La mairie divine ou l’étrange dissociation du monde municipal québécois
Certains événements ont la propriété d’accélérer le cours des choses, de rendre soudainement visibles des tendances, des réalités que l’habitude et l’inconscience enfouissent loin du regard. Les attentats du 7 janvier dernier au journal satirique Charlie Hebdo ont eu cet effet de cristallisation, en provoquant une myriade de réactions diverses, en France et hors de l’Hexagone. Au Québec, alors qu’on avait reproché au premier ministre Philippe Couillard, sur le point pourtant de partir en Europe, de n’avoir pas participé à la grande marche républicaine du 11 janvier dont quarante-quatre dirigeants politiques avaient pris la tête1, le maire de Montréal, Denis Coderre, flairant l’aubaine, ne se fit pas prier pour s’envoler peu après vers Paris et y serrer quelques mains prestigieuses. Reçu en président par le président de la République française, François Hollande, tel un souverain déjà sacré par les urnes montréalaises et recevant une deuxième onction, le maire hyperactif s’est empressé de se recueillir sur les lieux des attentats, devant l’édifice du Charlie Hebdo et le magasin Hyper Cacher.
On a vu le maire multiplier les rencontres, avec la mairesse de Paris, Anne Hidalgo, et la toute nouvelle secrétaire générale de la Francophonie et ex vice-reine du Dominion canadien, Michaëlle Jean. S’investissant de la mission d’engager le dialogue sur le « vivre ensemble », le maire annonça non sans quelque fierté la tenue à Montréal en juin 2015 d’une grande conférence des métropoles du monde sur l’intégration et la sécurité, comme si Montréal devait prendre la tête d’une nouvelle Organisation des villes unies, l’OVU. Non content d’avoir fait le plein de tels trophées, le maire Coderre se rua ensuite vers la capitale éternelle pour y croiser, lors de l’audience générale du mercredi, le pape François, dans l’espoir de l’inviter aux célébrations du 375e anniversaire de Montréal. Il réussit à obtenir du pape un entretien d’une minute, et d’inestimables photographies disséminées dans la médiasphère comme autant d’icônes votives d’où irradient les sourires des deux souverains.
Ce n’est pas la première fois que le maire s’attribue une mission divine. Peu avant son voyage en Europe, il avait réuni, aussitôt après les attentats du 7 janvier, une douzaine de leaders religieux de la métropole, représentants des monothéismes établis, du christianisme jusqu’au sikhisme. L’éditorialiste au Devoir Antoine Robitaille lui posa cette question : « Comment se fait-il que vous ne réunissiez que des leaders religieux, qu’en est-il des athées? ». Embarrassé, le maire Coderre préféra esquiver la question. Le Devoir révéla du reste que la mairie de Montréal avait accepté de prêter son logo à une réunion privée de prière prévue en avril 2015, où prélats, oligarques et technocrates conjugueront credo catholique et bonnes affaires2, suivant une pratique établie depuis 1971.
Cela dit, outre ces faits d’armes rapportés par les médias, il en est un des plus révélateurs de la nature ambiguë et étrange du pouvoir municipal au Québec et au Canada. Quelques mois auparavant, lors du lancement du dernier livre de la chroniqueuse et essayiste Denise Bombardier, au musée Pointe-à-Callières devant un parterre où était convié le tout-Montréal, s’est déroulée une scène unique. L’éditeur des éditions Plon s’était déplacé en personne pour présenter le dernier né de la collection des Dictionnaires amoureux et dire son amour du Québec, éveillé par le célèbre discours du général de Gaulle en 1967, en des termes que n’eussent pas reniés René Lévesque ou Jacques Parizeau. Devant prendre la parole après ce discours patriotique, l’ancien ministre fédéral et canadianiste notoire, Denis Coderre, sut habilement tirer son épingle du jeu. Il rappela à son auditoire qu’il se trouvait à « Montréal, Montréal, Montréal ». Cette formule répétitive a quelque chose qui tient de l’incantation et de la magie. Mais c’est aussi une manière foudroyante de dire que Montréal est une réalité complète, qui se tient debout par elle-même, autoréférentielle, qui ne s’insère ni dans un État, ni dans une communauté plus vaste d’où elle tirerait sa légitimité et ses pouvoirs. Montréal est détachée de tout, elle est, politiquement, une entité dissociée.
