Notes biographiques

Jean-Charles Falardeau
Jean-Charles Falardeau l'un des premiers professeurs de la Faculté des Sciences sociales de l'Université Laval, raconte ici la vie du premier sociologue canadien-français.
Notes biographiques sur Léon Gérin*

Les antécédents immédiats de Gérin nous reportent à l'un des moments les plus exubérants du XIXe siècle canadien: celui où l'élite intellectuelle canadienne-française, entre les années 1840 et 1870, acquiert un sens aigu de l'histoire nationale, s'interroge sur l'orientation d'un destin politique dont elle vient de vivre les épisodes exaltants et frustratoires, et pose les lourdes bases, avec Garneau, Crémazie, Gaspé et Casgrain, d'une littérature originale l. Le père de Léon Gérin, Antoine Gérin-Lajoie, né en 1824 dans le village de Yamachiche, appartient à cette élite. Collégien au Séminaire de Nicolet, il a. fait jouer un drame patriotique en vers, le Jeune Latour. Il a aussi composé une complainte devenue si vite populaire qu'on oublie le nom de son auteur et qu'elle passe au folklore, Un Canadien errant, qui évoque le sort des patriotes expatriés à la suite de la révolution de 1837-1838. Successivement avocat, politicien, journaliste, traducteur à l'Assemblée législative, il a été nommé, en 1856, bibliothécaire du Parlement canadien, poste qu'il occupera, d'abord à Toronto, ensuite à Québec, puis à Ottawa, jusqu'à sa mort en 1880. Il a publié, en 1862 et en 1864, un roman "économique et social" en deux parties, Jean Rivard, dans lequel s'exprime un rêve d'émancipation économique confondu avec l'exaltation de la vie rurale chère à cette époque. Romantisme agricole, préoccupation de l'avenir économique des Canadiens français, activité professionnelle dans le cadre du fonctionnarisme d'un État canadien en voie d'élaboration: ces dominantes de l'histoire paternelle se retrouveront dans le destin du fils dont elles éclairent les soucis et le labeur.
Léon Gérin, second fils d'Antoine Gérin-Lajoie, naquit le 17 mai 1863 à Québec où le siège du gouvernement avait été transféré, en 1859, de Toronto. On peut s'étonner de la différence de nom entre le fils et le père. "Notre vrai nom de famille, a écrit celui-ci, n'est pas Lajoie, mais Gérin. Nos ancêtres n'ont jamais été connus en France sous le nom de Lajoie. C'est à mon bisaïeul qu'on a appelé le premier "Lajoie" parce qu'il était toujours content et gai. C'est un nom de guerre... Si je recommençais ma vie, je signerais "A. Gérin" tout simplement, et je vous conseillerais, à Elzéar et à toi, d'adopter dans votre signature le nom de Gérin... Je voyais même dernièrement des rapports de milice de 1834, 1835, 1836, où le nom de papa était marqué Antoine Gérin tout court. Mes enfants ne signeront que Gérin."2
Léon Gérin a été fidèle à la détermination exprimée par son père dont il a vénéré la mémoire avec un zèle assidu. "L'année de ma naissance, notera-t-il un jour avec une certaine coquetterie, s'intercale exactement entre celle de la parution du premier volume de mon père: Jean Rivard, le défricheur(1862) et celle du dernier volume l'Economiste (1864)..."3 Sa mère était la fille d'Etienne Parent, le célèbre journaliste et essayiste. Par sa mère aussi, il est neveu de l'historien Benjamin Sulte dans les travaux duquel il puisera plus tard maintes références. "Du côté maternel, écrira encore Léon Gérin, mes ancêtres québécois se rattachaient aux paysans défricheurs, recrutés par Giffard, à Mortagne, capitale du Perche, et je n'ignorais pas que ce contingent avait peuplé Beauport, la côte de Beaupré, et fourni à la région de Québec, à celles de Trois-Rivières et de Montréal, à toute la colonie française son premier et plus solide noyau agricole"4. Est-ce par atavisme ou par intuition que, plus tard, le sociologue-historien Gérin consacrera une longue monographie au paysan percheron dans lequel il verra le prototype de l'émigrant français qui a réussi à s'adapter avec succès aux dures conditions de travail et de vie de la Nouvelle-France5 ?

