Renan historien

Charles Seignobos
L'oeuvre historique de Renan

Renan est venu à l'histoire par l'érudition, - et par une des spécialités les plus étroites de l'érudition, par l'orientalisme sémitique. Ses études de séminaire l'avaient engagé dans l'étude de l'hébreu; il entrait dans la vie laïque déjà spécialisé. Son premier grand ouvrage fut l'Histoire des langues sémitiques; puis vint la mission archéologique en Phénicie et le voyage en Palestine d'où il rapporta les matériaux de sa Mission de Phénicie et les impressions d'où sortit la Vie de Jésus. Devenu à la suite de cette mission professeur de langues sémitiques au Collège de France, il s'enferma strictement dans l'érudition pure. Pour écarter le public que son nom désormais célèbre amenait naturellement à lui, il fit son cours dans une petite salle et lui conserva le caractère d'un enseignement technique. En même temps il organisait la publication du Corpus des inscriptions sémitiques qu'il a dirigée jusqu'à la fin de sa vie, ne se bornant pas à une surveillance générale, mais prenant sur lui les démarches pratiques et parfois même le soin des détails. Linguiste, archéologue, épigraphiste, il avait pratiqué tous les métiers techniques qui préparent les matériaux de l'histoire. Mommsen pouvait dire « qu'en dépit de son beau style Renan était un vrai savant ».

Mais à la différence des érudits ordinaires, Renan avait une philosophie complète de l'humanité, fondée sur une psychologie très fine et sur une confiance très ferme dans la force de la vérité et de la vertu, il l'avait déjà au moment où il entra dans le monde laïque; et il l'a formulée dans l'Avenir de la science, ce livre si plein d'idées publié seulement en 1890, mais écrit en 1848. On y voit combien les idées fondamentales de Renan sont restées fermes et comme, malgré les apparences, sa conception générale de l'histoire a peu varié.

Toute son oeuvre historique sort d'une même pensée : il a voulu montrer l'évolution d'où est sortie la religion chrétienne, la plus puissante de toutes les religions du monde, la plus intéressante pour nous puisqu'elle est liée à toute la civilisation occidentale. Mais au lieu de remonter aux origines lointaines en étudiant le judaïsme, il est allé d'abord au problème qui le passionnait le plus, au fait décisif de toute cette évolution, la Vie de Jésus (1863). Et par ce premier ouvrage il a déchaîné une polémique si violente qu'en moins de deux ans elle a rendu son nom célèbre dans tout le monde chrétien. Cette violence que nous avons peine à comprendre aujourd'hui, s'explique par la nouveauté du sujet : c'était la première fois en France que la vie du fondateur du christianisme était présentée sous la forme d'une biographie historique.

La Vie de Jésus fut le premier d'une série de sept volumes réunis plus tard sous le titre commun Histoire des origines du christianisme, qui parurent sous des titres particuliers, à des intervalles irréguliers pendant vingt ans (1862-82). C'est toute l'histoire de l'Église chrétienne racontée par ordre chronologique.

La Vie de Jésus (1863) s'arrête à la Passion.

Les Apôtres (1866) conduisent l'histoire des disciples directs du Christ et des premiers convertis jusqu'à la prédication de saint Paul.

Saint Paul et sa mission (1867) raconte « l'odyssée chrétienne » de l'apôtre, jusqu'au voyage à Rome.

L'Antéchrist (1873) c'est la crise de la persécution des chrétiens à Rome et de la destruction de Jérusalem, qui jette les communautés chrétiennes dans les conditions nouvelles où va se former le christianisme définitif.

Les Évangiles, et la deuxième génération chrétienne (1877), c'est l'histoire de cette formation, la rédaction des Évangiles et la naissance des premières sectes; ce volume s'étend sur un demi-siècle jusqu'à la fin du règne de Trajan.

L'Église chrétienne (1879) expose l'organisation de l'Église et les progrès de la religion sous Hadrien et Antonin.

Le dernier volume de la série, Marc Aurèle et la fin du monde antique (1881), présente au premier plan le gouvernement et la philosophie de l'empereur et raconte les conflits entre les sectes et les persécutions contre les chrétiens sous son règne. Il se termine par un tableau général du dogme, des rites et des mœurs du monde chrétien, à ce moment où la religion du Christ et des Apôtres est constituée avec ses traits essentiels.