L’étrange nature du pouvoir municipal au Québec
Voilà qui nous fait entrer dans le coeur d’une réalité rarement abordée dans les débats politiques au Québec, le pouvoir municipal. C’est une question, il faut le dire, qui n’intéresse à peu près pas les médias lesquels, à l’exception des médias régionaux, y consacrent peu de leur couverture, souvent limitée aux grandes villes et à leurs maires vedettes, dont plusieurs ont été éclaboussés par des affaires de corruption au cours des dernières années. Les universitaires eux-mêmes y consacrent peu de leurs recherches, excepté les urbanistes et quelques spécialistes de la gestion municipale. C’est un sujet en apparence mineur, même si quelques maires au franc parler pittoresque, notamment ceux de Montréal et Québec, savent entretenir le culte de leur personne.
Si on aime bien souligner que le pouvoir municipal forme la porte d’entrée de la démocratie, le premier palier de l’État, celui où gouvernants et gouvernés se voisinent au plus près, il demeure que cette soi-disant proximité ne s’est jamais traduite au Québec par un engouement quelconque pour la démocratie locale. Tout au contraire, beaucoup de maires et de conseillers sont simplement élus par acclamation (56% d’entre eux en 2009); le taux de participation aux élections municipales est plus faible qu’aux élections générales, nationales et fédérales, la tenue simultanée des élections municipales à partir de 2005 n’a guère réussi à remonter significativement ce taux, qui a avoisiné 50% aux dernières élections municipales de 2013 ; les partis municipaux se réduisent souvent à des organisations électorales ad hoc passagères, des « coalitions circonstancielles »3 qui se font et se défont au gré des scrutins.
L’alternance démocratique y est également faible, puisque l’on voit souvent des villes tomber sous l’emprise d’un maire tout-puissant qui additionne les mandats l’un après l’autre, sans compter la corruption qui a gangrené plusieurs administrations municipales, signe sans doute que la vigilance démocratique et que les garde-fous au sein de celles-ci ont perdu de leur efficacité et de leur vigueur. En somme, la démocratie locale au Québec constitue ce qu’on pourrait appeler, dans plusieurs villes du moins, une démocratie molle, mal structurée, qui mobilise et intéresse peu. À ce tableau s’ajoute le constat que la politique municipale au Québec tend à l’apolitisme, c’est-à-dire que les acteurs municipaux n’aiment pas s’identifier à des idéologies et à des clivages politiques qui alimentent la vie politique aux échelons supérieurs – comme l’opposition gauche-droite, entre libéraux et conservateurs ou entre fédéralistes et souverainistes. Les enjeux locaux sont souvent présentés comme des enjeux techniques ou de portée restreinte qui ne regardent pas la communauté nationale. En contrepartie, les politiciens locaux cherchent à tenir leurs citoyens loin des débats qui agitent cette communauté dans son ensemble.
Cet apolitisme rémanent sous-tend une conception communautaire de la politique, réglée sur le consensus et la hantise du conflit. À ce sujet, Laurence Bherer et Sandra Breux écrivent : « [l]’apolitisme est ainsi le reflet d’un certain conservatisme, dans le sens où il est le garant de l’ordre existant et d’un certain nombre de valeurs traditionnelles. »4 Le mode d’élection des maires québécois n’est peut-être pas étranger à ce conservatisme consensualiste; élus directement par leurs électeurs séparément des membres du conseil municipal, les maires se comportent souvent en présidents devant se concilier les appuis des uns et des autres au conseil, notamment quand nul parti majoritaire ne les y soutient. La disposition des conseils municipaux ressemble d’ailleurs plus à l’hémicycle européen qu’aux banquettes parallèles de Westminster.
Intégration et dissociation du pouvoir municipal
Si l’on sort du Québec, on est vite frappé d’une chose. Contrairement à ce que l’on observe au Canada, la vie municipale ne se tient pas à l’écart du système national de partis dans plusieurs pays. C’est-à-dire qu’on trouve dans l’arène municipale les mêmes clivages idéologiques, sinon les mêmes partis politiques qu’à l’échelle nationale ou du pays. Si bien que, par exemple, en France et en Italie, les maires ont une affiliation politique clairement affichée, qui se rattache essentiellement aux partis nationaux; il y a donc des maires de gauche ou de droite, socialistes ou de l’UMP comme en France. Ayant investi la politique municipale, les grands partis nationaux descendent en quelque sorte véritablement jusqu’au premier palier de la démocratie. Un parti est donc national à la fois parce qu’il fait élire des députés dans le parlement national et parce que le parti pénètre tout le maillage des communes du pays; le national rejoint le local, et celui-ci en retour influe sur celui-là.
