La liberté de parole dans l'oeuvre d'Homère

Jacques Dufresne
Dans la société que décrit Homère, celle du XIIe siècle avant Jésus-Christ, deux choses préfigurent et préparent la démocratie qui apparaîtra sept siècles plus tard: la liberté de parole et un souci de l'autre prenant la forme tantôt de l'hospitalité, tantôt de la compassion.
Extrait de La démocratie athénienne, miroir de la nôtre.
Au Metropolitan Museum de New York, on peut voir un tableau de Rembrandt datant de 1653, qui résume le parcours de ce livre. Un philosophe, Aristote (~384 ~322), y contemple un poète qui a vécu cinq cents ans avant lui, Homère. La grande tradition grecque est suspendue, presque palpable, entre leurs regards.

Aristote, dans le tableau, est lui-même un vieillard inquiet qui semble implorer la lumière, attendre une réponse à des questions que les hommes ne cesseront plus de se poser: comment protéger les libertés, comment faire régner la justice, quelle est la meilleure forme de gouvernement?

Il avait bien des raisons d'être inquiet. Son maître Platon (~428 ~347), avait rêvé d'une cité idéale; il avait même trouvé en Dion de Syracuse le jeune prince philosophe qui allait donner corps à son rêve. Aristote sera témoin de l'échec de Dion, échec qui fut, à une échelle infinitésimale, la préfiguration de tous les échecs futurs de l'idéalisme en politique, dont celui du communisme. Aristote aurait pu prendre à son compte ce mot qu'un sage anglais, Lord Acton, prononcera au début du vingtième siècle: «Le meilleur moyen de faire de la terre un enfer, c'est de vouloir en faire un paradis.»

Aristote appelle la lumière, de son regard tourné à la fois vers le buste d'Homère et vers l'infini. Sa main droite, une main anguleuse et décharnée de vieillard, est posée sur la tête du poète aveugle. Une lumière tout intérieure émane du buste d'Homère et, conduite par la main et le bras d'Aristote, elle enveloppe ce dernier d'un manteau d'or. Tel est en effet le génie de Rembrandt: transformer la lumière en or.

Cette lumière devenue or est aussi celle du soleil couchant. Avec Homère, le soleil se levait sur la Grèce, il se couche avec Aristote, le dernier témoin de la gloire d'Athènes, l'auteur de la synthèse ultime et, par là, le précepteur de la postérité occidentale.

Pourquoi Aristote attachait-il tant d'importance à Homère et pourquoi convient-il que nous l'imitions? Pourquoi convient-il qu'au seuil d'un ouvrage sur la démocratie athénienne, nous interrogions un poète ayant décrit une guerre entre rois, la Guerre de Troie, survenue sept cents ans avant l'avènement de la démocratie à Athènes?

Les poèmes d'Homère, l'Iliade et l'Odyssée, étaient la Bible des Grecs, ils se les transmettaient oralement et tout nous invite à penser qu'ils y puisaient une énergie spirituelle comparable à celle que leur apportait, sur le plan physique, la nourriture qu'ils tiraient de la mer et de leurs terres, encore fertiles à ce moment-là.

Mais autant la Bible est caractérisée par des prophètes s'adressant à la foule du haut d'une montagne, autant les poèmes homériques, l'Iliade en particulier, ressemblent à une fête de la libre parole où les dieux et les hommes semblent prendre plaisir à soumettre leurs décisions à la discussion publique.

On trouve toutefois dans l'évangile de saint Jean, une phrase qui s'applique parfaitement bien à la tradition grecque: «Au commencement, était le Verbe». Au commencement de la Grèce, était la parole.


La liberté de parole
L'Iliade s'ouvre sous le signe d'une indomptable liberté de parole. Les assemblées succèdent aux assemblées. Dans la toute première scène, le plus vaillant des guerriers, Achille, s'adresse publiquement à son chef, Agamemnon, sur un ton qui, en d'autres temps, l'aurait conduit au peloton d'exécution:
    Ah! Coeur vêtu d'effronterie et qui ne sait songer qu'au gain! Comment veux-tu qu'un Achéen puisse obéir de bon coeur à tes ordres! [...] Sac à vin! oeil de chien et coeur de cerf!
Plus loin, on entend Hera qui tient tête à Zeus: «Attention, dit-elle à son terrible mari, au geste que tu t'apprête à poser en faveur des Troyens sur les conseils de la trop belle Thétis!». L'égalité entre les femmes et les hommes, et le droit de parole qui l'accompagne, existait donc déjà chez les Grecs du temps d'Homère, parmi les dieux, sinon parmi les hommes!
Qu'en était-il de l'égalité entre les combattants? On tremble pour Thersite, un simple soldat, quand il s'adresse en ces termes au généralissime Agamemnon:
    Allons! fils d'Atrée, de quoi te plains-tu? Tes baraques sont pleines de bronze, tes baraques regorgent de femmes, butin de choix, que nous les Achéens, nous t'accordons à toi, avant tout autre, chaque fois qu'une ville est prise. [...] Ah! poltrons! lâches infâmes! Retournons donc chez nous avec nos nefs et laissons-le là en Troade, à cuver ses privilèges.

