Michelet Jules
Bien que les nécessités de l’existence eussent forcé Michelet à accepter les fonctions de professeur d’histoire, c’était à ce moment vers la philosophie qu’il se sentait le plus attiré. Il traduisit Reid, Dugald-Stewart et la Philosophie de l’histoire de Vico. Cette dernière traduction parut en 1829. Tous les projets d’ouvrages qu’il forma de 1824 à 1829 portent la trace de cette préoccupation philosophique appliquée, soit à la littérature, soit à l’histoire, soit même aux sciences naturelles. Aussi lorsque l’École normale fut rétablie en 1826, sous le titre d’École préparatoire, par Mgr Frayssinous, Michelet sollicita-t-il la chaire de philosophie et d’histoire. Il fit marcher de front ces deux enseignements de 1827 à 1829, et ce fut à grand regret qu’il fut obligé, en 1829, de renoncer à la chaire de philosophie pour se consacrer exclusivement à l’enseignement de l’histoire ancienne. C’est alors qu’il composa son Histoire romaine, dont la première partie, qui traite de la République, a été seule publiée en 1831. Il y exposait, dans un style d’une vie et d’un éclat extraordinaires, et en y mêlant des recherches personnelles et des vues originales, les idées que Niebuhr avait professées en Allemagne, mais qui n’avaient point encore pénétré dans la science française. C’est à cette même époque, au printemps de 1830, qu’il fit son premier voyage d’Italie. Le journal de ce voyage, Rome, qu’il rédigeait pour la fille de la duchesse de Berry, dont il était le professeur, a été publié en 1890.
La révolution de 1830 vint encore donner un nouveau cours aux travaux de Michelet. Bien qu’il eût subi, en 1816, une crise religieuse, qui l’amena à se faire baptiser, qu’il eût conservé pour le christianisme des sentiments de tendre vénération et qu’il passât au moment de sa nomination à l’École préparatoire pour un catholique croyant, il appartenait de cœur au parti libéral et l’ardeur de son libéralisme politique et philosophique éclate dans son Introduction à l’histoire universelle, écrite au lendemain même de la Révolution et où il représente le Christianisme, la Réforme et la Révolution comme les trois étapes capitales de l’histoire de la liberté humaine. Dans la réorganisation de l’École normale, qui eut lieu en 1830, Michelet fut chargé d’enseigner l’histoire du moyen âge et des temps modernes. Presque en même temps, il était nommé, en 1831, chef de section aux Archives nationales. En 1834 et 1835, il suppléa à la Sorbonne M. Guizot, dans ses cours d’histoire de France, et il entreprenait dès 1831 la composition du vaste ouvrage sur l’histoire de France, qui allait être l’œuvre capitale de sa vie. Il donnait, en 1833, un Précis de l’histoire de France et, cette même année, les deux premiers volumes de sa grande Histoire de France, qui devait être poursuivie, pendant les dix années qui suivirent, jusqu’à la fin du moyen âge, en 6 volumes in-8. Les voyages qu’il fit à cette époque, en Angleterre, dans le Sud-Ouest de la France, en Flandre, en Allemagne, en Suisse et dans le Nord de l’Italie, avaient pour objet la préparation de son histoire. Les journaux de ses voyages ont été publiés en 1894, sous le titre Sur les chemins de l’Europe. Les Mémoires de Luther, parus en 1835, Les Origines du droit français, publiées en 1837, les Actes du procès des templiers, qui ont paru en 1841 et 1851, se rattachent aussi à ses travaux sur l’histoire de France et à ses cours de l’École normale.
