De l'éducation physique

Emmanuel Kant
Sommaire. — Distinction de l’éducation physique et de l'éducation pratique; des différentes formes de culture

La pédagogie ou la science de l'éducation est ou physique ou pratique. L'éducation physique est celle que l'homme partage avec les animaux, c'est-à-dire les soins qu'il exige. L'éducation pratique ou morale est celle dont l'homme a besoin de recevoir la culture pour pouvoir vivre ou être libre. (On nomme pratique tout ce qui a rapport à la liberté.) C'est l'éducation de la personnalité, l'éducation d'un être libre, qui peut se suffire à lui-même et tenir sa place dans la société, mais qui est capable aussi d'avoir par lui-même une valeur intérieure.

D'après cela l'éducation se compose: 1° de la culture scolastique et mécanique, qui se rapporte à l'habileté: elle est alors didactique (c'est l'oeuvre du professeur); 2° de la culture pragmatique, qui se rapporte à la prudence (c'est la tâche du gouverneur); 3° de la culture morale, qui se rapporte à la moralité.

L'homme a besoin de la culture scolastique ou de l'instruction pour être capable d'atteindre toutes ses fins. Elle lui donne une valeur comme individu. La culture de la prudence le prépare à l'état de citoyen, car elle lui donne une valeur publique. Il apprend par là aussi bien à amener à ses fins la société civile qu'à s'y conformer lui-même. La culture morale enfin lui donne une valeur qui regarde l'espèce humaine tout entière.

La culture scolastique est la première en date. En effet, la prudence présuppose toujours l'habileté. La prudence est le talent de bien employer son habileté. La culture morale, en tant qu'elle repose sur des principes, que l'homme lui-même doit apercevoir, est la dernière; mais en tant qu'elle repose uniquement sur le sens commun, elle doit être pratiquée dès le début, même dans l'éducation physique, sans quoi plus d'un défaut s'enracinerait si bien qu'il rendrait ensuite inutiles tous les efforts et tout l'art de l'éducation. Quant à l'habileté et à la prudence, il faut suivre en tout les années. Se montrer dans l'enfance habile, prudent, patient, sans malice, comme un homme, cela ne vaut guère mieux que de conserver dans l'âge mûr la sensibilité d'un enfant.



A. — DE L'ÉDUCATION PHYSIQUE
Sommaire. — De l'éducation physique proprement dite — De l’allaitement maternel — De la nourriture de l’enfant — De la température qui convient aux enfants — Des maillots. Des berceaux. — Qu'il ne faut pas jouer avec les enfants ni leur céder. — Laisser les enfants apprendre par eux-mêmes, à marcher par exemple, et en général à exercer toutes leurs forces – Empêcher les habitudes de naître. — Ni éducation taquine, ni continuelles caresses. — Se passer aussi de moyens artificiels pour l'éducation de l'intelligence. — Des jeux. — De l'attitude qui convient a l'enfant.

Quoique celui qui entreprend une éducation à titre de gouverneur ne prenne pas assez tôt la direction des enfants pour pouvoir aussi donner ses soins à leur éducation physique, il lui est cependant utile de savoir tout ce qu'il est nécessaire de faire en matière d'éducation depuis le commencement jusqu'à la fin. Lors même qu'un gouverneur n'a affaire qu'à de grands enfants, il peut arriver qu'il voie naître de nouveaux enfants dans la famille, et, s'il a mérité par sa bonne conduite d'être le confident des parents, ils ne manquent pas de le consulter sur l'éducation physique de leurs enfants; il est souvent d'ailleurs le seul savant de la maison. Le gouverneur a donc besoin aussi de connaissances sur ce sujet.

L'éducation physique ne consiste proprement que dans les soins donnés soit par les parents, soit par les nourrices, soit par les gardiennes. La nourriture que la nature a destinée à l'enfant est le lait de sa mère. C'est un préjugé de croire que l'enfant suce en quelque sorte ses sentiments avec le lait maternel, quoiqu'on entende souvent dire: Tu as sucé cela avec le lait de ta mère. Mais il est très important pour la mère et pour l'enfant qu'elle nourrisse elle-même. Toutefois il faut admettre ici des exceptions, dans certains cas extrêmes, causés par un état de maladie. On croyait autrefois que le premier lait que donne la mère après l'enfantement et qui ressemble à du petit-lait est nuisible à l'enfant. Mais Rousseau appela le premier l'attention de la médecine sur la question de savoir si ce premier lait, ne serait pas bon aussi pour l'enfant, puisque la nature n'a rien faut en vain. Et l'on a réellement trouvé que ce lait chasse on ne saurait mieux les ordures que contient le corps du nouveau-né, ou ce que les médecins appellent le méconium, et qu'il est ainsi très bon pour les enfants.

