Balzac au Panthéon

Remy de Gourmont
Le Panthéon est un des monuments les plus bêtes et les plus laids de cette religion bâtarde où le citoyen s'adore lui-même, prostré dans un mysticisme abruti et humanitaire. Là, les ossements s'appellent des cendres, et les cercueils, des urnes. C'est d'ailleurs un charnier modeste : avant Victor Hugo et quand on croyait vides les tombeaux de Voltaire et de Rousseau, il ne contenait de mémorable que les squelettes inattendus de trois douzaines de sénateurs du premier empire, morts dans l'exercice de leurs fonctions lucratives. Ils y sont toujours, quoique l'ignore M. Fournière, grands hommes à tout faire pour qui la Patrie eut en effet bien de la bonté et trop de reconnaissance. J'ai oublié leurs noms, mais on les trouvera, et cela vexera les gens qui ont des principes (1).

C'est là que l'on va enfourner Balzac, « cet homme de lettres distingué », comme on dit à la Chambre. Triste fin qu'il ne mérite pas, puisqu'il ne l'a pas cherchée ! Il eût été bon qu'un groupe d'écrivains tentât d'arracher aux politiciens le soin d'une gloire qui ne les émeut qu'à la tribune, et guère, puisqu'ils joignent à son nom des adjectifs électoraux. J'aime mieux l'attitude du conseil municipal de Tours, de ces logiques provinciaux qui s'abstiennent dignement. Voilà d'honnêtes gens, et qui savent garder leur place et ne pas mêler, avec incongruité, la politique aux choses de l'esprit. La Chambre n'a pas eu cette délicatesse. Au mot de Panthéon, elle a immédiatement prononcé les noms des seuls écrivains dont elle admette l'existence : Michelet, Quinet et Lamartine. Elle les admet, non parce qu'ils eurent du génie, mais parce qu'ils furent républicains. Si elle ne comptait que le génie, l'un de ces trois noms lui aurait inspiré quelque scrupule; et si elle ne pesait que les opinions, le dernier eût été mal accueilli, car à un républicanisme sentimental et assez modéré il joignait des idées religieuses maintenant intempestives. Ce qu'elle veut glorifier, c'est bien le républicain de génie. Quelle relation y a-t-il donc entre la puissance émotive d'un poète et l'opinion transitoire qu'il professa sur l'excellence de tel abécédaire politique? Est-ce le génie qui détermine l'opinion, ou l'opinion qui engendre le génie? Quand les restes authentiques d'Edgar Quinet auront été versés au Panthéon, il sera temps de répondre –, si cela en vaut la peine.

Mais pour une époque et des générations qui se voudraient arrivées à un haut degré d'intellectualité, quel ridicule que ce culte des vieux os! Je ne saurais dire à quel point il m'est indifférent que les tibias de Lamartine soient ici ou là, ou nulle part; aussi me serait-il permis de railler le culte des reliques : cela est défendu à quiconque s'intéresse aux omoplates célèbres. On peut cependant reconnaître que cette superstition judaïque s'accorde assez bien avec le matérialisme moderne.

Ici ou là, ou nulle part, qu'importe? Un homme n'est rien que le geste d'une pensée; mais la pensée morte, le corps devient aussi nul que le néant même, la matière n'ayant d'existence réelle que sous la forme de la pensée. Il n'y a pas de parties d'un être; il y a un être qui est ou qui n'est pas. En ce sens, on peut dire que les restes de Balzac n'appartiennent pas plus à Balzac qu'à tout autre défunt : et il n'est pas plus transporté au Panthéon par son tombeau que par son nom écrit sur le mur. On cherche des nuances dans la mort; il n'y en a pas. La mort est absolue, au degré où la négation est absolue. Le culte des morts ne peut donc être que de pensée, et il faut laisser les reliques à la terre dont la fonction, comme d'une hyène, est de les dévorer dans le silence et dans la nuit.

Les Égyptiens d'abord donnèrent au mort des compagnons de mort, des bœufs et diverses nourritures et des esclaves égorgés; puis leur intelligence comprit l'inutilité de ces viatiques inertes et ils peignirent sur la pierre les riches caravanes qui devaient réconforter les âmes durant la traversée du grand désert. La gaine des momies est historiée aussi de petites figures dont la vue est bien suffisante pour charmer les rêves d'une ombre. Quand les Chinois veulent faire une offrande aux dieux, ils écrivent, sur un beau papier peint, le chiffre du don et ils brûlent le papier avec piété. Ces peuples, et d'autres, ont compris l'importance du symbole et comment on peut multiplier idéalement la vie par la figuration de la vie. Pour faire vivre Balzac, il faut le peindre; il faut l'écrire. Les lettres d'un nom sont évocatrices. Si quelque chose survit d'impérissable, c'est le nom écrit et parlé le long des siècles. Le nom a même une valeur représentative supérieure à celle du portrait; il est plus vrai, étant plus précis et aussi parce qu'il n'exige qu'une approximation matérielle assez large. Si nous prononçons Virgile sous le portrait de Scipion, la bévue est irréparable; mais si au nom de Virgile nous imaginons un Romain qui fut peut-être Scipion lui-même, il n'a aucun mal. Dans le premier cas, c'est une erreur physique; dans le second, nous nous sommes fait de Virgile la seule image qui nous puisse plaire, et elle est vraie, puisqu'elle nous plaît comme la plus vraie.