Nous avons alors affaire à ce qu’on pourrait appeler un système de partis intégré : au lieu de se confiner à un seul palier démocratique – national, régional ou local – les partis sont présents dans tous les paliers, de telle sorte qu’on retrouve dans chacun à peu près les mêmes partis et les mêmes oppositions idéologiques. On observe une telle intégration partisane aux États-Unis, et même au Royaume-Uni, dont le Canada s’est plu à copier le monarchisme parlementaire et où les élus municipaux proviennent du Labour, des Conservatives, des Liberal Democrats, et même du Scottish National Party. Mais au Canada, curieusement, loin d’atteindre à l’intégration, le système politique municipal est demeuré dissocié, sans attache avec les divisions partisanes de la politique provinciale – ou nationale dans le cas du Québec – et fédérale.
C’est en comparant la vie politique municipale québécoise avec celle des pays où domine l’intégration que l’on saisit les conséquences, le plus souvent fâcheuses, de sa dissociation prononcée. Là où l’intégration caractérise la vie partisane, les dimensions nationale et locale sont mieux mêlées dans le débat politique, tant et si bien que les résultats électoraux des élections nationales et municipales s’interprètent les uns à la lumière des autres. Ainsi, en France comme en Italie, les élections locales sont vues comme un grand sondage national dont l’un des enjeux est l’appréciation du bilan du gouvernement en poste au niveau national. Les élections locales confirment ou sanctionnent la gestion et les réformes entreprises par le gouvernement national. Le reproche classique fait à la démocratie représentative est qu’elle dépossède les citoyens de leur pouvoir entre les élections; l’interposition des élections municipales entre les élections générales vient en quelque sorte réduire le temps d’attente et donne à l’électorat un moyen de signifier au gouvernement en place son mécontentement.
Au Québec, les élections municipales se déroulant dans leur univers parallèle et clos, le vote des électeurs n’acquiert pas de signification nationale; on peut difficilement en déduire que la politique du gouvernement à Québec est approuvée ou rejetée. L’intégration du système politique atténue aussi les effets du gouvernement majoritaire, que l’on observe dans plusieurs pays où grâce notamment au mode de scrutin, un parti peut, avec une minorité de voix, remporter une majorité de sièges. Même si un parti est renvoyé dans l’opposition, il peut garder le contrôle de certaines mairies; l’arène municipale devient une base de repli pour se refaire électoralement et donne ainsi à l’opposition des moyens réels de peser sur les choix du gouvernement. Les villes peuvent dès lors jouer le rôle de contre-pouvoirs, qui limitent l’emprise du parti majoritaire sur l’appareil d’État.
Par ailleurs, dans les pays où le système politique est intégré, les municipalités exercent souvent des compétences beaucoup plus étendues que celles qui sont concédées au Québec aux municipalités, lesquelles ne s’occupent, grosso modo, que devoirie, de transport, d’eau et d’aqueducs, d’enlèvement des ordures, d’habitation, d’urbanisme et de loisirs5. Les plus grandes villes ont leur corps policier, mais là s’arrête le domaine de leurs prérogatives. Ailleurs, il n’est pas rare que les municipalités soient associées aux soins de santé, aux services sociaux, à l’éducation, voire à la politique d’environnement, et qu’elles administrent d’autres tâches déléguées par l’État national. On verrait mal un tel transfert de pouvoirs s’accomplir au Québec alors que la vie municipale y demeurerait tributaire d’une multitude de petits partis sans ressources ni idéologie définie, dont les horizons se bornent aux frontières de la municipalité ou de l’arrondissement. Qui plus est, le système municipal québécois ne possède pas de fonction publique locale unifiée; ainsi, chaque ville négocie à la pièce des conventions de travail avec ses employés. Ce morcellement a conduit à l’octroi aux employés municipaux de conditions salariales supérieures à celles des employés de l’État québécois dans plusieurs corps d’emploi, en dépit du fait que les capacités administratives des villes québécoises semblent souffrir de plusieurs lacunes6.