On a élevé la question de savoir si l'on peut nourrir également les enfants avec du lait d'animal. Le lait de tous les animaux herbivores ou vivant de végétaux se caille très vite quand on y ajoute quelque acide, par exemple de l'acide tartrique ou de l'acide citrique, ou particulièrement la présure de la caillette de veau. Or, lorsque la mère ou la nourrice s'est nourrie pendant plusieurs jours de végétaux exclusivement, son lait se caille aussi bien que le lait de vache, etc.; mais si elle se remet à manger de la viande pendant quelque temps il redevient aussi bon qu'auparavant. On en a conclu que ce qui convenait le mieux à l'enfant, c'était que la mère ou la nourrice mangeassent de la viande pendant le temps qu'elles nourrissent. Quand les enfants rendent le lait qu'ils ont sucé, on voit qu'il est caillé. L'acide contenu dans leur estomac doit donc faire cailler le lait plus encore que tous les autres, puisque autrement le lait de la femme n'aurait nullement la propriété de se cailler. Combien donc ne serait-il pas plus contraire à leur santé de leur donner du lait qui se caillât déjà par lui-même! Mais on voit par les autres nations que tout ne dépend pas de là. Les Tongouses, par exemple, ne mangent guère que de la viande, et ce sont des gens forts et sains. Mais aussi tous les peuples de ce genre ne vivent pas longtemps, et l'on peut soulever, sans beaucoup de peine, un grand jeune homme qu'on ne croirait pas léger à le voir. Les Suédois, au contraire, mais particulièrement les nations des Indes, ne mangent presque pas de viande, et cependant les hommes s'y élèvent très bien. Il semble donc que tout dépende de la santé de la nourrice, et que la meilleure nourriture soit celle avec laquelle elle se porte le mieux.

Ici se place la question de savoir ce que l'on choisira pour nourrir l'entant lorsque le lait maternel aura cessé. On a essayé depuis quelque temps de toutes sortes de bouillies; mais il n'est pas bon de donner à l'enfant des aliments de ce genre dès le début. Il faut surtout éviter de lui donner rien de piquant, comme du vin, des épices, du sel, etc. Il n'est pas d'ailleurs étonnant que les enfants montrent tant de goût pour ces sortes de choses. La raison en est qu'elles donnent à leurs sensations encore obtuses une excitation et une animation qui leur est agréable. Les enfants en Russie tiennent sans doute de leurs mères, qui aiment à boire de l'eau-de-vie, le même genre de goût, et l'on remarque que les Russes sont sains et forts. Certes ceux qui supportent ce régime doivent être d’une forte constitution, mais aussi il en meurt beaucoup qui auraient pu vivre sans cela. En effet une excitation prématurée des nerfs entraîne beaucoup de désordres. Il faut même avoir bien soin de ne pas donner aux enfants des boissons ou des aliments trop chauds, car cela les affaiblit.

II est à remarquer en outre qu'on ne doit pas tenir les enfants très chaudement, car leur sang est déjà par lui-même beaucoup plus chaud que celui des adultes. La chaleur du sang chez les enfants est de 110° Fahrenheit, et le sang des adultes n'a que 90°. L'enfant étouffe dans une atmosphère où de plus âgés se trouvent très bien. Les habitations fraîches rendent en général les hommes forts. Il n'est même pas bon pour les adultes de s'habiller trop chaudement, de se couvrir, de s’habituer à des boissons trop chaudes. Aussi faut-il donner aux enfants une couche fraîche et dure. Les bains froids aussi sont bons. On ne doit employer aucun excitant pour faire naître l'appétit chez l'enfant; il faut au contraire que l'appétit soit toujours l'effet de l'activité et de l'occupation. Il ne faut pas laisser prendre aux enfants des habitudes qui deviennent ensuite des besoins. Même dans ce qui est bien, n'employez pas votre art à leur faire de tout une habitude.