Plusieurs reliquaires célèbres en Europe contiennent, comme d'un saint, l'ossement de quelque bête innocente : et c'est le châtiment des fidèles qui croient se vénérer eux-mêmes dans l'adoration d'une poussière humaine, de se prosterner fervents devant l'animal qu'ils méprisent ou qu'ils mangent. C'est l'ironie de l'ossuaire. Le crâne ricane au fond du trou.

Le nom, voilà ce qui importe. C'est le tout et le rien que la postérité garde d'un écrivain venu trop tard, selon l'opinion vulgaire, pour que ses œuvres aient une belle valeur éducatrice. La prose est d'ailleurs peu estimée des professeurs. Si bien triée qu'elle soit, si poivrée de notes, si dénaturée par de sagaces coupures, une page de prose contient parfois quelques idées; et les idées ne sont pas éducatrices : il faut des préceptes et, à défaut de dogmes, l'affirmation des vieux proverbes moraux. Presque toute notre poésie classique est une dilution des quatrains de Pibrac; il n'est pas jusqu'à Voltaire qui ne soit moral dans ses tragédies, aussi soumis au décalogue qu'un bon domestique aux habitudes de son maître. Le cycle de l'éducation tourne éternellement autour de ce principe que la vertu (masque de l'obéissance) est toujours récompensée et le vice (masque de la liberté), toujours puni. C'est pourquoi l'histoire est escamotée dans l'enseignement; ce que l'on n'en peut cacher devient la preuve de l'un et de l'autre principe. Tout homme célèbre est nécessairement vertueux, puisqu'il est célèbre; cela est évident. Tout le monde comprend que si Jeanne d'Arc avait eu une faiblesse, elle n'eût pas fait sacrer le roi à Reims; ou que, sans le Parc-aux-Cerfs, Louis XV eût conservé l'Inde et l'Amérique. Michelet, n'est pas moins Loriquet que Loriquet lui-même (2).

Le roman, histoire supposée de la vie, est encore bien plus dangereux que l'histoire, parce qu'on ne peut le retravailler. Il faut le supprimer ou l'accepter tel qu'il fut rédigé. Comme il est nécessairement vrai, dès qu'il est original, dès qu'il est le produit ingénu d'un cerveau; comme il est nécessairement l'aveu de l'idée que se fait de la vie un homme sans goût pour l'obéissance; comme il contredit nécessairement les deux principes, l'étude de l'humanité ne confirmant pas plus l'idée de morale que l'étude des rongeurs ou des infusoires, le roman est toujours supprimé. Le genre n'est même pas admis par les maîtres de la saine littérature et l'Académie, par exemple, n'accueillit jamais un romancier, qui n'eût, par d'autres oeuvres, affirmé son goût pour les principes. Sa faveur va au théâtre, et cela est juste : le plus bas vaudeville, s'il a réussi, repose sur une des pierres du décalogue, sans quoi l'hypocrisie des foules ne l'eût pas toléré.

Donc exclu de l'enseignement, ce saloir unique où se conservent les oeuvres, Balzac se verra d'ici très peu d'années réduit à son seul nom. Un choix aurait pu se faire parmi ses romans trop nombreux, inégaux et confus; il ne semble pas que le goût public y ait songé, ni le goût des amateurs. Lui-même a contribué à ce délaissement par sa prétention d'avoir conçu un monument logique d'où aucune colonne, aucun rinceau, aucun mascaron ne puisse être distrait, qui aussitôt ne perdît sa valeur. C'est une prétention, que seuls des fanatiques pourraient encore admettre, car rien ne serait plus incohérent, si on la jugeait d'ensemble, que cette comédie humaine qui va du roman historique à la farce d'atelier et où les personnages, s'ils ne changent pas de nom, changent volontiers de caractère en passant d'un volume à l'autre. Balzac ne fut pas comme Shakespeare un créateur d'âmes, presque un Jéhovah maniant l'argile humaine et l'animant de son souffle. Quoi qu'on ait dit, il était avant tout observateur de la vie; presque tous ses personnages ont leur point de départ dans la réalité et il n'est pas jusqu'à l'invraisemblable Vautrin qui ne soit le portrait très véridique d'un coquin vraiment prodigieux et fort célèbre de 1820 à 1840, Anthelme Collet.