L’intégration de la politique nationale et municipale rend plus visible aux yeux des citoyens que leur ville est un véritable espace civique où se discutent et se décident des questions d’intérêt public et où sont célébrées les grandes étapes de leur vie. Ainsi, en France le registre de l’état civil est confié aux mairies7 et le Code civil français fait obligation aux futurs époux de célébrer leur mariage devant le maire ou l’un de ses adjoints. Dans un texte publié dans Le nouvel Observateur en 1995 le philosophe Régis Debray a opposé la démocratie libérale et la République; si la première repose sur la pharmacie (drugstore) et l’Église (le temple), l’autre a pour lieux névralgiques la mairie et l’école8. Cette formule, pour imparfaite qu’elle soit, a sa part de vérité, surtout quand on songe qu’au Québec, ce sont bien moins les mairies et les écoles, souvent des bâtiments tristes et mal architecturés, que les églises qui ont marqué la vie sociale, relayées par les nouveaux temples du commerce que sont aujourd’hui les centres commerciaux au nom aussi évocateur que « Place Versailles » et où des pharmacies géantes concurrencent les épiciers.
Il est vrai cependant que le Code civil québécois a été modifié au début des années 1980 pour habiliter les maires à célébrer les mariages et les unions civiles, une compétence qu’avait réclamée l’Union des municipalités du Québec9. Cependant, la célébration du mariage devant le maire n’a aucune valeur obligatoire et civique forte; elle est laissée, conformément à l’idéologie personnaliste si prégnante au Québec, au choix des époux qui peuvent opter aussi bien pour le mariage religieux que pour le mariage civil, et célébrer celui-ci devant greffier, notaire autorisé, ou toute autre personne proposée par les époux et approuvée par le ministère de la Justice10. En somme, célébrer son mariage devant un vieil oncle avec un bouquet de brocoli en mains, c’est possible au Québec, puisque le mariage a cessé progressivement d’être vu comme une institution sociale objectivée par l’État pour devenir un simple arrangement intersubjectif noué facultativement devant les pouvoirs publics, vaguement associés, dans le cas des maires, à l’État.
L’un des principaux bienfaits prêtés à la démocratie locale est sa contribution à ce que le philosophe John Stuart Mill a appelé « l’éducation publique des citoyens »11. Pour Mill, les administrations locales sont le principal instrument sur lequel une nation peut compter pour former ses citoyens à l’art du politique et de la démocratie. Il écrit : « Grâce à ces corps locaux, bon nombre de citoyens ont, au-delà du suffrage, la possibilité d’être à tour de rôle élus, et bon nombre aussi, soit par sélection soit par rotation, sont amenés à occuper l’une ou l’autre des nombreuses fonctions exécutives locales. »12 La mairie, ajoute Mill, est l’un des rares lieux démocratiques où le citoyen peut agir sans devoir passer par la procuration d’un représentant élu; elle élargit aussi l’accès au pouvoir à de nouvelles classes en dehors des classes dirigeantes à la tête du pays. Mais toute l’analyse de Mill présuppose une intégration forte du système des partis, et non une fragmentation séparant élus locaux et nationaux dans des mondes disjoints, sans langage commun pour les unir. On peut se demander dans quelle mesure l’éducation populaire est possible dans un système municipal dissocié, où l’expérience acquise dans une municipalité n’est guère considérée comme un moyen d’accéder à des responsabilités nationales. Les municipalités seraient-elles au Québec des écoles politiques bloquées?
La dissociation du monde municipal confère donc au pouvoir local un statut ambigu. Sur le plan strictement juridique, les entités municipales sont des créatures du pouvoir législatif de l’État provincial, et dépendent de lui pour la détermination de leurs compétences et de leurs ressources fiscales. On peut même soutenir, comme l’a fait brillamment Guillaume Rousseau dans une thèse de doctorat en droit, que dans ses rapports avec les municipalités, l’État québécois s’apparente à un État unitaire13. Mais en réalité, comme elles sont séparées de la vie politique nationale, les municipalités ont démontré leur capacité de résister aux tentatives du pouvoir national de les regrouper ou de changer leur statut. On pense à la tragi-comédie des fusions municipales amorcées sous le gouvernement de Lucien Bouchard, en 2000, qui se termina sous le gouvernement libéral de Jean Charest par plusieurs défusions de municipalités qui venaient d’être regroupées par le gouvernement précédent, essentiellement des villes à majorité anglophone, désireuses d’échapper à tout pouvoir francophone et de maintenir « l’entre soi » sociolinguistique. Ce qui montre les limites du pouvoir que l’État québécois peut exercer à l’égard de ces villes qui comptent parmi les plus fortunées du Québec, voire du Canada, comme Westmount et Hampstead.
