qui vous prend devant une personne qui tombe. Un enfant qui tombe ne fait rire personne. Un grave magistrat qui s'étalera par terre en suivant un cortège officiel fera rire toute une ville, parce que ce qui tombe avec lui c'est le prestige social, le masque public, qui en impose à toute cette ville, à toute une nation. Cette fiction de vie sociale, qui, brisée un moment, devient tout à coup du mécanique et du physique, cela fait rire. Dans Tartuffe, ce qui tombe tout à coup, ce qui se brise d'une façon retentissante avec les éclats même du rire, c'est le masque de Tartuffe, ce masque qui n'en est pas un pour les psychologues, mais qui en est un pour le public (et cela légitime après tout le titre de l'Imposteur). Le comique n'est pas dans le caractère de Tartuffe, pas plus que dans celui du magistrat qui s'aplatit, mais bien dans l'accident qui leur arrive. Vous me direz que si nous avions pour l'un ou pour l'autre de l'amour, de la vénération, nous ne ririons pas (la fille de Triboulet ne rit pas de son père) et que par conséquent le caractère social de l'un, le caractère individuel de l'autre, entrent pour quelque chose dans notre rire. D'accord. Nous rions quand Tartuffe tire la ficelle à laquelle répond Orgon, et nous rions encore quand la ficelle casse dans ses mains.

Au troisième thème comique que dégage M. Bergson, celui de la boule de neige, il semble au premier abord que rien ne réponde dans Molière. M. Bergson n'en donne pour exemple que les péripéties accumulées par le hasard dans le vaudeville ordinaire. En réalité il s'agit du type de vaudeville dont la formule a été fournie à la deuxième moitié du XIXe siècle par le Chapeau de paille d'Italie, et dont la vogue ne paraît pas encore épuisée. N'est-ce pas cependant à ce thème qu'on peut rattacher l'Étourdi? Le fait que la pièce est empruntée à un original italien, d'ailleurs fortement modifié, n'importe pas: Molière a choisi, traité, animé le sujet. L'Étourdi est un enlèvement différé par des circonstances qui font boule de neige, comme le Chapeau est une noce dont le terme est différé par un enchaînement analogue. Mais la boule de neige, qui soumet les caractères aux circonstances, n'est que le plus bas degré du comique, et Molière, dès les Précieuses Ridicules, retournera définitivement cette formule, en soumettant les circonstances aux caractères. Déjà dans l'Étourdi, l'intérêt était non seulement dans la boule de neige, mais dans l'entrain et le génie de Mascarille, crevant tous les obstacles comme un écuyer de cirque des cercles de papier.

Si le plus bas degré du comique est représenté par une comédie où il n'y a que des circonstances sans caractères, le plus haut degré serait peut-être atteint par une comédie où il n'y aurait que des caractères sans circonstances. Et tel est précisément le cas du Misanthrope. D'autre part, selon la définition bergsonienne, ce qui fait le comique d'un caractère, c'est la raideur. Il était dès lors naturel que Molière considérât cette raideur à l'état pur, l'isolât en un caractère, qui est précisément celui d'Alceste. Le rire provoqué par la raideur vient de ce que la raideur est suspecte à la société, de ce que la société exige au contraire de l'individu une souplesse constamment entretenue et disponible. A la raideur devait donc s'opposer, dans la comédie même, la vie de société, et la comédie de la raideur devait s'identifier avec la mise en scène de la vie de société. Le ridicule, dans Alceste, ne porte nullement, comme l'a dit lourdement Rousseau, sur la vertu, mais sur la raideur. Si Molière avait donné un vice ou un travers à Alceste, le ridicule eût porté sur ce vice ou ce travers. Et, comme il ne lui en a pas donné, le ridicule ne porte que sur la raideur, c'est-à-dire sur l'essence du comique. Cette pointe extrême et logique du comique ressemble à ce que devient chez Corneille la pointe extrême et logique du tragique: le tragique est à base de volonté comme le comique est à base de raideur; et la formule dramatique de Corneille produit dans Pompée ou Rodogune la volonté pour la volonté, comme celle de Molière devient, dans le Misanthrope la raideur pour la raideur. Il serait intéressant (mais il y faudrait trop de juges) de rechercher pourquoi la comédie réussit pleinement là où la tragédie échoue à moitié.