Thersite est-il exempt de ce ressentiment qui entache si souvent la quête de la liberté et de l'égalité? Ce danger n'échappe pas au regard d'Homère. Thersite est présenté sous un jour qui incite à penser que ses lacunes personnelles teintent son amertume:
    Son coeur connaît des mots malséants à foison [...] Bancroche et boiteux d'un pied, il a de plus les épaules voûtées, ramassées en dedans. Sur son crâne pointu s'étale un poil rare.
Mais cet homme prend la parole pour dire la vérité, à ses risques, et c'est ce qui importe. Après avoir parlé, Thersite sera battu par Ulysse, et chose plus triste encore, renié par ceux qui l'avaient applaudi quelques minutes auparavant.
    Il s'assied, pris de peur et, sous la souffrance, le regard éperdu, il essuie ses larmes. Et malgré tout le déplaisir, les autres à le voir ont un rire content.
Ne soyons pas trop sévères pour les compagnons de Thersite. La liberté de parole existait dans la Grèce décrite par Homère, mais elle était limitée, elle n'était pas universelle. Fondée sur la propriété, dont nous savons qu'elle comportait une dimension religieuse, cette liberté était une responsabilité tout autant qu'un droit. Chacun, chaque père de famille, devrions-nous préciser, — car la société décrite par Homère est patriarcale — devait défendre les dieux et les couleurs de sa maison, comme, à une échelle plus élevée, ceux de la cité.

Avant tout, la parole devait être raisonnable. Nous sommes au pays de la raison, du logos, mot qui signifie à la fois discours et raison. Thersite a été battu parce qu'il avait injustement pris la parole, et surtout parce qu'il ne respectait pas la règle de la mesure et de la raison. En se querellant avec le roi, déversant sur lui un flot d'injures, il voulut être plus qu'il n'était. C'était là de la démesure, de l'hybris, mot qui est synonyme de mal chez les Grecs. Surtout, et c'est là sans doute que le génie grec s'exprime avec le plus de force, Thersite est battu parce que ses avis sont insensés. Homère le qualifie de «parleur sans mesure», de «palabreur stupide» dont l'esprit «abondait en paroles de désordre pour chercher, vainement, mais contre le bon ordre, querelle aux rois».

Homère insiste sur l'importance de savoir dominer la parole; de l'éloquence de Nestor, le sage de l'assemblée, celui qui avait vu mourir deux générations d'hommes «doués de parole», il dit: «Sa voix coule de sa langue, plus douce que le miel». Quant aux mots d'Ulysse, «ils tombent sur le peuple comme des flocons de neige».

La description qu'Homère fait du bouclier d'Achille en dit long sur l'animation des débats à l'agora, ainsi que sur les rapports de la parole avec la justice:
    Héphaïstos y fit maint ornement bien ouvré, avec un art savant [...]. La foule à l'Agora était rassemblée. Une querelle s'y était élevée. Deux hommes se querellaient pour le prix d'un meurtre. L'un affirmait avoir tout donné, et le déclarait devant le peuple, l'autre niait avoir reçu quoi que ce soit. Tous deux s'élançaient vers un témoin, pour en finir. La foule criait, partie pour l'un, partie pour l'autre, soutenant l'un ou l'autre; des hérauts contenaient la foule. Les anciens étaient assis sur des pierres polies, dans le cercle sacré. Leurs sceptres étaient dans les mains des hérauts dont la voix ébranle l'air. Ils les prenaient ensuite, s'élançaient, donnaient leur avis à tour de rôle. Au milieu, étaient déposés deux talents d'or pour celui d'entre eux qui prononcerait le jugement le plus droit.
Au tribunal, les citoyens plaidaient eux-mêmes leur cause; sur ce point au moins, chacun avait la liberté de parole et cette liberté, si l'on en faisait un bon usage, si l'on plaidait sa cause avec brio, si l'on faisait coïncider parole et raison, enfantait la justice.

Voilà sans doute l'une des raisons pour lesquelles l'éducation en général, et l'art de la parole en particulier, la rhétorique, avaient une telle importance dans la vie des Athéniens: la justice et les autres avantages de la citoyenneté n'étaient vraiment accessibles qu'à ceux qui savaient parler. C'est ainsi qu'un pouvoir d'assurer sa propre défense, qui était aussi un devoir, devenait un puissant mobile pour parfaire son éducation. On dit souvent qu'il faut être éduqué pour être en mesure de participer au pouvoir en démocratie. L'inverse est aussi vrai: le pouvoir oblige à se mettre à l'étude. Le manque d'intérêt pour l'école est presque toujours le signe d'un insurmontable sentiment d'impuissance.