Retour sur les origines du système municipal québécois
L’emprise de la communauté anglo-québécoise sur plusieurs institutions municipales est ancienne et précède la création de l’État du Québec en 1867. Avant 1840, sous le régime de l’Acte constitutionnel de 1791, seules Québec et Montréal, qui comptaient une population britannique considérable, avaient été incorporées comme cités, dans un contexte où les Patriotes avaient tenté en vain de transformer les fabriques de paroisse en administrations locales démocratiquement élues14. Le régime municipal québécois trouve son origine dans les ordonnances adoptées par le gouverneur sous le régime martial – qui dura près de quinze mois, notamment à Montréal –après les rébellions de 1837-38, conformément au plan d’anglicisation du Bas-Canada de Lord Durham qui s’avisa de décentraliser la vie politique sur le modèle des institutions locales anglaises.
Les Canadiens français boudèrent le système de municipalités locales et régionales soumises au contrôle du gouverneur, si bien qu’en 1845, les ordonnances furent remplacées par une loi qui érigeait les paroisses, les cantons et les municipalités existantes en corporations municipales administrées par des conseillers élus parmi lesquels était désigné le maire. De plus, ces nouveaux conseils municipaux étaient exemptés des contrôles que le gouverneur s’était donnés dans ses ordonnances. Cette loi confirmait toutefois le partage du monde municipal entre, d’une part, les cantons et les deux grandes villes sous influence de leur puissante communauté anglo-britannique, et d’autre part, les paroisses, sur la base desquelles les Canadiens français ont apprivoisé peu à peu la démocratie locale. D’ailleurs, la communauté anglophone s’empara rapidement des postes névralgiques, comme la mairie de Montréal, qui compta à partir de 1840 plusieurs maires anglophones.
En 1847, le gouvernement de l’Union adopta une loi visant l’abolition des municipalités de paroisse et de cantons, devant être remplacées par des municipalités de comté, loi qui suscita la vive opposition de la députation canadienne-française. Ce fut seulement après l’obtention du gouvernement responsable en mars 1848 et l’abolition de l’unilinguisme législatif imposé par l’Union de 1840 que le Canada français se réconcilia avec ses institutions locales, associées jusqu’alors au projet d’assimilation esquissé par Lord Durham. Ainsi, en 1855, année de l’abolition du régime seigneurial, le parlement de l’Union réorganisa le système municipal de l’ancien Bas-Canada, en introduisant un système à deux paliers : municipalités de paroisse et de canton, d’un côté, municipalités de comté, de l’autre. Mais seuls les maires de Montréal et de Québec étaient élus au suffrage direct, alors que les maires des municipalités locales étaient désignés par les membres du conseil. L’Acte des municipalités et des chemins du Bas-Canada de 1855 remporta ainsi l’adhésion des Canadiens Français, parce qu’il s’appuyait à la fois sur leur sentiment national et sur leur attachement aux identités locales cristallisées dans les paroisses 15. Ce qui explique que sous le régime de l’Union, les Canadiens français se détournèrent peu à peu de la vie politique nationale pour se replier dans les municipalités et les commissions scolaires, plus proches de leur conception paroissiale de la communauté que le parlement de l’Union, livré aux marchands et industriels et aux batailles d’idées semant la discorde.
On notera que les commissions scolaires, créées en 1845 et 1846, parallèlement aux municipalités de paroisse et de canton de jadis16, sont devenues des administrations locales également dissociées, spécialisées en matière d’école primaire et secondaire; elles constituent les reliques de ce monde révolu où le découpage des commissions scolaires épousait l’organisation paroissiale du territoire. Elles ont survécu jusqu’ici, à force de réformes et de réduction de leur nombre, au désaveu massif des Québécois qui boudent systématiquement les élections scolaires; d’ailleurs, en novembre 2014, le taux de participation aux élections scolaires est tombé sous la barre des 5%, signe que la démocratie scolaire au Québec est morte. Les commissaires scolaires, pour le petit nombre d’entre eux qui sont élus à la suite d’une élection et non d’une acclamation, vivent aussi dans leur univers électoral parallèle sinon autiste, sous la bannière d’obscurs partis inconnus du grand public. Ce qui illustre autrement la bizarrerie du monde municipal québécois, actuellement divisé en deux systèmes dissociés : si ces commissions scolaires devaient être abolies et leurs responsabilités remises pour une bonne part aux municipalités, comment une telle réforme serait-elle possible et démocratiquement solide si celles-ci continuent de s’appuyer sur une base partisane aussi faible et déconnectée?