Les peuples barbares ne connaissent pas l'usage des maillots. Les sauvages de l'Amérique, par exemple, creusent pour leurs jeunes enfants des trous dans la terre; ils en garnissent le fond avec de la poussière de vieux arbres, afin que l'urine et les immondices s'y absorbent, et que les enfants puissent ainsi rester secs, et ils les couvrent de feuilles; mais, du reste, ils laissent à leurs enfants le libre usage de leurs membres. Si nous enveloppons les enfants comme des momies, c'est simplement pour notre propre commodité, afin de nous dispenser de veiller à ce qu'ils ne s'estropient pas, et c'est pourtant ce qui arrive souvent par l'effet des maillots. Ils sont d'ailleurs très douloureux pour les enfants eux-mêmes, et ils les jettent dans une sorte de désespoir en les empêchant de se servir de leurs membres. On croit alors pouvoir apaiser leurs cris en leur adressant certaines paroles. Mais que l'on enveloppe ainsi un homme fait, et l'on verra s'il ne crie pas aussi et s'il ne tombe pas aussi dans le chagrin et le désespoir.

En général il faut remarquer que la première éducation doit être purement négative, c'est-à-dire qu'on ne doit rien ajouter aux précautions qu'a prises la nature, mais se borner à ne pas détruire sonœuvre. S'il y a un art permis dans l'éducation, c'est celui qui a pour but d'endurcir les enfants. — Il faut donc rejeter les maillots. Si cependant on veut prendre quelque précaution, ce qu'il y a de plus convenable est une espèce de boîte garnie de lanières par en haut. Les Italiens s'en servent et la nomment arcuccio. L'enfant reste toujours dans cette boite et on l'y laisse même pour l'allaiter. On empêche même par là que la mère, en s'endormant la nuit pendant l'allaitement, n'étouffe son enfant. Chez nous beaucoup d'enfants périssent de cette façon. Cette précaution est donc préférable au maillot, car les enfants ont par là une plus grande liberté, et elle les empêche de se déformer comme il arrive souvent par l'effet même du maillot.

Une autre habitude dans la première éducation, c'est de bercer les enfants. Le moyen le plus simple est celui qu'emploient quelques paysans. Ils suspendent le berceau à des poutres au moyen d'une corde, et ils n'ont alors qu'à le pousser: le berceau se balance de lui-même. Mais en général le bercement ne vaut rien. On voit même chez de grandes personnes que le balancement produit l'étourdissement et une disposition a vomir. On veut étourdir ainsi les enfants afin de les empêcher de crier. Mais les cris leur sont salutaires. En sortant du sein maternel, où il n'ont joui d'aucun air, ils respirent leur premier air. Or le cours du sang modifié par là produit en eux une sensation douloureuse. Mais par leurs cris ils facilitent le déploiement des parties intérieures et des canaux de leurs corps. On rend un très mauvais service aux enfants en cherchant à les apaiser aussitôt qu'ils crient, par exemple en leur chantant quelque chose, comme les nourrices ont l'habitude de le faire, etc. C'est là ordinairement la première dépravation de l'enfant; car, quand il voit que tout cède à ses cris, il les répète plus souvent.

On peut dire avec vérité que les enfants des gens ordinaires sont beaucoup plus mal élevés que ceux des grands; car les gens ordinaires jouent avec leurs enfants comme des singes. Ils chantent devant eux, ils les embrassent, ils les baisent, ils dansent avec eux. Ils pensent donc agir dans leur intérêt en courant à eux aussitôt qu'ils crient, en les faisant jouer, etc.; mais les enfants n'en crient que plus souvent. Quand au contraire on ne s'occupe pas de leurs cris, ils finissent par ne plus crier. Il n'y a personne en effet qui se donne volontiers une peine inutile. Si on les accoutume à voir tous leurs caprices satisfaits, il sera ensuite trop tard pour tenter de briser leur volonté. Qu'on les laisse crier, ils en seront bientôt fatigués eux-mêmes. Mais si l'on cède à tous leurs caprices dans la première jeunesse, on perd par là leur coeur et leurs moeurs.

L'enfant n'a sans doute encore aucune idée des moeurs; mais on gâte ses dispositions naturelles en ce sens qu'il faut ensuite lui appliquer de très dures punitions afin de réparer le mal. Lorsque l'on veut plus tard déshabituer les enfants de voir tous leurs caprices aussitôt satisfaits, ils montrent dans leurs cris une rage dont on ne croirait capables que de grandes personnes, et qui ne reste sans effet que parce que les forces leur manquent. Tant qu'ils n'ont qu'à crier pour obtenir tout ce qu'ils veulent, ils dominent en vrais despotes. Quand cesse cette domination, ils en sont tout naturellement contrariés. Et lorsque même de grandes personnes ont été longtemps en possession d'une certaine puissance, n'est-ce pas pour elles une chose pénible que de se voir tout à coup forcées de s'en déshabituer?