Alceste fait rire par la seule raideur de son caractère. Cette raideur est mise en valeur d'abord par les agitations et les grimaces de trois pantins à ficelle, Oronte, Acaste, Clitandre, — deuxième figure comique; — ensuite par un Tartuffe femelle entre les mains duquel la ficelle casse deux fois, Arsinoé (la première fois sur la souplesse de Célimène, la seconde fois sur la raideur d'Alceste), troisième figure comique; — enfin par cette souplesse de Célimène, qui n'est pas un personnage comique, mais qui est un personnage vivant. Nous pouvons ne pas aimer Célimène, mais nous l'admirons toujours un peu, et nous n'en rions jamais. Si elle nous fait rire, c'est, comme Molière lui-même, et comme Rivarol, par son esprit. Même lorsque après avoir arrangé comme on sait Arsinoé, devant les marquis, elle l'accueille avec des démonstrations d'amitié, nous rions d'Arsinoé plus que de Célimène, et le
    Madame, sans mentir, j'étais de vous en peine!
suffit pour que Célimène soit de moitié dans notre rire, et le gouverne. Ce rire de joie qui secoue la salle quand Tartuffe est démasqué, vous ne l'entendrez pas quand, dans la scène des billets, Célimène est pareillement découverte. Or si nous rions, c'est d'Alceste et des marquis envers lesquels tromperie était justice. Eux partis, on ne rit ni d'Alceste ni de Célimène, et la scène n'a plus rien de comique, elle est simplement humaine.