Les bornes municipales du projet national québécois
Tout compte fait, la dissociation persistante du monde municipal au Québec a mis un frein majeur à la construction d’un véritable État national québécois. Les souverainistes, et même dans une certaine mesure les fédéralistes, de Jean Lesage à Robert Bourassa, ont ambitionné de faire du Québec un État certes plus national, plus compétent, mieux outillé, capable d’offrir une couverture sociale étendue et d’orienter le développement économique. Il était destiné soit à l’indépendance, soit à une plus grande autonomie au Canada, seulement les élites québécoises ont présupposé que ce vaste programme devait se réaliser essentiellement vis-à-vis du pouvoir fédéral; or il leur restait aussi à le réaliser vis-à-vis du pouvoir local, en en faisant le marchepied de la démocratie et de l’État au Québec. En somme, elles ont voulu construire leur État national par le haut, en négligeant toutefois de le faire aussi par le bas, bien qu’elles n’aient eu paradoxalement de cesse de parler de développement régional, de décentralisation et de gouvernance locale. Leur mot d’ordre a été : « Fonçons vers l’avant, dans l’attente du grand soir ou de la grande réforme salvatrice, et abandonnons notre base arrière. » Ce qui donne à la politique québécoise ce côté si désespérément gesticulatoire, vain et pantalonesque digne de la commedia dell’arte. Et c’est pourquoi aussi l’État québécois, symboliquement, ne dépasse guère le
périmètre de la colline parlementaire à Québec, puisque les élites politiques ont trouvé naturel que les villes demeurent à l’écart de la nation.
C’est le juriste italien Balde de Ubaldis (1327-1400) qui fut le premier penseur à opposer l’autonomie juridique des cités italiennes au pouvoir impérial de son époque. Il récupéra le concept usité à son époque d’universitas, ou corporation, pour l’appliquer à un regroupement de citoyens, un corps politique fictif. « La Cité agit en tant que corporation immortelle par le truchement de ses membres mortels regroupés dans l’universitas. » écrit l’historien du droit et magistrat Jean Picq17. En voyant le maire de Montréal se mêler d’affaires divines, on se dit que c’est peut-être un signe que les Québécois, après s’être bercés du rêve d’avoir leur État national, glissent insensiblement vers un monde impérial dominé par les cités en réseaux, les communautés de foi et les fiefs privés.
Notes
1 Voir l’éditorial d’Antoine Robitaille, Dur contraste, Le devoir, 4 février 2015.
2 Jeanne Corriveau, « L’appui de Montréal à un déjeuner religieux dérange », Le devoir, 29 janvier 2015.
3 Jean-Pierre Collin et Jacques Léveillée, « L’organisation municipale au Canada. Un régime à géométrie variable, entre tradition et transformation », l’Institut de Ciències Polítiques i Socials (ICPS) de l’Universitat Autònoma de Barcelone, 2003, p. 33.
4 Laurence Bherer et Sandra Breux, « L’apolitisme municipal », Bulletin d'histoire politique, vol. 21, n° 1, 2012, p. 18.
5 Voir La Loi sur les compétences municipales, Lois refondues de l’État du Québec, chapitre c-47.1.
6 Anne Mevelec, La construction politique des agglomérations. Logiques politiques et dynamiques institutionnelles. Une comparaison franco-québécoise, Thèse de doctorat en science politique et développement régional, co-tutelle de l’université Rennes 1 et de l’université du Québec à Chicoutimi, 2005, p. 78.
7 Article L2122-32, Code général des collectivités territoriales, Loi 96-142 de la République française, 1996-02-21.
8 Régis Debray, « Êtes-vous démocrate ou républicain? », Le Nouvel Observateur, 30 novembre-6 décembre 1995, p. 115-121.
9 Voir Le mémoire présenté à la Commission des institutions sur le projet de loi 50, le 13 mars 2002.
10 Voir article 366, Code civil du Québec, disponible sur le site de Lexum : http://ccq.lexum.com/ccq/fr#!fragment/art366 .
11 John Stuart Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif, Paris, Gallimard, 2009, p. 242.
12 Ibid., p. 242-243.
13 Guillaume Rousseau, L’État unitaire et la décentralisation en France et au Québec : identité nationale et identités régionales, Thèse de doctorat en droit, co-tutelle de l’université Laval, de l’université de Sherbrooke et de l’université Paris 1, 2013, p. 24.
14 Ibid., p. 97-99.
15 Ibid, p. 150.
16 Guy Rocher, « L'administration scolaire », Recherches sociographiques, vol. 9 no 1-2, janvier-août 1968, p. 35-43.
17 Jean Picq, Histoire et droit des États, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2005, p. 105.