Pendant les trois premiers mois environ de leur première année, les enfants n'ont pas la vue formée. Ils ont bien la sensation de la lumière, mais ils ne peuvent pas distinguer les objets les uns des autres. Il est facile de s'en convaincre en leur montrant quelque chose de brillant: ils ne le suivent pas des yeux. Avec la vue se développe aussi la faculté de rire et de pleurer. Or, lorsque l'enfant est parvenu à cet état, il crie avec réflexion, si obscure que soit encore cette réflexion. Il pense toujours qu'on veut lui faire du mal. Rousseau remarque que, quand on frappe dans la main d'un enfant qui n'est âgé que d'environ six mois, il crie comme si un tison ardent lui était tombé sur la main. Il y joint déjà réellement une idée d'offense. Les parents parlent ordinairement beaucoup de briser la volonté de leurs enfants. Mais on n'a pas besoin de briser leur volonté quand on ne les a pas gâtés d'abord. Or la première origine du mal, c'est de se faire l'esclave de leur volonté et de leur laisser croire qu'ils peuvent tout obtenir par leurs cris. Il est plus tard extrêmement difficile de réparer ce mal, et à peine y parvient-on. On peut bien faire que l'enfant se tienne tranquille, mais il dévore sa douleur et n'en nourrit que mieux intérieurement sa colère. On l'habitue par là à la dissimulation et aux émotions intérieures. Il est par exemple très étrange que des parents, après avoir battu de verges leurs enfants, exigent que ceux-ci leur baisent les mains. On leur fait ainsi une habitude de la dissimulation et de la fausseté. Les verges ne sont pas un si beau cadeau, pour que l'enfant en témoigne beaucoup de reconnaissance, et il est aisé de penser de quel coeur il baise alors la main qu'on lui présente.

On se sert ordinairement de lisières et de roulettes pour apprendre aux enfants à marcher. Mais n'est-il pas singulier de vouloir apprendre à marcher à un enfant? Comme si un homme ne pouvait marcher sans instruction. Les lisières sont surtout très dangereuses. Un écrivain s'est plaint autrefois de l'étroitesse de sa poitrine, qu'il attribuait uniquement aux lisières; car, comme un enfant saisit tout et ramasse tout, il s’appuie de la poitrine sur ses lisières. Mais, comme elle n'est pas encore large, elle s'aplatit et conserve ensuite cette forme. Avec tous ces moyens les enfants n'apprennent pas à marcher aussi sûrement que s'ils l'apprenaient d'eux-mêmes. Le mieux est de les laisser se traîner par terre jusqu'à ce que peu à peu ils commencent à marcher par eux-mêmes. On peut prendre la précaution de garnir la chambre de couvertures de laine, afin qu'ils ne se déchirent pas ou ne tombent pas si durement.

On dit ordinairement que les enfants tombent très lourdement. Mais, outre qu'ils peuvent bien parfois ne pas tomber lourdement, il n'est pas mal qu'ils tombent quelquefois. Ils n'en apprennent que mieux à garde l'équilibre et à s'appliquer à rendre leur chute moins dangereuse. On leur met ordinairement ce que l'on appelle des bourrelets, qui sont assez proéminents pour que l'enfant ne puisse jamais tomber sur son visage. Mais c'est une éducation négative que celle qui consiste à employer des instruments artificiels, là où l'enfant en a de naturels. Ici les instruments naturels sont les mains, que l'enfant place devant lui en tombant. Plus on emploie d'instruments artificiels, moins l'homme peut ensuite se passer d'instruments.

En général il serait mieux d'employer d'abord peu d'instruments, et de laisser davantage les enfants apprendre par eux-mêmes; ils apprendraient alors beaucoup de choses plus solidement. Il serait possible, par exemple, que l'enfant apprît par lui-même à écrire. Car quelqu'un l'a bien trouvé une fois, et cette découverte n'est pas en effet si difficile. Il suffirait par exemple de dire à l'enfant qui veut du pain: Pourrais-tu bien le figurer? Il dessinerait une figure ovale. On lui dirait alors qu'on ne sait pas s'il a voulu représenter du pain ou une pierre; il essayerait ainsi de tracer le B, et de cette manière il se ferait à lui-même son propre A B C, qu'il pourrait ensuite échanger contre d'autres signes.