Après avoir descendu le cours de l'évolution du christianisme jusqu'au point où il lui semblait définitivement fondé, Renan a voulu remonter aux origines les plus lointaines, et a entrepris de raconter l'évolution de la religion juive depuis la période légendaire des patriarches hébreux jusqu'à la venue du Christ. C'est le sujet de l'Histoire du peuple d'Israël, divisée en cinq volumes. Le tome premier parut en 1887. Renan prévoyait déjà que le reste de sa vie ne suffirait plus à son entreprise, mais il ajoutait : « La joie de voir avancer l’œuvre me soutient tellement que j'espère la terminer. » Il eut juste le temps de l'achever; les deux derniers volumes parurent après sa mort.

Cet ensemble de douze volumes forme une histoire. complète des origines de la civilisation religieuse de l'Occident, depuis la naissance du culte primitif des Beni-Israël, jusqu'à l'avènement du christianisme catholique. L'étude des religions, jusque-là réservée aux théologiens, Renan d'un seul coup l'a fait entrer dans le domaine commun. L'histoire religieuse, sortant du cabinet des érudits, apparaissait brusquement devant le public, et prenait place dans l'histoire générale de l'esprit humain. Le scandale fut inouï, mais il ne fit pas dévier Renan de la ligne qu'il s'était tracée.

Il avait choisi la formation de la religion judéo-chrétienne parce qu'il y voyait l'un des trois grands faits de l'histoire de l'humanité. « Pour un esprit philosophique, disait-il, c'est-à-dire pour un esprit préoccupé des origines, il n'y a vraiment que trois histoires de premier intérêt : l'histoire grecque, l'histoire d'Israël, l'histoire romaine. » Malgré sa tendresse pour la civilisation grecque, qu'il appelait « le miracle de la Grèce », il ne regrettait pas « le vœu de naziréen qui l'attacha de bonne heure au problème juif et chrétien. « Car c'était l'origine des croyances qui avaient rempli son esprit, de ces croyances auxquelles il avait cessé de croire, mais qu'il ne cessa jamais d'aimer. Le public, comme l'auteur, trouvait à la fois dans ces études le charme romantique des siècles lointains, et l'attrait passionnant des questions religieuses contemporaines.

Renan concevait cette histoire comme un tableau complet de l'évolution religieuse pendant cette longue série de siècles. Il ne lui suffisait pas de montrer abstraitement la formation des dogmes, des pratiques, ou des institutions religieuses; il ne lui suffisait même pas de décrire dans le détail concret la vie religieuse des fondateurs du christianisme ou du judaïsme.

Il savait que la religion d'un peuple, plus encore peut-être que ses autres formes d'activité, est liée à l'ensemble de sa vie, que si on est obligé de l'isoler pour en étudier les manifestations, on n'en fait comprendre les causes et les transformations qu'en la replaçant dans le milieu général.

Il a tenu à décrire la société où ses personnages avaient vécu, de façon à montrer le lien entre les phénomènes religieux et les conditions où ils se sont produits. Il a été amené ainsi à faire une histoire générale des deux premiers siècles, où l'organisation politique et sociale de l'Empire romain et la vie intellectuelle de la société païenne forment le fond du tableau sur lequel se détachent les aventures des chrétiens; c'est même parfois un empereur, Néron ou Marc Aurèle, qui devient le personnage principal. Quant à l'Histoire du peuple d'Israël, c'est presque autant une histoire politique et sociale qu'une histoire religieuse; aussi la variété des tableaux est-elle chez Renan presque aussi grande que dans l'Histoire de France de Michelet.


La critique et la méthode

Les documents de l'histoire religieuse, chrétienne, juive, presque tous postérieurs aux faits qu'ils racontent, rédigés par des auteurs inconnus, remaniés dans des conditions inconnues, souvent même manifestement légendaires, ne pouvaient être utilisés qu'après de minutieuses opérations de critique de textes et de sources. Ce travail, auquel un homme n'eût pu suffire, Renan n'a pas eu à le faire : il le trouvait fait par plusieurs générations de théologiens. Cette longue élaboration critique, oeuvre de deux siècles d'exégèse, réduisait la tâche à un simple inventaire des résultats acquis. Renan n'a eu qu'à choisir entre les nombreuses solutions proposées par les commentateurs des livres sacrés. Mais, s'il n'a pas eu l'occasion de faire oeuvre originale de critique, il a du moins toujours fait oeuvre personnelle d'examen, ne prenant à son compte aucune conclusion d'un devancier sans l'avoir étudiée; les notes au bas des pages en sont la preuve, et dans le texte même les discussions sur l'origine et l'authenticité des textes tiennent assez de place pour rappeler sans cesse la solide érudition de l'auteur.