La vie de Collet, longtemps colportée (3), peut seule faire comprendre et admettre Vautrin. Collet fut bien le Protée que Balzac a peint. Officier déserteur, il se fit successivement évêque, inspecteur général de l'armée, chirurgien, frère de la Doctrine chrétienne. Il inspecta toutes les garnisons de la Provence, se faisant partout remettre la caisse, ce qui ne laissait pas de surprendre les commandants. A Nice, il ordonna soixante jeunes prêtres, sans oublier une rubrique, récita en chaire un sermon de Bourdaloue, convertit des pécheurs, fut admirable. Nul faussaire ne mérita mieux que Collet la gloire que lui a donné Balzac et le nom de Vautrin ne doit pas dérouter les curieux. Une brochure imprimée dans le pays où il passa pour la dernière fois en justice rapporte qu'on trouvait communément de la ressemblance « entre sa figure et celle du fameux Danton (4) ». Ces détails feront comprendre comment Balzac traitait les personnages, qu'il incorporait dans sa comédie. Il y aurait pour un balzacien un curieux parallèle à faire entre Collet et Vautrin.

L'argent que l'on dépensera en fêtes vulgaires ne serait-il pas mieux employé à subventionner quelque recueil analogue aux publications des « Shakespeare Societies » ou au Moliériste, mort faute de documents ? Sur Balzac les documents seraient très abondants; on ferait entrer dans cette « Revue Balzacienne » l'étude des mondes particuliers qui gravitèrent autour de lui, vécurent de lui pendant vingt ans, et cela intéresserait peut-être beaucoup de personnes, car on remuerait de la vie. De plus l'homme en Balzac est sympathique (beaucoup plus que le trop orgueilleux Hugo, par exemple); il fut laborieux jusqu'à l'extravagance, souvent malheureux, toujours inquiet, désordonné et scrupuleux, pratique et chimérique; il fut peut-être à la fois tous les personnages qu'il faisait vivre : peu de types d'humanité offrent une telle surface à la pioche du défricheur.

Mais on ne fera rien. On laissera M. de Lovenjoul seul ouvrier d'une tâche qui pouvait occuper tant de beaux esprits. La mode n'est guère aux travaux d'histoire littéraire, et tandis que la moindre brute héroïque de la Grande Armée recueille l'encens nostalgique des orphelins de la cravache, les vrais héros, ceux de l'intelligence, sont assez délaissés. Il ne faudrait pas le souffrir. Balzac peut devenir un centre intellectuel, et davantage, une région intellectuelle. On voudrait alors se déclarer Balzacien, même sans avoir un goût exclusif ou très sincère pour l'œuvre de Balzac. Des admirations nouvelles et plus nombreuses rajeuniraient ce qu'elle a d'un peu fané et aussi d'un peu imprécis pour notre inattention. Tout reverdirait, tout refleurirait, et cela pourrait durer très longtemps, car un culte vit par la foi des fidèles et non par sa vérité ou sa beauté propres, choses alors très secondaires. Il serait bien que les temps grossiers où nous vivons inaugurassent une petite religion nouvelle, une archiconfrérie tout au moins dont le lien serait le goût des choses de l'esprit et où il serait défendu d'avoir des opinions qui ne seraient pas exclusivement littéraires, des opinions qui font le trottoir à la sortie des conférences humanitaires.

Notes
(1) Je les retrouve au dernier moment. Il y a donc là trois cardinaux, les nommés Mareri, Ferskine et Caprara; parmi les autres illustrations, on méditera avec plaisir sur la destinée des sieurs Choiseul-Praslin, Resnier, Petiet, Saint-Christau, Béguignot, Durazzo, Bévière (ancien notaire), Mahler, Cabanis, Winther, Walther, Sers, Champmol, Galles, Songis, Ham, Legrand, Jean Rousseau, Thévenard, Le Paigne, Viry, Cossé-Brissac, Demeunier, etc. - Walther, Legrand et Thévenard furent mis là par la première Restauration.
(2) Loriquet, je le sais, ne fut pas coupable de la sottise pour laquelle il est canonisé. Loriquet n'est qu'un nom, mais c'est un beau nom.
(3) Vie du célèbre Collet, mort au bagne de Rochefort, avec le détail de ses merveilleux et nombreux forfaits, Paris, Lebailly, 24 rue Dauphine.
(4) Vie de Collet et jugement rendu par la Cour d'Assises du M ans, etc. Prix : six sous. À Mayenne, chez Leroux, près le Pont. – J'ai encore une troisième vie de Collet (il doit y en avoir bien d'autres) : Anthelme Collet, mort au bagne de Rochefort le9 novembre 1840. Détails curieux sur sa vie, avec ses vols, travestissements, usurpations de titres, etc. Avignon, Offray aîné, place Saint-Didier, 11. Il était né à Belley, en 1785.

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