Il y a des enfants qui viennent au monde avec certaines imperfections. On n'a pas alors les moyens de corriger ces formes vicieuses. Il est prouvé par les recherches d'un grand nombre de savants écrivains que les corsets ne peuvent être ici d'aucun secours, mais qu'ils ne servent qu'à aggraver le mal, en empêchant la circulation du sang et des humeurs, ainsi que le développement si nécessaire des parties extérieures et intérieures du corps. Lorsque l'enfant reste libre, il exerce encore son corps, mais un individu qui porte un corset est, lorsqu'il le dépose, beaucoup plus faible que celui qui n'en a jamais porté. Ou ferait peut-être une chose utile à ceux qui ne sont pas nés droits, en plaçant un plus grand poids du côté où leurs muscles sont plus forts. Mais cela aussi est très dangereux; car quel homme peut se flatter de rétablir l'équilibre? Le mieux est que l'enfant s'exerce lui-même et prenne une position, quand même elle serait pénible, car toutes les machines ne font, rien ici.

Tous ces appareils artificiels sont d'autant plus funestes qu'ils vont directement contre le but que se propose la nature dans les êtres organisés et raisonnables: elle demande qu'on leur laisse la liberté d'apprendre à se servir de leurs forces. Tout ce que doit faire l'éducation, c'est d'empêcher les enfants de devenir trop mous. La dureté est le contraire de la mollesse. C'est beaucoup trop risquer que de vouloir accoutumer les enfants à tout. L'éducation des Russes va très loin en ce sens. Aussi meurt-il chez eux un nombre incroyable d'enfants. L'habitude est une jouissance ou une action qui est devenue une nécessité par la répétition fréquente de cette jouissance ou de cette action. Il n'y a rien à quoi les enfants s'habituent plus aisément et il n'y a rien qu'on doive moins leur donner que des choses piquantes, par exemple du tabac, de l'eau-de-vie et des boissons chaudes. Il est ensuite très difficile de s'en déshabituer, et cela occasionne d'abord quelque incommodité, parce que la jouissance répétée introduit un changement dans les fonctions de notre corps.

Plus un homme a d'habitudes, moins il est libre et indépendant. Il en est des hommes comme des autres animaux: ils conservent plus tard un certain penchant pour ce à quoi on les a de bonne heure accoutumés. Il faut donc empêcher les enfants de s'accoutumer à quelque chose, et ne laisser naître en eux aucune habitude.

Beaucoup de parents veulent accoutumer leurs enfants à tout. Cela ne vaut rien. Car la nature humaine en général et en particulier celle des divers individus ne se prête pas à tout et beaucoup d'enfants en restent à l'apprentissage. On veut, par exemple, que les enfants puissent dormir et se lever à toute heure, ou qu'ils mangent à volonté. Mais il faut, pour pouvoir supporter cela, un régime particulier, un régime qui fortifie le corps et répare le mal que fait ce système. Nous trouvons d'ailleurs dans la nature bien des exemples de périodicité. Les animaux ont aussi leur temps déterminé pour le sommeil. L'homme devrait également s'accoutumer à dormir à de certaines heures, afin de ne pas déranger son corps dans ses fonctions. Quant à l'autre chose, qui est que les enfants puissent manger en tout temps, on ne peut pas citer ici l'exemple des animaux. Car, comme la nourriture que prennent les animaux herbivores, par exemple, est peu nutritive, manger est chez eux une occupation ordinaire. Mais il est très avantageux pour l'homme de manger toujours à des moments déterminés. De même certains parents veulent que leurs enfants puissent supporter de grandes chaleurs, les mauvaises odeurs, tous les bruits, etc. Mais cela n'est pas le moins du monde nécessaire; le tout est qu'ils ne prennent aucune habitude. Et pour cela il est bon de placer les enfants en différents états.

Un lit dur est beaucoup plus sain qu'un lit mou. En général une éducation dure sert beaucoup à fortifier le corps. Par éducation dure j'entends simplement celle qui fait, qu'on ne s'habitue point à avoir toutes ses aises. Il ne manque pas d'exemples remarquables pour confirmer cette assertion; mais malheureusement on ne les voit pas, ou, pour parler plus exactement, on ne veut pas les voir.