Léon Gérin vécut ses années d'enfance à Ottawa, l'ancienne Bytown dont on avait fait, en 1865, le siège du gouvernement. Dans cette "capitale improvisée de la vagissante confédération canadienne", il fréquente d'abord une école pour garçonnets dirigée par les Soeurs Grises où il a pour camarade Errol Bouchette6. Il commence ses études secondaires au Collège d'Ottawa et les poursuit, à partir de 1877, au Séminaire de Nicolet où s'est illustré son père et où il est condisciple d'Edmond de Nevers. Il est un élève brillant et il brûle les étapes. En classe de rhétorique, à dix-sept ans, il remporte le "prix du Prince de Galles" et, en 1881, après une première année de philosophie, il passe avec succès les examens d'admission à l'étude du droit. Il suit le cours régulier de droit à la succursale montréalaise de l'Université Laval de Québec et est admis au Barreau en 1884. "À vingt ans, confiera-t-il un jour à un interlocuteur, j'étudie le droit parce qu'il faudra bien que je gagne ma vie un jour. Mais je me dis en moi-même: quand je serai reçu, j'irai à Paris, pour me donner l'illusion d'une vie intelligente au moins pendant quelque temps. Je me suis tenu promesse. 7
Le jeune Gérin expérimente les douloureuses réalités que doit affronter tout intellectuel canadien-français à cette époque, entre autres, l'anémie de la vie de l'esprit et l'absence de débouchés professionnels en dehors de la trilogie prêtrise-médecine-droit. "Mon père était un homme de mon type: chercheur, un peu rêveur, tout le contraire de l'homme pratique. Il aurait volontiers consacré sa vie à l'étude. Mais la carrière d'intellectuel n'offrant pas de débouchés au pays, mon père fut forcé d'embrasser, sans goût, une profession libérale, c'est-à-dire payante (du moins en principe). C'est aussi mon histoire,"8 Mais il n'est pas homme à abdiquer son rêve de séjour parisien. Après un bref stage comme sténographe judiciaire au Palais de justice de Montréal, il s'em-barque pour Paris à l'automne de 1885. Il y demeurera jusqu'au printemps de 1886, seulement "quelques mois", mais des mois auxquels sa diligence donnera une densité dont dépendra l'orientation intellectuelle du reste de son existence.
À Paris, Gérin assiste à des cours et à des conférences, ici et là, au hasard de sa curiosité: au Conservatoire des arts et mé-tiers, à la Sorbonne, à l'École de médecine, et particulièrement au Museum d'histoire naturelle où il peut donner suite à un penchant qu'il avait ressenti, dès le collège, pour les sciences naturelles - botanique, zoologie, anatomie. Mais son chemin de Damas fut l'École de la science sociale. Laissons-le de nouveau nous parler lui-même de cette découverte: "... un jour de novembre, mes yeux furent attirés par l'annonce d'un cours que devait professer M. Edmond Demolins, à l'hôtel de la Société de géographie, boulevard Saint-Germain, sur la Constitution des pays qui tirent leurs prin-cipales ressources des exploitations agricoles, forestières et mi-nières. "Voilà, me dis-je, quelque chose de nature à intéresser un Canadien", et je me fis inscrire,"9