Le Misanthrope occupe dans la comédie une place à part. On pourrait l'appeler la comédie de la comédie. Dans ce milieu de conscience claire, paraissent être contredites les lois ordinaires du comique, qui implique chez les personnages une certaine inconscience. «Le comique, dit M. Bergson, est inconscient. Comme s'il usait à rebours de l'anneau de Gygès, il se rend invisible à lui-même en devenant visible pour tout le monde. Un personnage de tragédie ne changera rien à sa conduite parce qu'il saura comment nous la jugeons; il pourra persévérer, même avec la pleine conscience de ce qu'il est, même avec le sentiment très net de l'horreur qu'il nous inspire. Mais un défaut ridicule, dès qu'il se sent ridicule, cherche à se modifier, au moins extérieurement.» Pourrait-on le dire d'Alceste? Alceste est peut-être le seul personnage comique qui ne craigne pas le ridicule, qui l'exige au contraire et qui y trouve son élément naturel.
    Tous les hommes me sont à ce point odieux
    Que je serais fâché d'être sage à leurs yeux.
Il paraît donc invulnérable, intérieurement, au ridicule. Et cependant, puisque c'est un personnage comique, il faut bien qu'il ait un talon d'Achille, un travers dont il ne saurait accepter de prendre conscience sans le démentir ou s'en corriger. Et ce point vulnérable, il ne faut rien moins, pour le trouver, que la finesse de Célimène. Les derniers vers du portrait qu'elle trace d'Alceste nous le font connaître:
    Et ses vrais sentiments sont combattus par lui
    Aussitôt qu'il les voit dans la bouche d'autrui.
Alceste pourra accepter toutes les conséquences de sa raideur et de sa misanthropie, sauf celle-là. Le voilà pire que Philinte. Philinte se contente, par «philanthropie», de cacher ses vrais sentiments, de leur en substituer d'autres. Alceste, par misanthropie, par manie de la sincérité, les combat. Pour rendre Alceste ridicule, Célimène le fait paraître dans cette fausseté même qu'il vient de reprocher aux autres. Elle met en lumière, chez lui, le contradicteur. Et le contradicteur est franchement ridicule, d'un ridicule bien classé. Il rentre dans le genre du pantin à ficelles. Il suffit de prendre devant lui une attitude ou d'exprimer une opinion, pour qu'il se transporte automatiquement vers l'attitude ou l'opinion contraire. Alceste n'est peut-être pas cela, mais Célimène veut qu'il soit cela pour être ridicule à son tour, lui qui vient de ridiculiser autrui. Car, devant la raideur, Célimène représente l'esprit social qui la dénonce. Et Alceste lui-même rend hommage à son succès:
    Les rieurs sont pour vous, madame, c'est tout dire.
Célimène a d'ailleurs une bonne raison de ne pas être ridicule: elle a vingt ans. Il est vrai qu'Alceste n'en a peut-être pas beaucoup plus (nous avons aujourd'hui besoin d'un effort de réflexion pour l'admettre, et au théâtre son rôle, comme celui de Célimène, s'est fixé vers la quarantaine) et que les deux marquis les ont à peine. La jeunesse, dans Molière comme dans le XVIIe siècle, n'est presque jamais ridicule, et les jeunes filles jamais: il n'y a pas de Thomas Diafoirus femelle (il est vrai que les auteurs dramatiques et les romanciers se sont rattrapés depuis). C'est que la jeunesse n'est pas l'âge de la raideur, et surtout qu'elle ne l'était pas au XVIIe siècle, où l'éducation mondaine était plus rapide, et où l'âge ingrat se prolongeait moins qu'aujourd'hui. En tout cas les raideurs et les travers de la comédie ont besoin de caractères fixés, invétérés, ankylosés. Les vrais personnages de comédie seront les vieillards, ou tout au moins des personnages déjà pourvus de fils et de filles à marier. Le mariage de ces fils et de ces filles sera (le Misanthrope mis à part) le sujet presque obligatoire de la comédie. L'attitude insolente du Fils Naturel devant son père, dans la pièce de Damas fils, ayant révolté le public, Sarcey se demande pourquoi le même public accepte si bien les pères ridicules et bafoués de Molière. Cela tient, répond-il, au respect traditionnel qu'on a pour Molière. Mais pourquoi les acceptait-on déjà au XVIIe siècle? Sarcey en donne ces deux raisons que l'autorité paternelle était bien assise, les pouvoirs les moins discutés étant les plus tolérants, — et que le public de Molière étant un public lettré qui se rappelait l'antiquité, respectait la tradition de Plaute comme nous respectons celle de Molière. Les deux raisons me paraissent médiocres. Il n'est pas vrai que les pouvoirs les moins discutés sont les plus tolérants: s'ils ne sont pas discutés c'est qu'ils ne tolèrent pas de l'être, et ils ne le tolèrent que lorsqu'ils ne peuvent plus l'empêcher. Et à supposer que la seconde raison fût valable pour le XVIIe siècle, le serait-elle pour le temps de Plaute, dont le public ignorait les modèles grecs, et considérait l'autorité paternelle comme une magistrature sacrée? La vraie cause paraît être (et Sarcey, homme de théâtre, aurait dû le voir) dans les exigences mêmes du genre comique. Le rire et le sens du comique font partie d'une police inconsciente de la société qui cherche à éliminer du corps social la raideur de l'automatisme. Or la raideur et l'automatisme sont l'apanage inévitable de la vieillesse et de l'âge qui la précède immédiatement. L'homme alors vit sur ses habitudes acquises et sur son caractère formé. Il est donc, une proie toute désignée pour le rire, et le terme vieillard de comédie s'entend fort bien. Le cadre naturel de la comédie, de Ménandre à Molière, c'est une famille où la vie jeune et souple triomphe de la vie mécanisée. Cette dérision à l'égard des vieillards, localisée dans la comédie, peut fort bien cœxister, à Rome et en France, avec le respect ordinaire de la vieillesse: ils ne mettent pas en jeu le même appareil social, pas plus que le châtiment des enfants et l'amour des enfants ne mettent en jeu le même appareil moral. Reste la question de savoir pourquoi le public n'a pas accepté l'outrage au père dans le Fils Naturel. Tout simplement parce que le Fils Naturel n'est pas une comédie, mais un drame bourgeois, qui comporte des lois dramatiques très différentes. Le public du XVIIe siècle n'eût pas davantage accepté cela dans une tragédie. Le père du Fils Naturel peut être odieux, il n'est pas ridicule, et comme le public ne rit pas de lui, comme son fils non plus ne rit pas de lui, mais l'insulte, nous n'avons plus du tout affaire aux lois ordinaires du rire et du comique.