Pour ce qui est de la culture de l'esprit, que l'on peut bien aussi d'une certaine manière appeler physique, il faut surtout prendre garde que la discipline ne traite les enfants en esclaves, et faire en sorte qu'ils sentent toujours leur liberté, mais de manière à ne pas nuire à celle d'autrui; d'où il suit qu'on doit aussi les accoutumer à rencontrer de la résistance. Bien des parents refusent tout à leurs enfants, afin d'exercer ainsi leur patience, et ils en exigent plus d'eux qu'ils n'en ont eux-mêmes. Cela est cruel. Donnez à l'enfant ce dont il a besoin, et dites-lui ensuite: «Tu en as assez.» Mais il est absolument nécessaire que cela soit irrévocable. Ne faites aucune attention aux cris des enfants, et ne leur cédez pas, lorsqu'ils croient pouvoir vous arracher quelque chose par ce moyen; mais ce qu'ils vous demandent amicalement, donnez-le-leur, si cela leur est bon. Ils s'habitueront ainsi à être francs; et, comme ils n'importuneront personne par leurs cris, chacun en revanche sera bien disposé pour eux. La Providence semble vraiment avoir donné aux enfants une mine riante, afin qu'ils puissent séduire les gens. Rien ne leur est plus funeste qu'une discipline qui les taquine et les avilit pour briser leur volonté.

On leur crie ordinairement: «Fi! n'as-tu pas honte? Cela est indécent!» etc. Mais de telles expressions ne devraient pas se rencontrer dans la première éducation. L'enfant n'a encore aucune idée de la honte et de la décence; il n'a pas à rougir, il ne doit pas rougir, et il n'en deviendra que plus timide. Il sera embarrassé devant les autres et se cachera volontiers à leur aspect. De là naît en lui une réserve mal entendue et une fâcheuse dissimulation. Il n'ose plus rien demander, et pourtant il devrait pouvoir tout demander; il cache ses sentiments, et il se montre toujours autrement qu'il n'est, tandis qu'il devrait pouvoir tout dire franchement. Au lieu d'être toujours auprès de ses parents, il les évite et se jette dans les bras des domestiques plus complaisants.

Le badinage et de continuelles caresses ne valent guère mieux que cette éducation taquine. Cela fortifie l'enfant dans sa volonté, le rend faux, et, en lui révélant une faiblesse dans ses parents, lui enlève le respect qu'il leur doit. Mais, si on l'élève de telle sorte qu'il ne puisse rien obtenir par des cris, il sera libre sans être effronté et modeste sans être timide. Ou ne peut souffrir un insolent. Certains hommes ont une figure si insolente que l'on en craint toujours quelque grossièreté; en revanche il y en a d'autres qu'on juge incapables, en voyant leur visage, de dire une grossièreté à quelqu'un. On peut toujours se montrer franc, pourvu qu'on y joigne une certaine bonté. On dit souvent des grands qu ils ont un air tout à fait royal. Mais cela n'est pas autre chose qu'un certain regard insolent, dont ils ont pris l'habitude dès leur jeunesse, parce qu'on ne leur a jamais résisté.

Tout cela n'appartient encore qu'à la culture négative. En effet, beaucoup de faiblesses de l'homme ne viennent pas de ce qu'on ne lui apprend rien, mais de ce qu'on lui communique des impressions fausses. Ainsi, par exemple, les nourrices donnent aux enfants la crainte des araignées, des crapauds, etc. Les enfants pourraient certainement chercher à prendre les araignées, comme ils font pour les autres choses. Mais, comme les nourrices, dès qu'elles aperçoivent une araignée, montrent leur frayeur par leur mine, cette frayeur se communique à l'enfant par une certaine sympathie. Beaucoup la gardent toute leur vie et se montrent en cela toujours enfants. Car les araignées sont sans doute dangereuses pour les mouches, et leur morsure est venimeuse pour elles, mais l'homme n'a rien à en craindre. Quant au crapaud, c'est un animal aussi inoffensif qu'une belle grenouille verte ou tout autre animal.