Quoiqu’il ait exercé à l’École normale, par l’originalité et le charme de sa parole, par l’éclat de son imagination, par la nouveauté et la profondeur de ses aperçus, un ascendant extraordinaire sur ses élèves, du moins pendant les premières années, il se sentait attiré vers un enseignement plus libre, qui lui laisserait encore plus de temps pour ses recherches personnelles. Il fut nommé, en 1838, à la chaire d’histoire et de morale du Collège de France et il fit de cet enseignement nouveau une sorte d’apostolat en faveur des idées libérales et démocratiques. C’est de ces cours que sortirent : le livre Les Jésuites, publié en collaboration avec Edgar Quinet; le singulier et profond ouvrage intitulé Du prêtre, de la femme, de la famille; enfin un petit chef-d’œuvre d’éloquence et d’émotion, Le Peuple. Pressentant les grands événements politiques qui se préparaient, il abandonnait son Histoire de France à la fin du XVe siècle pour écrire l’Histoire de la Révolution. Elle parut en 7 volumes, de 1847 à 1853. Un petit livre sur Les Femmes de la Révolution s’y ajouta en 1854. Ce n’est qu’en 1855 que Michelet reprit son Histoire de France, au point où il l’avait laissée en 1847, et qu’il la poursuivit jusqu’en 1789 dans les 11 volumes qui parurent de 1855 à 1867. Il devait plus tard entreprendre de compléter cette grande œuvre, qui formait déjà avec l’Histoire de la Révolution 24 volumes, en écrivant l’Histoire du XIXe siècle. Un seul volume parut du vivant de Michelet, en 1872; les deux autres, qui vont jusqu’à Waterloo, ne furent publiés qu’en 1875.
La révolution de 1848, qui fut saluée par Michelet comme la réalisation de toutes ses espérances pour la liberté de la France et du monde, devait être pour lui l’origine de bien des désillusions et de bien des déboires. La réaction de 1849 fit suspendre ses cours du Collège de France. En 1851, il fut destitué; en 1852, ayant refusé le serment au gouvernement de Louis-Napoléon, il dut quitter les Archives. Il publia pendant cette période, indépendamment de l’Histoire de la Révolution française, un recueil de huit leçons du Cours professé au Collège de France (1847-1848, réimprimé plus tard sous le titre L’Étudiant) et deux brochures, Pologne et Russie et Principautés danubiennes, qui ont reparu réunies, en 1854, sous le titre Légendes démocratiques du Nord, et en 1863 sous le titre La Pologne martyre.
Au moment où les révolutions politiques enlevaient à Michelet ses ressources les plus importantes et le réduisaient à ne plus compter que sur sa plume pour subsister, un grand changement se produisait dans sa vie intime. Marié une première fois, en 1824, avec une femme qui ne lui avait pas donné tout ce que son esprit et son cœur pouvaient réclamer, Michelet était devenu veuf en 1839. Sa fille était mariée, son fils vivait loin de lui. Une correspondance littéraire et philosophique, commencée en 1848, avec une jeune fille, Mlle Athanaïs Mialaret (née en 1828), alors institutrice à Vienne dans la maison Esterhazy, aboutit en 1850 à un mariage, qui non seulement donna à Michelet un bonheur domestique qu’il n’avait pas connu jusque-là, mais encore le poussa à revenir aux études de sciences naturelles et de philosophie morale qui l’avaient attiré dans sa première jeunesse. Mme Michelet, qui a publié à elle seule de charmants souvenirs d’enfance, Les Mémoires d’une enfant (1867), a été la collaboratrice discrète, mais partout présente, de L’Oiseau (1856), de L’Insecte (1859), de La Mer (1861), de La Montagne (1868), où l’histoire naturelle se présente à nous, non seulement revêtue des couleurs d’une éclatante poésie, mais encore toute pénétrée de sentiments religieux. La même influence se retrouve, atténuée, mais sensible encore, dans L’Amour (1858), La Femme (1859), Nos Fils (1869), où le philosophe moraliste se révèle à nous comme un pédagogue enthousiaste et attendri, continuateur de Rousseau et de Pestalozzi. C’est encore à ses préoccupations de moraliste que nous devons La Bible de l’humanité (1864), où Michelet a cherché à dégager des différentes religions aryennes et sémitiques l’idéal moral qui doit guider l’humanité nouvelle dans la voie de la liberté de l’esprit. La Sorcière, parue en 1862, est un livre de psychologie historique, où des pages admirables se mêlent à des tableaux d’une fantaisie un peu déréglée.