Car le comique de Molière, de lui-même, ne tourne jamais au drame. Mais il dépend de nous d'en tirer, si nous voulons, du drame. Le vers célèbre d'Alfred de Musset serait plus vrai s'il disait non qu'on devrait pleurer de cette gaîté, mais qu'on en pourrait pleurer. La foule qui rit aux pièces de Molière le comprend pleinement, sainement, et comme il a voulu être compris. Celui que l'École des Femmes et le Tartuffe induisent à des réflexions tristes sur la nature humaine, ajoute à Molière une philosophie qu'il n'a pas cherchée, mais qui ne le dénature pas, et que son œuvre accepte et supporte. Quand on représenta Boubouroche, Courteline voulait qu'on jouât une partie du second acte en drame, et Antoine lui dit ce vrai mot d'homme de théâtre: «Il faut tout jouer en farce; s'il y a du drame, il sortira tout seul.» Ainsi, du rire de Molière, le sérieux, le drame sortent tout seul, sortent d'autant mieux que tout est poussé vers la gaîté et la farce. C'est que le vrai rire comique est un flux qui a pour reflux la réflexion sur le rire, réflexion qui ne fait plus rire.


***


Les fines analyses que M. Bergson a données du rire et du comique nous ont servi à reconnaître les sources du rire et les directions du comique moliéresques. Mais Molière n'est pas seulement un homme qui fait rire et un inventeur de comique: c'est un créateur de ces êtres organisés, complets, vivants, que sont ses comédies. Et si le rire et le comique ont leurs lois, la comédie aussi a les siennes, des lois nouvelles, originales, qui ne peuvent se déduire de celles du rire et du comique, et qui exigent qu'on pose à leur sujet d'autres problèmes, qu'on emploie une autre méthode, plus littéraire que psychologique.

M. Bergson lui-même nous fournira un exemple intéressant de ce besoin où nous sommes de nous adapter ici à un problème nouveau. Il remarque avec raison que rien n'est plus naturellement comique que la distraction, isolement individuel que le rire social corrige; «avec la distraction, on n'est peut-être pas à la source même du comique, mais on est sûrement dans un certain courant de faits et d'idées qui vient tout droit de la source». Mais il ajoute, ou plutôt il conclut que le distrait «a tenté généralement la verve des auteurs comiques». Or l'expérience nous montre qu'il n'en est rien. Il n'y a pas un seul distrait professionnel chez Molière, bien qu'on trouve une jolie scène de distraction dans l'École des Femmes. Il n'existe au théâtre qu'une seule comédie qui roule sur la distraction. C'est le Distrait, de Regnard. Et le Distrait est la plus médiocre comédie de Regnard, la seule qui ait absolument disparu, et depuis longtemps, du répertoire. Aucun public ne la supporterait. M. Bergson nous cite comme un bon exemple de comique un philosophe aux théories duquel on objectait l'expérience, et qui répondit: L'expérience a tort. Or l'expérience nous montre, dans la distraction, du comique incontestable qui n'est jamais devenu comédie. Il est peu probable qu'elle ait tort, peu probable que les auteurs dramatiques qui se sont méfiés de ce sujet aient eu tort. M. Bergson nous a trop bien appris à ne pas conclure de la solution d'un problème particulier à la solution d'un autre problème particulier, pour que nous négligions cette occasion de distinguer, fût-ce contre lui, le problème du comique et celui de la comédie.

