Shakespeare à Ottawa

Jean-Philippe Trottier
« Away, and mock the time with fairest show :
False face must hide what the false heart doth know. » Macbeth


Clameur sur la colline parlementaire à Ottawa. Le gouvernement libéral minoritaire de Paul Martin survit de justesse au vote sur le budget, lequel devra malgré tout subir d'autres lectures. L'opposition conservatrice-Bloc québécois menaçait l'unité du pays. Le pays est sauf, encore une fois…

C'est au nom de l'unité nationale que le parti libéral a créé le programme des commandites censé redorer l'image du fédéralisme au Québec moyennant une avalanche de dollars et de drapeaux canadiens, suite à la courte victoire du Non au référendum de 1995. La dilapidation des fonds et la corruption passèrent en arrière-plan de cette mesure de salut public. Sans compter l'insulte faite à un peuple que l'on pensait acheter.

C'est au nom de l'unité nationale, “after agonizing soul searching", que Belinda Stronach aura trahi son parti conservateur dont elle n'avait pas obtenu la direction, pour passer dans les rangs du parti libéral, grâce au réel génie de David Peterson, ancien premier ministre de l'Ontario. Marchandant au passage cette douloureuse décision contre le poste de ministre des Ressources humaines, tant Paul Martin était désespéré de garder le pouvoir. Sacrifiant par ailleurs et sans prévenir son nouvel ami de cœur Peter Mackay qui par hasard se trouvait être numéro deux du même parti conservateur. « Pauvre femme », aurait dit Molière si madame Tartuffe avait existé. À gauche de son parti, elle avait malgré tout voté contre les libéraux lors d'une motion de défiance à peine une semaine auparavant et assisté aux réunions secrètes du parti conservateur quelques jours avant sa conversion.

Paul Martin s'est récemment réveillé de son assurance en promettant des milliards de dollars dans les prochaines années en ententes diverses avec les provinces (Terre-Neuve, Nouvelle-Écosse, Saskatchewan, Ontario) et le Nouveau Parti démocrate (4,6 milliards de dollars de plus dans le budget amendé) au point où l'on commençait à s'inquiéter de ces soudaines générosités. Il est même allé acheter - en vain - le député indépendant David Kilgour en accordant 170 millions de dollars de plus pour envoyer une centaine de soldats canadiens au Darfour, ce que le Soudan a refusé. Il paraît même que le député conservateur Gurmant Grewal aurait été approché pour échanger sa neutralité contre un poste de sénateur et celle de sa femme contre celui d'ambassadrice du Canada à l'étranger.

Nous avons eu droit en quelques jours au condensé et à l'hyperbole de la vie politique canadienne : l'achat de faveurs contre l'adhésion, au nom des plus hautes valeurs morales, au parti au pouvoir. L'unité nationale est certes un mantra moral, quasiment religieux, qui permet de frapper d'anathème et de taxer de « péché contre l'esprit » tout ce qui en dévie plus ou moins. L'autre mantra réside dans les valeurs canadiennes de tolérance, de respect de la différence, de droits inaliénables et qui trouvent leur illustration dans la défense de l'avortement, du mariage gai, de l'universalité multiculturelle, sans que l'on se penche trop sur la portée ou le sens de ces questions lourdes de conséquences. C'est ici que les libéraux ont eu la partie facile jusqu'à présent : qui contrôle le langage contrôle le sens à donner au réel et, en bout de ligne, détient le pouvoir. Exeunt ainsi les conservateurs réactionnaires et frustrés ou les séparatistes québécois geignards, ingrats et ethniques. Quant à la gabegie, elle sert une cause transcendante et on la pardonne. Pureté morale oblige.

Ce qui ressort de la courte victoire de Paul Martin est moins le triomphe que le décalage de plus en plus criant entre la noblesse de vues et les moyens mis en œuvre pour l'incarner. Le cinéaste russe Nikita Mikhalkov disait du régime soviétique, peu après son effondrement, que l'écart entre le slogan et la réalité avait rendu de plus en plus intolérable leur conjonction. C'est ce à quoi on assiste ici, dans des proportions certes moins dramatiques. N'oublions pas aussi que Luther s'était insurgé entre autres contre le trafic des indulgences à Rome, ce jumelage nauséabond entre l'argent et les faveurs célestes : son excommunication signala le début de la Réforme.

Il n'y a pas qu'une coïncidence ici entre ce terme et le parti Reform dont est issu le parti conservateur canadien. Il y a effectivement un risque réel de schisme entre l'Ouest qu'il représente et l'Ontario central sur lequel repose désormais le parti libéral… pour le plus grand bonheur du Québec qui y voit un écho de son désir d'indépendance. Quoi de plus frustrant en effet que de se voir siffler une courte victoire en juin 2004 puis une probable défaite du gouvernement en mai 2005 alors que les vents semblaient favorables mais ont été déviés par machination et nomination politique? L'eldorado du pouvoir entrevu et perdu est infiniment plus enrageant que si celui-ci était demeuré lointain. Il ne s'agit plus ici de questions de langues, de cultures ou de peuples fondateurs mais de divergences morales, économiques, environnementales et de gouvernance. L'Ouest commence à avoir son propre discours, un langage de plus en plus capable de saper celui des libéraux, du moins si l'on en juge par le basculement progressif de l'opinion publique nord-américaine à droite. Un phénomène auquel les Québécois se flattent d'être étrangers, pour l'heure seulement.

Victoire à la Pyrrhus, donc, et urgence de trouver, avant l'échéance électorale du début 2006, une humilité et un nouveau discours capable de véritablement confédérer un pays qui se divise de plus en plus en régions. C'est loin d'être acquis si l'on en juge par l'absence de remerciements, le soir du vote, du premier ministre à l'endroit de ses alliés de circonstance. Victoire à la Pyrrhus pour un Paul Martin dont on peut dire, comme Macbeth de lui-même : « I have no spur / To prick the sides of my intent, but only / Vaulting ambition, which o'erleaps itself, / and falls on the other. » On peut dire que sans Macbeth il n'y aurait pas eu Lady Macbeth, que la faiblesse du premier explique la force de la seconde. Ou que sans Paul Martin, il n'y aurait pas Belinda Stronach. Ce couple shakespearien ira aussi loin que la mollesse, la passivité et l'amnésie de l'électorat canadien leur permettra, si l'on se fie à la remarque de Tocqueville qui s'exclamait en 1851 : « Quelle triste chose que sur toute la terre les gouvernements soient toujours précisément aussi coquins que les mœurs de leurs sujets peuvent leur permettre de l'être! »

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