La parole séparée de l'action n'est que verbiage;
l'action sans la parole devient agitation.

Un mystère plane toutefois sur ces Grecs qui sont à la fois grands parleurs et hommes d'action exceptionnels. Comment parvenaient-ils à concilier ces deux talents qui paraissent incompatibles, le grand parleur et le grand homme d'action n'ayant que mépris l'un pour l'autre. Il n'en était pas ainsi au temps d'Homère, du moins si l'on en croit Hannah Arendt qui écrit, dans Condition de l'Homme moderne:
    On ne comprend le prestige de l'Achille homérique qu'en le regardant comme "faiseur de grandes actions et diseur de grandes paroles". [...] La pensée venait après la parole, mais l'on considérait le langage et l'action comme choses égales et simultanées, de même rang et de même nature; et à l'origine, cela signifiait non seulement que l'action politique, dans la mesure où elle ne participe pas de la violence, s'exerce généralement au moyen du langage, mais de façon plus fondamentale, que les mots justes trouvés au bon moment sont de l'action, quelle que soit l'information qu'ils peuvent communiquer. Seule la violence brutale est muette, et c'est pourquoi elle ne saurait avoir de grandeur. (Calmann-Levy, Paris, 1985)
Le discrédit du parlementarisme, et donc de la parole, au profit du pouvoir exécutif, et donc de l'action, est l'un des symptômes inquiétants que l'on peut observer dans les démocraties contemporaines. Sans doute a-t-il sa racine, par-delà les moeurs politiques superficielles, dans une dissociation croissante de la parole et de l'action. Coupée de l'action, de la détermination et du réalisme qu'elle suppose, la parole devient verbiage sans conséquences; il importe peu qu'elle soit vivante, claire et concise. Coupée de la parole, et de la pensée liée à la parole, l'action tend à trouver sa justification en elle-même; il faut que tout bouge... et vite! Dans quelle direction? Peu importe! D'un côté le verbiage, de l'autre l'agitation! Pourtant, l'action et la parole ne font qu'un, comme le prouve l'exemple de tous ces Grecs illustres qui, d'Achille à Périclès, en passant par Solon et Thémistocle, ont été de grands orateurs et de grands soldats.
Dans la liberté de parole qui est la marque de l'Iliade, on peut voir le prélude de cette démocratie par laquelle Athènes se distinguera quelques siècles plus tard. Le respect du droit de parole dans l'oeuvre d'Homère ne prouve toutefois pas que ce poète est un démocrate. L'exercice de ce droit est largement indépendant des régimes politiques. Il n'est pas incompatible avec la monarchie. En France, sous le bon roi Henri IV, la liberté de parole était peut-être plus grande qu'elle ne l'est aujourd'hui. Quelles sont donc les conditions de cette liberté, où a-t-elle ses racines? Dans un sentiment de dignité reposant lui-même sur une identité à la fois biologique et culturelle? Pourquoi le simple exercice de la raison, dont chaque être humain possède sa part, ne s'accompagne-t-il pas toujours de la liberté de parole?

Monarchistes et démocrates auraient les uns et les autres d'excellentes raisons de se réclamer d'Homère. Dans l'Iliade, on trouve en effet ces mots: «Avoir trop de chefs ne vaut rien, qu'un seul soit chef...». Mais peut-être Homère ne songeait-il qu'à l'armée quand il parlait ainsi, car voici comment, dans la seconde de ses oeuvres, l'Odyssée, les hommes civilisés, dont il est, se situent par rapport aux barbares Cyclopes, ces êtres monstrueux n'ayant qu'un oeil au milieu du front:
    Nous arrivâmes à la terre des Cyclopes, ces géants sans lois, qui se fient aux dieux immortels et ne font de leurs bras aucune plantation, aucun labourage; chez eux tout naît sans que la terre ait reçu ni semence ni labour.[...] Ils habitent les faîtes des hautes montagnes dans des antres creux. Ils n'ont ni assemblées délibérantes ni lois [...]: Chacun fait la loi à ses enfants et à ses femmes, sans souci l'un de l'autre.
«Chacun fait la loi à ses enfants et à ses femmes, sans souci l'un de l'autre». Les Cyclopes ne forment pas une société puisqu'ils n'ont pas le souci l'un de l'autre. Ils ont droit de vie et de mort sur tous ceux qui dépendent d'eux. Mais voici par opposition la cité, la civilisation: les lois y créent l'égalité, les assemblées délibérantes y rendent la liberté possible, le souci l'un de l'autre fait la fraternité. Les trois grands idéaux de la Révolution française étaient donc déjà présents dans l'Iliade.

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