Bilan de la réforme de 1982

Marc Chevrier
Vingt ans après, quel bilan tirer de la réforme de 1982? Paru dans le journal Le Devoir, le 13 avril 2002.
Les sociétés contemporaines vouant un culte aux anniversaires, le Canada ne manquera pas de souligner le vingtième anniversaire de la réforme de 1982. Le 17 avril de cette année, le Canada s'émancipa officiellement de la Grande-Bretagne en «rapatriant» le pouvoir de modifier sa Constitution, confia aux juges le soin d'appliquer une charte des droits et consacra les droits des peuples autochtones. Au Québec, on retiendra que cette réforme lui fut imposée, malgré l'opposition du gouvernement Lévesque. Vingt ans après, quel bilan pouvons-nous tirer de cette réforme?

Tout d'abord, les adversaires de l'enchâssement d'une charte des droits se sont tus. Si l'exercice que les juges ont fait de leur nouveau pouvoir a prêté flanc à la critique, il est peu de voix qui réclament le rétablissement intégral de la primauté parlementaire. On pourrait certes souhaiter que les juges soient nommés autrement et que leur pouvoir soit mieux encadré; il semble toutefois que la population se soit habituée à leur autorité accrue. La situation canadienne n'est pas unique; le contrôle des lois par les tribunaux se généralise à travers le monde. Même la Grande-Bretagne a suivi le courant; depuis octobre 2000, ses juges appliquent la Convention européenne des droits de l'homme, sans pouvoir annuler les lois incompatibles.

Plusieurs décisions de la Cour suprême ont fait craindre le gouvernement des juges. Les juges ne gouvernent pas au sens strict mais en interprétant, parfois très librement, la Charte canadienne; ils créent des normes, une forme de législation supérieure à celle des élus. Ce faisant, les juges croient pouvoir élaborer des solutions globales à des problèmes politiques ou moraux. Le pouvoir des juges est d'autant plus grand qu'ils interprètent de vagues libellés insérés dans une Constitution semi-écrite dont les principes ne sont pas explicités. Ils se sont même donné le pouvoir de rectifier les textes violant la Charte canadienne, bien qu'ils aient été réticents, depuis l'affaire Vriend, à l'utiliser.

Cependant, depuis le début des années 90, la Cour suprême a desserré l'étau de son contrôle. En proportion, moins de lois et plus d'actes de l'administration sont révisés par la cour. Avec le temps, la cour est devenue moins prompte à annuler les lois, en particulier lorsqu'il s'agit des arbitrages complexes du législateur en matière sociale.

La réforme de 1982 a aussi renforcé le pouvoir d'acteurs autres que les juges. Ainsi les avocats des administrations de la justice exercent un contrôle préalable sur la conformité des projets de lois avec le droit constitutionnel. Sur les procureurs généraux pèse la responsabilité de défendre la justification des lois contestées au nom de la Charte canadienne. Des groupes représentant notamment les autochtones, les femmes et les minorités sexuelles et linguistiques se sont mobilisés pour faire valoir leurs droits devant les tribunaux, souvent à titre d'intervenants. Comme l'admit lui-même l'ex-juge en chef Antonio Lamer, le procès constitutionnel est devenu comparable à une commission parlementaire. Curieusement, ce sont les entreprises privées qui ont intenté le plus de procédures invoquant la Charte. Certains analystes croient aussi qu'en dehors des tribunaux, un réseau formé de commissions gouvernementales et de juristes entretient «l'industrie» de l'action judiciaire.

Les échecs des accords du lac Meech et de Charlottetown ont illustré comment la réforme de 1982, par sa portée symbolique, a brisé le monopole des exécutifs sur la réforme constitutionnelle. Forts de droits leur accordant pouvoir et reconnaissance, des groupes minoritaires ont contesté ces accords contre lesquels ils ont réussi à retourner une partie de l'opinion publique. Il a même fallu consulter la population par référendum sur l'accord de Charlottetown en octobre 1992, une première dans l'histoire du pays.

Une institution centriste

À première vue, ces développements confortent la démocratie au Canada. Les tribunaux sont devenus de nouveaux forums donnant une voix à des minorités mal servies par la démocratie parlementaire. Le contrôle judiciaire a instauré un processus continu de discussion qui permet aux citoyens de remettre en question les lois sur la base de leurs droits.

L'engouement pour l'action judiciaire n'a pas que des effets heureux. Certains craignent que la Cour suprême ne soit devenue captive des groupes «chartistes», au détriment de l'esprit libéral de la Charte. En réalité, la cour s'est comportée comme une institution centriste. Elle s'est réclamée tantôt de l'individualisme libéral au profit de la grande entreprise et des minorités, tantôt d'une vision «providentialiste» des droits pour étendre la protection des lois sociales.