Quand Regnard écrivit le Distrait, le théâtre comique était sous l'influence des Caractères de La Bruyère. Déjà les Caractères de Théophraste étaient probablement en recueil d'exemples à l'usage de la comédie attique, et il y aurait tout un livre à écrire sur l'imitation de La Bruyère par la comédie postérieure à Molière. Influence peut-être fâcheuse: La Bruyère c'est, artistiquement, l'anti-Molière, comme Fénelon c'est, moralement, l'anti-Bossuet. Or le Ménalque de La Bruyère, morceau de bravoure dans son livre, sautait trop aux yeux pour qu'on n'essayât pas bien vite de le mettre au théâtre. Regnard s'y essaya, échoua, et on ne recommença plus.

Déjà, en lisant le portrait de Ménalque, nous sommes frappés de ceci: que chacun des traits rapportés est comique, et que l'ensemble du portrait l'est fort peu. Ménalque nous paraît un personnage mécanique créé pour supporter tous ces traits de distraction, laborieusement colligés, et dont l'accumulation est invraisemblable. Ce qui manque absolument à ce portrait c'est le mouvement, et par conséquent la vie. Ce portrait, si artificiellement construit, paraît égaré dans le livre de La Bruyère comme il est perpétuellement égaré dans le monde. C'est que le distrait n'est pas un caractère, mais le contraire d'un caractère, et à plus forte raison d'un caractère comique. Un distrait c'est une série d'actes de distraction, avec lesquels on ne peut ni remplir cinq actes, ni créer un mouvement continu et croissant. «Avec toutes vos interruptions, disait le président de la Chambre à je ne sais quel braillard, vous feriez un très beau discours.» Voire! Pas plus qu'on ne fait une comédie avec des actions comiques.

Une comédie c'est un mouvement, je ne dis pas nécessairement une action. Il n'y a guère d'action dans le Misanthrope, et pourtant il y a comédie parce qu'il y a mouvement; le mouvement furieux d'Alceste lâché dans un salon, dans le monde, et qui, du premier vers, mimé par le mouvement du corps autant que dit par la voix, jusqu'au dernier, celui de la fuite vers un endroit écarté, anime et entraîne tout. Toutes les pièces de Molière sont en mouvement physique, aussi bien réglé sur le corps humain que la période antique sur les poumons de l'orateur, et c'est pourquoi nous le voyons si à son aise dans la comédie-ballet. Il y a du ballet, du mouvement puissant, réglé, comique, jusque dans le Misanthrope et dans le Tartuffe. Got disait à Sarcey, des scènes de Molière, «qu'il n'y avait rien de si facile que de mettre de la musique dessous; le moment des modulations est indiqué, et la progression constante de la phrase musicale est suivie avec un art prodigieux jusqu'à l'explosion finale de la masse de l'orchestre». Ce que Got dit de chaque scène, on peut le dire, mieux encore, de chaque pièce.