La partie positive de l'éducation physique est la culture. C'est par là que l'homme se distingue de l'animal. Elle consiste surtout dans l'exercice des facultés de son esprit. C'est pourquoi les parents doivent fournir à leurs enfants les occasions favorables. La première et la principale règle ici est de se passer, autant que possible, de tout instrument. C'est ainsi que l'on se passe d'abord de lisières et de roulettes, et qu'on laisse l'enfant se traîner par terre, jusqu'à ce qu'il apprenne à marcher par lui-même, car il n'en marchera que plus sûrement. Les instruments en effet ruinent l'habileté naturelle. Ainsi l'on se sert d'un cordeau pour mesurer une certaine étendue, mais on peut tout aussi bien en venir à bout avec la seule vue; on se sert d'une montre pour déterminer le temps, mais il suffirait de consulter la position du soleil; on se sert d'un compas pour connaître dans quelle région une forêt est placée, mais on peut le savoir par la position du soleil pendant le jour et par celle des étoiles pendant la nuit. Ajoutons même qu'au lieu de se servir d'une barque pour aller sur l'eau, on peut nager. L'illustre Franklin s'étonnait que chacun n'apprît pas une chose si agréable et si utile. Il indique aussi une manière facile d'apprendre par soi-même à nager. Laissez tomber unœuf dans une rivière où, en vous tenant debout sur le fond, vous ayez au moins la tête hors de l'eau. Cherchez alors à le saisir. En vous baissant, vous faites remonter vos pieds en haut, et, afin que l'eau ne vous entre point dans la bouche, vous relevez la tête sur la nuque, et vous avez justement la position qui est nécessaire pour nager. Vous n'avez plus besoin alors que de faire agir les mains, et vous nagez. — L'essentiel est de cultiver l'habileté naturelle. Souvent une simple indication suffit: souvent l'enfant lui-même est assez inventif, et il se forge lui-même des instruments.

Ce qu'il faut observer dans l'éducation physique, par conséquent dans celle qui concerne le corps, se rapporte soit à l'usage du mouvement volontaire, soit à celui des organes des sens. Ce qui importe dans le premier cas, c'est que l'enfant s'aide toujours lui-même. Pour cela il a besoin de force, d'habileté, de vitesse, de sûreté. Par exemple on doit pouvoir traverser des passages étroits, gravir des hauteurs escarpées, d'où l'on aperçoit l'abîme devant soi, marcher sur un plancher vacillant. Quand un homme ne peut faire cela, il n'est pas complètement ce qu'il pourrait être. Depuis que le Philanthropinon de Dessau a donné l'exemple, beaucoup d'essais de ce genre ont été faits sur les enfants dans les autres instituts. On est très étonné quand on lit comment les Suisses s'accoutument dès leur enfance à aller sur les montagnes et jusqu'où ils poussent l'agilité, avec quelle sûreté ils traversent les passages les plus étroits et sautent par-dessus les abîmes, après avoir jugé d'un coup d'oeil qu'ils ne manqueront pas de s'en bien tirer. Mais la plupart des hommes craignent une chute que leur représente leur imagination, et cette crainte leur paralyse en quelque sorte les membres, de telle sorte qu'il y aurait en effet pour eux du danger à passer outre. Cette crainte croit ordinairement avec l'âge, et on la rencontre surtout chez les hommes qui travaillent beaucoup de la tête.

De tels essais sur des enfants ne sont réellement pas très dangereux. Car ils ont, relativement à leurs forces, un poids beaucoup moindre, et ils ne tombent pas aussi lourdement. En outre les os ne sont pas chez eux aussi roides ni aussi fragiles qu'ils le deviennent avec l'âge. Les enfants essayent eux-mêmes leurs forces. On les voit souvent, par exemple, grimper, sans même avoir de but déterminé. La course est un mouvement salutaire et qui fortifie le corps. Sauter, lever, tirer, lancer, jeter vers un but, lutter, courir, et tous les exercices de ce genre sont excellents. La danse régulière semble moins convenir aux enfants proprement dits.