Les documents sur le monde juif et sur les chrétiens des premiers siècles sont en quantité si petite et de qualité si médiocre qu'on n'en peut tirer que bien peu de conclusions certaines. Tout ce qu'on sait de Moïse, des Juges d'Israël, de David ou du Christ et des Apôtres, en combien de pages cela tiendrait-il? Si l'on exigeait de ces vieilles histoires la même mesure de certitude que nous réclamons de l'histoire du XIXe siècle, le récit des faits établis remplirait à peine quelques pages. Renan avait assez de critique et d'érudition pour reconnaître le caractère légendaire de la plupart des traditions sur lesquelles il était réduit à opérer. Et comme il ne voulait pas paraître dupe, il a pris soin d'avertir qu'il ne fallait pas croire trop complètement ce qu'il racontait, qu'après tout il n'y croyait pas lui-même. « Il ne s'agit pas en de pareilles histoires de savoir comment les choses se sont passées, il s'agit de se figurer les diverses manières dont elles ont pu se passer. » Et il ajoute avec une bonhomie narquoise : « Toute phrase doit être accompagnée d'un peut-être. Je crois faire un usage suffisant de cette particule. Si on n'en trouve pas assez, qu'on en suppose les marges semées à profusion, on aura alors la mesure exacte de ma pensée. »

Souvent quand les documents lui suggéraient plusieurs « peut-être » différents, il ne prenait pas la responsabilité de choisir entre les solutions contradictoires. Il raconte d'abord comment saint Paul eut peut-être la tête tranchée à Rome, et ensuite comment il périt peut-être dans un naufrage. Parfois il étendait par une interprétation ingénieuse le sens d'un document, de façon à couvrir une lacune trop douloureuse pour l'imagination; c'est ce qu'il a appelé « solliciter doucement les textes. »

Se faisait-il illusion sur la valeur scientifique de ce procédé? Il s'est défendu avec une vivacité contraire a ses habitudes, comme s'il s'était senti touché à un point faible, contre « les .dédains d'une jeune école présomptueuse aux yeux de laquelle toute thèse est prouvée dès qu'elle est négative ». Il cherchait, disait-il, « à tenir le milieu entre la critique qui emploie toutes ses ressources à défendre des textes depuis longtemps frappés de discrédit et le scepticisme exagéré qui rejette en bloc, a priori, tout ce que le christianisme raconte de ses premières origines. » Il se plaisait dans ce juste milieu qu'il qualifiait de « méthode intermédiaire » entre la crédulité et l'excès de critique.

Même les traditions légendaires, il voulait les maintenir dans l'histoire; il s'irritait contre « les esprits étroits à la française qui n'admettent pas qu'on fasse l'histoire de temps sur lesquels on n'a pas à raconter une série de faits matériels certains », leur reprochant, « pour ne pas admettre de fables », de « rejeter de précieuses vérités ». Il n'indiquait pas le procédé pour distinguer des fables ces précieuses vérités, car ce procédé n'existe pas. Mais il se rassurait par la théorie romantique de la couleur locale: « L'historien critique, disait-il, a la conscience en repos quand il s'est étudié à bien discerner les degrés divers du certain, du probable, du plausible, du possible. S'il a quelque habileté il saura être vrai quant à la couleur générale, tout en prodiguant aux allégations particulières les signes de doute et les peut-être. » Ce qui, en langage brutal, revient à dire qu'un homme habile peut avec des faits de détail tous faux ou douteux composer un ensemble vrai et certain.

Renan conservait pour la légende la tendresse des romantiques; peut-être parce qu'elle fournissait à son génie d'écrivain une matière qu'une critique exacte eût trop appauvrie. « La légende, a-t-il dit, naît d'ordinaire d'un mot juste, d'un sentiment vrai transformé en réalité au moyen de violences faites au temps et à l'espace. » Il déclarait la légende des saints « merveilleusement instructive, pour ce qui tient à la couleur des temps, et aux mœurs », et même, parlant de la « période obscure » antérieure à l'histoire certaine, il « l'appelait la partie la plus vraie et la plus importante de l'histoire. » « Un roman, disait-il, est à sa manière un document quand on sait dans quelle relation il est avec le siècle où il fut écrit. » Mais il ne disait pas qu'on ne sait jamais dans quelle relation est la légende avec le siècle qu'elle est censée faire connaître.

L'ignorait-il lui-même? C'est bien peu probable. « Quand la tradition populaire ne sait rien, elle continue de parler toujours », a-t-il dit. Il était dans sa nature de douter bien plus que d'affirmer, et il savait discerner les cas où l'on n'a « pour décider que des raisons de sentiment qui ne s'imposent pas. » S'il fut dupe de la légende, il ne fut sans doute qu'une dupe volontaire; il aimait le parfum du vase, mais il se doutait bien que le vase était vide.