On a parlé beaucoup des trois unités, mais il en est une dont on n'a rien dit, sans doute parce qu'elle va de soi, dans la tragédie aussi bien que dans la comédie: c'est l'unité de mouvement. Une comédie sur le distrait, faite de cette série de petits mouvements tourbillonnaires que sont les distractions, manquerait de cette unité, et c'est pourquoi elle est impraticable. Les pièces qui sont toutes en «mots» laborieusement amenés et qui manquent de mouvement général fatiguent vite le spectateur. «Est comique, dit M. Bergson, tout incident qui appelle notre attention sur le physique d'une personne alors que le moral est seul en cause.» C'est exact. Mais il ajoute que le poète tragique a soin d'éviter tout ce qui pourrait rappeler la matérialité de ses héros: ils ne boivent pas, ne mangent pas, ne se chauffent pas, même ne s'assoient pas. Soit. Mais les personnages comiques guère plus, et la vraie raison est-elle bien celle-là? Si les trois quarts au moins d'une pièce tragique ou comique sont joués debout, si les personnages marchent, passent, s'arrêtent momentanément sur la scène, c'est qu'ils figurent le mouvement tragique ou comique, qu'ils sont autant de mobiles animés par la vis comica ou l'aura tragica. Qu'il s'agisse de Tartuffe ou du Misanthrope, de Cinna ou de Britannicus, on s'assied au milieu de la pièce, dans une scène d'arrêt, d'explication ou de conversation. Mais il est absolument de règle qu'une tragédie ou une comédie ne commencent ni ne finissent jamais sur une scène assise; parce qu'elles doivent commencer sur du mouvement et finir sur du mouvement. Prenez les tragédies de Corneille et de Racine et les comédies de Molière. Deux fois sur trois, au moins, l'un des six derniers vers commence par le mot allons! ou bien contient un terme de mouvement analogue. Si la première scène du Tartuffe est le chef-d’œuvre de l'exposition comique, comme l'exposition de Bajazet est le chef-d’œuvre de l'exposition tragique, cela tient à ce que l'une et l'autre sont conçues sur un thème de mouvement, celle de Tartuffe sur la marche endiablée de madame Pernelle, la seconde sur l'arrivée d'Osmin. Une tragédie où une comédie finissent sur Allons! comme la messe sur Ite missa est. Voyant madame Sarah Bernhardt mutiler la fin de Phèdre, supprimer le Allons! de Thésée pour avoir l'avantage de terminer la pièce sur les vers qu'elle-même prononçait en mourant, cette sardoufication de Racine me donnait autrefois à peu près la sensation des feuilles de vigne qui corrigent les antiques au Musée du Vatican.

Le mouvement est, si possible, encore plus essentiel à la comédie qu'à la tragédie. Il y aurait une manière originale et féconde de refaire toute la critique dramatique: ce serait de découvrir et de formuler le schème moteur de chaque pièce, un schème moteur qui, à la limite, s'exprimerait peut-être soit par une formule algébrique, soit par une phrase musicale. Mais au-dessus des schèmes moteurs de chaque comédie, on pourrait formuler un schème moteur général de la comédie. M. Legrand a donné à un livre érudit et bien fait sur la comédie nouvelle à Athènes, le titre Daos. Daos, le Davus latin, c'est l'esclave habile, le servus callidus qui mène la pièce, et qui se retrouve dans la comédie italienne, dans Molière, jusqu'à ce qu'il arrive avec Figaro à l'apothéose où il disparaîtra. Comment se fait-il donc qu'à Athènes, à Rome, en France, dans les trois littératures classiques, la comédie ait tourné autour de ce type? La tradition ne se serait pas établie s'il n'y avait eu une raison profonde. Tout simplement le servus callidus est le délégué au mouvement. Ce n'est pas le personnage comique, sauf quand il reçoit des coups. Il fait rire de ses dupes beaucoup plus que de lui. Mais il est mieux que le personnage comique. Il est la comédie elle-même. La comédie française classique commence et finit sur ce thème, avec l'Étourdi et avec Figaro. Or qu'est-ce que l'Étourdi? C'est Mascarille en mouvement. Et qu'est-ce que le Mariage? C'est Figaro en mouvement. L'Étourdi a été écrit à Lyon peut-être dans les plus joyeuses années de Molière, celles dont d'Assoucy nous a laissé un gai crayon. Rien d'étonnant que Molière y ait omis le lyrisme pour du mouvement comique. Vivat Mascarillus fourbum imperator! Mais imperator de comédie, et qui ne veut que la comédie, et qui ne vit que pour elle. Quant à Figaro, la fin de son mouvement est de sauter de la comédie dans la vie politique, de faire la Révolution, et d'enterrer, avec l'héritage de Philémon et de Ménandre, deux mille ans de théâtre.