L'exercice qui consiste à jeter loin et à toucher un but a aussi pour effet d'exercer les sens, particulièrement la vue. Le jeu de balle est un des meilleurs jeux pour les enfants, parce qu'il s'y joint une course salutaire. En général les meilleurs jeux sont ceux qui, outre l'habileté qu'ils développent, sont encore des exercices pour les sens, par exemple ceux qui exercent la vue à juger exactement de la distance, de la grandeur et de la proportion, à trouver la position des lieux d'après les contrées, en quoi le soleil doit nous aider, etc. Ce sont là de bons exercices. De même l'imagination locale, je veux dire l'habileté à tout se représenter dans les lieux que l'on a réellement vus, est quelque chose de très avantageux; elle donne par exemple la satisfaction de se retrouver dans une forêt, par l'observation des arbres auprès desquels on a précédemment passé. Il en est de même de la mémoire locale (memoria localis), à l'aide de laquelle on ne sait pas seulement dans quel livre on a lu quelque chose, mais dans quel endroit de ce livre. Ainsi le musicien a le toucher dans la tête, afin de n'avoir plus besoin de le chercher. Il est aussi très utile de cultiver l'oreille des enfants, et de leur apprendre ainsi à discerner si une chose est proche ou éloignée et de quel côté elle est.

Le jeu de colin-maillard des enfants était déjà connu chez les Grecs. En général les jeux d'enfants sont très universels. Ceux qui sont usités en Allemagne le sont aussi en Angleterre, en France, etc. Ils ont leur principe dans un certain penchant naturel des enfants; celui de colin-maillard, par exemple, dans le désir de savoir comment ils pourraient s'aider, s'ils étaient privés d'un de leurs sens. La toupie est un jeu particulier; cependant ces sortes de jeux enfantins fournissent aux hommes la matière de réflexions ultérieures et sont quelquefois l'occasion de découvertes importantes. Ainsi Segner a écrit une dissertation sur la toupie, et la toupie a fourni à un capitaine de vaisseau anglais l'occasion d'inventer un miroir au moyen duquel on peut mesurer sur un vaisseau la hauteur des étoiles.

Les enfants aiment les instruments bruyants, par exemple les petites trompettes, les petits tambours, etc. Mais ces instruments ne valent rien, car ils les rendent importuns. Cela vaudrait mieux cependant, s'ils s'apprenaient eux-mêmes à tailler un roseau, où ils pussent souffler.

La balançoire est encore un bon mouvement; les adultes même peuvent s'en servir pour leur santé: seulement les enfants ont besoin ici d'être surveillés, parce que le mouvement peut être très rapide. Le cerf-volant est également un jeu inoffensif. Il cultive l'habileté, car l'élévation du cerf-volant dépend d'une certaine position relativement au vent.

Dans l'intérêt de ces jeux, l'enfant se refuse d'autres besoins, et il apprend ainsi insensiblement à s'imposer d'autres privations et de plus graves. De plus il s'accoutume par là à une continuelle occupation, mais ses jeux ne doivent pas non plus être de purs jeux: il faut qu'ils aient un but. En effet, plus son corps se fortifie et s'endurcit de cette manière, plus il s'assure contre les conséquences désastreuses de la mollesse. Aussi la gymnastique doit-elle se borner à guider la nature; elle ne doit pas rechercher des grâces forcées. C'est la discipline qui doit avoir le premier pas, et non pas l'instruction. Il ne faut pas oublier non plus, en cultivant le corps des enfants, qu'on les forme pour la société. Rousseau dit: «Vous ne parviendrez jamais à faire des sages, si vous ne faites d'abord des polissons.» Mais on fera plutôt d'un enfant éveillé un homme de bien que d'un impertinent un garçon discret. L'enfant ne doit pas être importun en société, mais il ne doit pas non plus s'y montrer insinuant. Il doit, avec ceux qui l'attirent à eux, se montrer familier, sans importunité; franc, sans impertinence. Le moyen de le conduire à ce but, c'est de ne rien gâter, de ne pas lui donner des idées de bienséance qui ne feraient que le rendre timide et sauvage, ou, qui, d'un autre côté, lui suggéreraient l'envie de se faire valoir. Rien n'est plus ridicule chez un enfant qu'une prudence de vieillard, ou qu'une sotte présomption. Dans ce dernier cas c'est notre devoir de faire d'autant plus sentir à l'enfant ses défauts, mais en ayant soin aussi de ne pas trop lui faire sentir notre domination, afin qu'il se forme par lui-même, comme un homme qui doit vivre en société; car, si le monde est assez grand pour lui, il doit l'être aussi pour les autres.

Toby, dans Tristram Shandy, dit à une mouche qui l'avait longtemps importuné et qu'il laisse échapper par la fenêtre: «Va, méchant animal, le monde est assez grand pour moi et pour toi.» Chacun pourrait prendre ces paroles pour devise. Nous ne devons pas nous être à charge les uns aux autres, le monde est assez grand pour nous tous.

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