Le coup d’État du 2 décembre et l’avènement de Napoléon III avaient cruellement frappé Michelet le libéral et le républicain; la guerre de 1870, l’invasion, la perte de l’Alsace et de la Lorraine, les atrocités de la Commune frappèrent au cœur le patriote. Il protesta contre le démembrement de la France dans une éloquente brochure, La France devant l’Europe (1871), et il se laissa trop inspirer, dans son Histoire du XIXe siècle, par ses rancunes contre les Bonapartes. Il n’était plus lui-même d’ailleurs, depuis que la France était mutilée; il languit encore quatre ans et mourut le 9 février à Hyères, où il était allé chercher les forces qui lui échappaient.
Depuis sa mort, Mme Michelet a publié, outre les deux volumes de journaux de voyages que nous avons déjà cités, deux volumes de souvenirs et de journaux, intitulés Ma jeunesse (1884) et Mon Journal (1888), et le récit d’un séjour sur la côte de Ligurie, paru en 1878, sous le titre Le Banquet et réimprimé depuis sous le titre Un Hiver en Italie. Elle a de plus tiré des œuvres de son mari un certain nombre de volumes d’extraits ou d’abrégés, dont les meilleurs sont Notre France et Les Soldats de la Révolution.
Il est difficile de formuler un jugement d’ensemble sur une œuvre aussi vaste, aussi variée et aussi inégale que celle de Michelet. Comme érudit, il a eu le mérite de mettre le premier à contribution les documents inédits pour la composition d’un grand ouvrage de synthèse historique, comme son Histoire de France. Il est toujours remonté directement aux sources, s’est défié des opinions toutes faites, des sentiers battus, a cherché à vérifier tous les événements, à se faire sur chaque événement et sur chaque personnage une opinion directe et personnelle. Comme historien, il a eu à un degré éminent un des dons les plus nécessaires et les plus précieux, le don de faire revivre le passé avec les couleurs de la réalité. Il a dit lui-même que l’histoire était pour lui une résurrection, et, en effet, on ne trouvera nulle part, au même degré que dans ses livres, l’image vivante du passé, l’impression émue et pénétrante des sentiments des individus et des peuples disparus. Comme écrivain, l’originalité de Michelet n’est pas moins grande. Il a un style nerveux, coloré, palpitant, rythmé aux mouvements de sa pensée et aux battements de son cœur, d’une variété incroyable et d’une puissance qui subjugue. Mais, il faut le reconnaître, sa sensibilité et son imagination ont souvent fait tort chez lui aux qualités de critique, de méthode, d’impartialité, que réclame l’histoire; elles ont même fini par nuire à l’écrivain en donnant parfois à son style quelque chose de haletant, de trépidant, d’inachevé. C’est surtout depuis le moment où, professeur au Collège de France, Michelet s’est mêlé aux luttes des partis et a conçu son rôle d’historien comme une sorte d’apostolat, qu’il a perdu quelque chose de sa sérénité de penseur et de sa perfection d’artiste. Son Histoire romaine et les six premiers volumes de son Histoire de France restent ses plus belles œuvres. Néanmoins, il n’a rien écrit qui ne mérite d’être lu et médité. Il conserve toujours un don unique de divination; il a su voir ce que personne n’avait vu avant lui et il a su rendre tout ce qu’il a vu avec une puissance et une magie que nul n’a égalées. Il a été en particulier l’historien des foules et, par lui, ces masses anonymes et muettes, que l’histoire oublie ou néglige trop souvent, ont retrouvé une âme et une voix. Il a été par excellence, non pas un historien philosophe comme il se l’imaginait, car sa philosophie est courte et pleine de fantaisies subjectives, mais un historien poète, patriote, social et humain."
GABRIEL MONOD, article « Jules Michelet » de La grande encyclopédie: inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts. Réalisée par une société de savants et de gens de lettres sous la direction de MM. Berthelot, Hartwig Derenbourg, F.-Camille Dreyfus [et al.]. Réimpression non datée de l'édition de 1885-1902. Paris, Société anonyme de «La grande encyclopédie», [191-?]. Tome vingt-troisième (Mao-Moisson), p. 921-923.