Par ailleurs, on peut se demander si la Cour suprême est apte à traiter les vastes questions dont elle est saisie. Elle a tendance à considérer ses jugements comme des opérations de technique juridique, éprouvant du mal à tenir compte des données sociales complexes sous-jacentes aux contestations. Cela ne l'a pas empêchée d'exiger du législateur qu'il limite le moins possible les droits individuels en se basant sur des études scientifiques, comme si légiférer était une science. Enfin, en absolutisant les droits, la Charte a rendu les débats politiques plus âpres.

Conformisme

La réforme de 1982 a-t-elle fait du Canada une société plus libérale? Oui, certes, si le libéralisme signifie la garantie des droits individuels contre les atteintes de l'État. Par contre, si le libéralisme implique l'idéal d'autonomie qui incite l'individu à penser par lui-même, la Charte canadienne semble avoir engendré une forme de conformisme. Ainsi, les parlementaires reçoivent, sans discuter, les décisions des tribunaux investis d'une autorité infaillible. Papisme légal?

La grande ironie de la réforme de 1982 est que, après avoir enfin doté le Canada d'une procédure d'amendement à lui pour moderniser sa Constitution, cette procédure s'est révélée, à l'usage, plutôt impraticable. Le statu quo est maintenant paré de vertu, et le différend Québec-Canada est laissé pendant. Toutefois, la Constitution, loin d'être gelée, se transforme sous l'impulsion de la créativité judiciaire, comme l'avis de la Cour suprême sur la «sécession» du Québec en fournit l'exemple. Là réside peut-être l'héritage Trudeau: unifier une société dans un Etat qui évolue par le droit, le moins possible par le changement politique.

Autres articles associés à ce dossier

La constitution d’un Québec infiniment petit

Marc Chevrier

Projet de loi 96: beaucoup de bruit pour bien peu de musique

La République associée du Québec et sa constitution

Paul-Gérin Lajoie

Il fut un temps où le Parti libéral du Québec s’était fait le promoteur audacieux d’un nouveau statut constitutionnel pour le Québec

Une constitution écrite pour le Québec

Marc Chevrier

Des élections pour la liberté au Québec! C'est le sous-titre de cet article où, à 15 jours des élections du 26 mars 2007, Marc Chevrier examine

Une démarche d'affirmation: la Charte du Québec

Action démocratique du Québec

Extrait de: Faire enfin gagner le Québec. Rapport du comité constitutionnel de l'Action démocratique du Québec, présidé par Me Jacques Gauthier,

Pour une nouvelle constitution québécoise

Marc Brière

Texte d'un communiqué émis le 15 février 2002.

Constitution québécoise. Extrait du programme du Parti québécois

Parti québécois

Extraits du programme politique du Parti québécois. Adopté lors du XIVe Congrès national du 7 mai 2000.

Au pays des vieux conservateurs

Marc Chevrier

Pourquoi le Québec n'a pas de constitution. Paru dans Le Devoir, 10 avril 2000, p. A-7.

Une constitution pour le peuple québécois

Marc Chevrier

Une constitution serait l'occasion pour le Québec d'affirmer clairement son droit de s'autodéterminer, soit dans un préambule, soit dans des articl

La constitution de l'État du Québec

Un rappel historique: les résolutions des États généraux du Canada français de mars 1969 (extraits)

À la lumière de l'histoire

Gary Caldwell

La juste interprétation des grands événements historiques consécutifs à la conquête du Canada par l'Angleterre est essentielle à la compréhens

Le référendum de 1995 sur la souveraineté

Marc Chevrier

Exemple de l'exercice auquel de nombreux politologues québécois se sont livrés au moment du choix de la question posée lors du référendum de 199

À lire également du même auteur

Anatomie d'une certaine chute
Le cinéma demeure un outil privilégié pour propager par des procéd&eacut

Du royalisme britannique outre-Manche
L'accueil enthousiaste réservé au nouveau roi Charles III est un témoignage

Les abus des «prophètes de la chaire» dans l’enseignement supérieur
Derrière l'œuvre de déconstruction à laquelle semblent se livrer les

La guerre sainte de Poutine
Un regard géopolitique sur les racines religieuses d’un conflit. Compte-rendu de lectur

Libertés techniquement assistées
Les libertés que l'homme contemporain revendique pour lui arrivent rarement telles quelle

Le luddisme numérique
Un article paru le 22 février 2023 dans le Corriere della Sera, un grand quotid

Le cauchemar grammatical. À propos de l’ouvrage Malaise dans la langue française.
Que se cache-t-il derrière l’écriture dite « inclusive » q




Articles récents