En jouant ainsi avec les légendes et en mélangeant les conjectures aux faits certains, Renan évitait de donner à la vérité historique des contours tranchés, pénibles à l’œil d'un artiste. Son récit baigne dans une atmosphère vaporeuse qui lui donne le charme des grandes oeuvres romantiques. Il a su tirer parti même de la critique pour produire des effets littéraires; chez lui la discussion technique des textes se transforme en un jeu varié d'opinions ou d'images; et l'aride problème d'érudition disparaît derrière le spectacle attrayant du travail d'esprit d'un grand artiste.

L’œuvre d'érudition se fond ainsi avec l’œuvre d'imagination en un ensemble harmonieux où l'on ne peut plus démêler l'art et la science. Le récit chez Renan n'est d'ordinaire que l'analyse des documents cités au bout de la page, l'interprétation est fidèle, et pourtant les traits en sortent transfigurés; du texte insignifiant ou fragmentaire, l'imagination de l'auteur a tiré un tableau pittoresque de mœurs ou une délicate description de sentiments.

Renan ne procède pas, comme les érudits, par propositions abstraites et générales; il raconte et il décrit; les détails concrets abondent pour peindre les actes, les habitudes, et même les motifs. Il s'est représenté le dehors et le dedans de ses personnages. Cette reconstruction n'est possible que par un effort de l'imagination qui étend au passé par analogie les observations faites sur le présent. Toute « résurrection » historique reproduit ainsi le tempérament personnel de l'auteur. Renan était avant tout un fin psychologue (ce qu'on appelait jadis en langue classique un moraliste). Ce qu'il se plaît surtout à évoquer, ce sont les états intérieurs, il excelle dans le « portrait » individuel ou collectif. Mais tout, descriptions, récits, portraits, réflexions et critique, est si parfaitement fondu qu'on échappe à cette impression de mosaïque que produit presque toujours un livre d'histoire.

L'exposition de Renan conserve toujours le caractère artistique. « Je prie le lecteur sérieux de croire que je le respecte assez pour ne rien négliger de ce qui peut servir à trouver la vérité... Mais j'ai pour principe que l'histoire et la dissertation doivent être distinctes l'une de l'autre. L'histoire ne peut être bien faite qu'après que l'érudition a entassé des bibliothèques entières d'essais critiques et de mémoires; mais quand l'histoire arrive à se dégager, elle ne doit au lecteur que l'indication de la source originale sur laquelle chaque assertion s'appuie. » Une fois en règle avec son devoir d'érudit, Renan s'efforce de donner à son public l'impression non de la science, mais de la vie réelle. Ainsi s'explique l'emploi, si fréquent dans l'Histoire du peuple d'Israël, de ces rapprochements contemporains qui ont choqué comme des anachronismes de langue. Quand il appelle Néron « un personnage de mardi-gras, un mélange de fou, de jocrisse et d'acteur, un bourgeois qui se croirait obligé d'imiter dans sa conduite Han d'Islande et les Burgraves », quand il compare David à Abd-el-Kader, ou les prophètes juifs aux anarchistes, c'est qu'il veut, en éveillant des souvenirs familiers, rapprocher du lecteur ces personnages lointains et donner l'impression qu'eux aussi ont été des hommes semblables à ceux que nous connaissons. C'est une façon familière d'affirmer l'unité de l'espèce humaine.

Quant au style historique de Renan, on ne saurait le définir plus exactement que par cette appréciation de M. Monod : « une langue simple et pourtant originale, expressive sans étrangeté, souple sans mollesse, qui avec le vocabulaire un peu restreint du XVIIe et du XVIIIe siècle sait rendre toutes les subtilités de la pensée moderne, une langue d'une ampleur, d'une suavité et d'un éclat sans pareil. »

L’œuvre historique de Renan est plutôt la création personnelle d'un artiste de génie que le travail d'un grand érudit. Mais dans toute la littérature historique du monde on ne trouverait pas une oeuvre où une pensée aussi intelligente se soit exprimée avec autant de grâce et d'élégance.

Autres articles associés à ce dossier

Le dilettantisme de Renan

Charles Renouvier

Renan au travers toute son œuvre, chercha à réconcilier la foi de son enfance avec sa raison d'adulte. Mais comment concilier science et empiri

Quelques idées de Renan

Remy de Gourmont





Articles récents