L'étudiant canadien a trouvé ce que, sans le savoir, il cher chait. A compter de ce premier contact avec Demolins, il ne s'intéressera plus qu'à la sociologie et il sera un assidu des cours de l'Ecole de la rue du Regard que domine la présence de l'abbé de Tourville. "L'abbé, me racontait Gérin vers 1944, était un Normand austère et froid. Demolins était le méridional plein de feu... C'étaient des êtres en contraste: ils se complétaient bien l'un l'autre". Au contact de l'un et de l'autre, comme aussi de Prosper Prieur, il s'initie à la méthode des monographies de famille de LePlay, à la "science sociale" telle que définie par l'Ecole, aux nomenclatures et aux procédés d'enquête élaborés par Tourville. Il se lie particulièrement avec Demolins lequel, ayant vu Gérin prendre des notes sténographiques de son cours, s'était un jour "lancé sur lui" à la fin de la classe, lui disant: "Vous suivez mes cours, ça vous intéresse? Venez donc chez moi. Je reçois mes élèves une fois par semaine. Venez donc..." Gérin assimile tout ce qu'il peut, durant son trop bref séjour, de l'enseignement de ses maîtres. Ceux-ci, à son départ, lui proposent une consigne impérieuse. "Au petit printemps de 1886, rappellera-t-il encore, lorsque je dus quitter Paris, à la suite d'un séjour de six ou sept mois dans le quartier latin, Demolins me prit à part: "Maintenant que vous êtes initié à nos méthodes, il va falloir que vous fassiez une étude sur votre ppys. Vous allez écrire un livre qui étonnera vos compatriotes... "10 Quiconque a connu au début de sa carrière un pareil instant comprendra ce qu'ont pu être l'émoi et la détermination du jeune Gérin au moment où il va rentrer au Canada pour "gagner sa vie".
La vie de Léon Gérin correspondit fidèlement à un dessein qu'il en esquissa à son retour de Paris: choisir un mode d'existence comportant suffisamment de loisirs pour lui permettre de s'adonner à sa passion intellectuelle, les études sociales. Sa vie fut littéralement un diptyque. Professionnellement, il redevient d'abord sténographe judiciaire à Montréal. À partir de 1892, il habitera Ottawa comme fonctionnaire fédéral: secrétaire du ministre de l'Agriculture, l'honorable A.R. Angers; ensuite secrétaire du ministre de la Milice, l'honorable A. Desjardins en 1895; puis, après la défaite du gouvernement conservateur en 1896, secrétaire du professeur J.W. Robertson, commissaire de l'Agriculture; enfin, à partir de 1903, traducteur des débats à la Chambre des communes. Il est nommé chef de service en 1917 et il remplira ce poste jusqu'à sa retraite, en 1936. En 1904, il a épousé une Québécoise, Adrienne Walker, de qui il eut quatre enfants, un fils et trois filles.


Sa vie familiale fut paisible et exemplaire. Chaque été, la famille partait pour Claire-Fontaine, la ferme des Cantons de l'Est. Car Léon Gérin réalisa à sa façon le Jean Rivard qu'avait romantiquement décrit son père. Il a raconté lui-même comment, dès 1887, l'idée lui était venue "de (se) faire colon, de tenter un établissement à (ses) propres frais", et dans quelles circonstances il acquit un vaste domaine de 200 acres sur le plateau de Sainte-Edwidge de Clifton, près de Coaticook 11 Sa vie durant, il exploita de façon méthodique ce domaine de Claire-Fontaine. Intéressé techniquement et socialement aux facteurs de progrès rural, il fut luimême un "exploitant agricole et émancipé", tenant scrupuleusement le journal de sa ferme à partir des débuts et consolidant avec ses voisins les relations d'un ami attentif et d'un conseiller écouté.
Qu'il fût à Claire-Fontaine ou à sa maison d'Ottawa, le sanctuaire de Gérin fut toujours sa bibliothèque. Sa vie intellectuelle, par la force des choses, fut celle d'un isolé. Par ses lectures, il se tint au courant des recherches historiques et des enquêtes sociales. Il se préoccupa particulièrement des travaux de l'Ecole de Demolins et de Tourville. Il devint un collaborateur assidu de leur revue la Science sociale. Il entretint avec eux et avec leur collègue Champault une correspondance abondante. Son grand ami canadien Errol Bouchette, déjà admirateur de LePlay, ayant fondé à Ottawa, en 1905, un cercle d'études sociales, Gérin y présenta des exposés sociologiques. Le premier fut une synthèse de l'évolution des sciences sociales qui fut publiée, par la suite, dans la Science socialel2 . Elle révèle l'ampleur des soucis méthodologiques de Gérin et elle laisse deviner tout ce que cet homme eût pu donner s'il eût bénéficié d'une chaire universitaire ou s'il éflt seulement été entouré de collègûes. Il fut élu, en 1898, à la Société royale du Canada où il présenta des mémoires élaborés, résultats de ses recherches personnelles. Il en fut nommé président en 1933.
L'activité la plus originale et la plus féconde de Gérin, ce furent ses enquêtes sociales. Dès l'été de son retour de Paris, en juillet 1886, il s'était dirigé, pour entreprendre sa première monographie canadienne, vers une localité de la région de Trois-Rivières, aux premiers contreforts des Laurentides: la paroisse de Saint-Justin de Maskinongé, où il avait passé plusieurs vacances de collégien, chez le curé, son "cher oncle" Denis Gérin. Il allait commencer l'oeuvre qui ne devait malheureusement pas étonner immédiatement ses compatriotes mais qui jalonnerait, durant près de cinquante ans, le patient itinéraire d'un précurseur sociologique dans le désert universitaire québécois. Il entreprit la monographie de la famille Casaubon et la poursuivit durant les années
suivantes. Il retourna périodiquement à Saint-Justin, en particulier en 1890 avec Paul de Rousiers et Georges Rivière, mettant progressivement au point l'analyse non seulement de cette famille Casaubon mais de la totalité de la paroisse rurale. Il reviendra à Saint-Justin jusqu'en 1920. Entre-temps, il s'est intéressé à d'autres familles typiques en des régions rurales différentes: en 1887, un habitant de Saint-Dominique, près de Saint-Hyacinthe; en 1903, une famille de L'Ange-Gardien, dans les Cantons de l'Est; en 1920 et en 1929, une famille de Saint-Irénée, dans le comté de Charlevoix.
Il n'y a qu'à parcourir la bibliographie chronologique de Gérin pour constater la variété de domaines et de sujets qui ont sollicité sa curiosité d'écrivain social: histoire de la colonisation française en Amérique; destin des Indiens pré-colombiens; quelques grandes figures historiques, par exemple, celle de Jacques Cartier; caractères de la société canadienne après la conquête anglaise; traits dominants de la société rurale du Canada français au XIXe siècle; conditions de l'émancipation intellectuelle de notre milieu; problèmes de méthodologie scientifique; questions de linguistique et de traduction, sans compter les études techniques sur des questions d'industrie agricole. Après sa retraite, en 1936, Léon Gérin consacra ses loisirs à reviser ses écrits. Il consentit à exposer, dans quelques conférences, le texte remanié de ses monographies de la vie rurale. Cédant à des pressions amicales, surtout de la part de M. Edouard Montpetit, il accepta de publier deux volumes: l'un, le Type économique et social des Canadiensl3, condensant la substance de ses quatre principales études de familles rurales enrichies de son expérience et de ses réflexions plus récentes; l'autre, Aux sources de notre histoire14 , résumant l'une de ses toutes premières études sur "les conditions économiques et sociales de la colonisation en Nouvelle-France". Un troisième volume, Vocabulaire pratique de l'anglais au françaisl5, dans lequel Gérin présente les fruits de toute une vie de traducteur professionnel, est un indispensable instrument de travail pour tout traducteur canadien. Ses dernières années furent ainsi patiemment et discrètement laborieuses. II mourut à Montréal le 17 janvier 1951.