Mais si les farces de Molière sont menées volontiers par le Daos comique (Scapin, Mascarille, Sbrigani) il ne saurait en être de même des grandes comédies. Il faut qu'elles soient menées non du dehors par un maître fourbe, mais du dedans par les vices et les travers humains. Et cependant la figure extérieure du mouvement comique reste la même. Ce n'est plus le serviteur, c'est la servante. Ces servantes, invention originale de Molière, les Dorine, les Nicole, les Toinette, à quoi servent-elles dans l'action proprement dite? A rien. Elles ne servent qu'à mettre du mouvement, à incarner la force comique. Et c'est pourquoi elles sont, avec ce mouvement, l'âme de la comédie. Enlevez de Tartuffe, Dorine, madame Pernelle, monsieur Loyal. Il vous reste tous les caractères et toute l'intrigue, vous n'avez en apparence supprimé que des hors-d’œuvre, des entractes. En réalité, vous avez supprimé, avec le mouvement de la comédie, la comédie même, vous lui avez coupé bras et jambes, il ne vous reste et il n'en reste qu'un drame.

Voyez ce miracle de mouvement qu'est la scène de monsieur Loyal succédant à celle de l'incrédulité de madame Pernelle. Monsieur Loyal ne bouge guère, mais sa froide impudence excite les bras à frapper comme le violon exciterait les jambes à danser. On ne donne pas de coups de bâton dans la haute comédie, et Boileau (aussi agélaste en ces matières que notre distingué confrère du Temps) ne voudrait même pas qu'on en donnât dans les Fourberies de Scapin. Mais voyez-les, ces coups de bâton, frémissants et peints sur la scène (comme la possession physique dans tels vers de Phèdre) mieux que s'ils étaient reçus en chair et en os. D'abord le poing d'Orgon
    Du meilleur de mon cœur je donnerais sur l'heure
    Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
    Et pouvoir à loisir sur ce mufle asséner
    Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.
Puis les fourmis qui se communiquent au bras de Damis:
    A cette audace étrange
    J'ai peine à me tenir, et la main me démange!
Mais Dorine, qui représente l'âme de la comédie, tient à ce que les formes traditionnelles soient observées, à ce que tout se passe sous le bois classique:
    Vous pourriez bien ici, sur votre noir jupon,
    Monsieur l'huissier à verge, attirer le bâton!
La comédie étant un art de mouvement, Molière n'est le maître de la comédie que parce qu'il est le maître du mouvement comique. La comédie c'est le comique plus que le mouvement organisateur, et quand ce mouvement organisateur est puissamment et pleinement présent, le comique lui-même passe au second plan. Il peut n'y avoir dans une comédie de Molière qu'un seul personnage comique: c'est le cas de l'École des Femmes, et jamais tous les personnages d'une de ses pièces ne le sont. Il peut y avoir, en même temps que des situations comiques, des situations tragiques: c'est le cas du Tartuffe. Mais, si les caractères et les situations ne sont pas nécessairement comiques, le mouvement est toujours un mouvement comique: condition nécessaire et suffisante d'une comédie.

Analyser ce mouvement comique, coïncider avec l'élan créateur de la comédie, demanderait de longs développements. J'ai voulu montrer seulement, à propos de Molière, que cet élan créateur pose des problèmes originaux qui dépassent le problème du comique et ne sauraient y être ramenés. Si j'écrivais une Philosophie de Molière, elle serait plus proche de Sarcey que de Brunetière. Elle porterait sur la manière dont Molière a vécu son art, sur les habitudes qui ont peu à peu fait coïncider son génie avec le génie même de la comédie. Son cas est sans doute analogue à ceux de Shakespeare et de Corneille. Savoir parler une langue c'est savoir penser en cette langue. Ces hommes n'ont parlé ainsi théâtre que parce qu'ils pensaient théâtre. Mais leur pensée qui est une pensée de théâtre, la critique la considère comme si elle se produisait à la ville. Et les conditions mêmes de la critique font qu'on ne parviendra sans doute jamais à dissiper complètement ce malentendu. Je crois, qu'une philosophie comme celle de M. Bergson, une analyse du mouvement, peuvent nous y aider.

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