*Ce texte fait partie de l'étude de Jean-Charles FALARDEAU, "Introduction à la lecture de Léon Gérin", publiée dans Recher ches sociographiques, I, 2, avril-juin 1960: 123-160.
1. Voir, en particulier, Gérard TOUGAS, Histoire de la littérature canadienne-française, Paris, Presses Universitaires de France,
1960, chap. I, II.
2. Lettre de GERIN-LAJOIE à son jeune frère Denis, datée de Québec, le 16 novembre 1861; rapportée dans le Bulletin des recherches historiques, XXX, 10, octobre 1924: 347-348.
3. Le Type économique et social des Canadiens, Montréal, Editions de l'Action canadienne-française, 1938, p. 185.
4. Ibid., p. 184.
5. Voir l'étude de Léon GERIN "L'émigrant percheron et ses similaires", dans "Monographie du Canada", la Science sociale, XV, janvier 1893: 426-446.
6. Léon GERIN, "Notice nécrologique sur Errol Bouchette", Mémoires de la Société royale du Canada, 3e série, VII, 1913: V-X.
7. "La vocation de Léon Gérin", interview de 1939, reproduite dans le Devoir, 18 janvier 1951:
8. Ibid. 4.
9. Léon GERIN, "Aperçu d'un enseignement de la science sociale", La Science sociale, 27e année, 2e période, 92e fascicule, avril 1912: 5-6; voir aussi, "La vocation de Léon Gérin", Zoc. cit.: 4
10. "La vocation de Léon Gérin", Zoc. cit.:4; voir aussi Léon GERIN, "La famille canadienne-française sur la rive nord du lac Saint-Pierre", Revue trimestrielle canadienne, XX, juin 1934: 114; le Type économique et social des Canadiens, p. 55.
11. Le Type économique et social des Canadiens, chap. V, p. 185, 193 et suiv.
12. "Aperçu d'un enseignement de la science sociale", Zoc. cit.: 1-64
13. Montréal, Editions de l'Action canadienne-française, 1938.
14. Montréal, Fides, 1946.
15. Montréal, Editions Albert Lévesque, 1937.

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Texte paru dans: « Le local à l’heure de la mondialisation », L’Agora, numéro hors série, novembre 1995.




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