Des mains sales aux mains vides
Jean-Philippe Trottier a étudié la musique à McGill et au Conservatoire de Montréal ainsi que la philosophie à La Sorbonne (Paris IV). Journaliste et essayiste polyglotte, il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont le plus récent, Les illusions dangereuses (Artège) porte sur ces "idéologies nouvelles qui nous asservissent". Il est également animateur à Radio Ville-Marie.
Entre les mains sales et les mains vides, il vaut mille fois mieux choisir la seconde option car, au moins, elle est réelle et seule capable de ressusciter, dans son essence, ce catholicisme qui nous a faits.
- Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?
- Si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as déposé, et moi, j’irai le prendre.
- Jésus lui dit : « Marie ! » S’étant retournée, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni !» c’est-à-dire Maître!
Jésus lui dit alors : Ne me touche pas; car je ne suis pas encore monté vers mon Père.
Jean, 20, 15-17
Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut à leurs regards.
Luc, 24, 31
A) Constat
Quelle chance nous avons, nous les festifs qui avons congédié le catholicisme son intelligence du rituel, son cérémonial, son sens de l’universel, son langage de la souffrance et de la plénitude! Notre société n’est plus formatée selon les préceptes moraux ou sociaux de l’Église. Héritiers incertains et imprudents de Pic de la Mirandole, nous n’avons en bout de ligne été faits ni célestes ni terrestres, mortels ou immortels, afin que de nous-mêmes, librement, à la façon d’un bon peintre ou d’un sculpteur habile, nous achevions notre propre forme (Discours sur la dignité de l’homme, passage servant d’épigraphe à l’Oeuvre au Noir de Marguerite Yourcenar).
Encore fallait-il être bon peintre ou sculpteur habile pour achever nous-mêmes notre propre forme, pour forger notre loi au lieu de suivre docilement celle de l’institution. Nous avons pensé qu’à coups de lyrisme, l’autonomie succéderait à l’hétéronomie, que nous troquerions par enchantement la gangue informe pour l’oeuvre achevée. Seulement, il ne suffisait pas d’abandonner le langage de la servitude; il fallait conquérir celui de la liberté. Difficile vocabulaire, âpre conquête jonchée d’enthousiasmes avortés, jamais acquise, toujours à refaire.
Notre modernité a ainsi remplacé les vieilles antiennes par des hymnes nouvelles, grisantes et martiales. Elle a pressé le vin nouveau et, exaltée d’elle-même, a triomphalement remisé le vieux dogmatisme et l’étouffant monolithe obscurantiste au musée de la grande noirceur afin que les nouvelles générations n’oublient pas le combat, davantage tranquille que modestement courageux.
B) La Sainte Inclusition : tout a changé, rien n’a changé
Phénomènes concomitants. Nous sommes allés à la fois trop vite dans la libération et pas assez loin dans le processus. Trop vite quand on pense que l’Europe a pris au moins trois siècles pour accéder à la modernité, alors que nous nous y sommes goulûment engouffrés en à peine dix ans. Pas assez loin car le substrat de nos ardeurs, davantage chatouillé que bousculé, n’a finalement pas bougé.
En effet, notre abandon ou rejet brutal du religieux cache mal la difficulté de trancher une fois pour toutes avec l’imagerie et le formatage catholique. Les braises en sont encore fumantes et la flamme, potentiellement contagieuse. Cette flamme, c’est le jupon clérical d’antan, c’est la hiérarchie qui dictait le bien et le mal. En l’espèce, la boursouflure messianique et ultramontaine inaugurée par l’épiscopat de Mgr Bourget, puis renforcée sous celui de Mgr Laflèche. Plus d’un siècle plus tard, et pour nous convaincre de la continuité profonde, nous avons gardé la même grandiloquence comme en font foi le ton moralisateur des progressistes, les proclamations vertueuses qui claironnent que le Québec sera la société la plus égalitaire, la plus féministe, homophile, ouverte, écologique, inclusive.
La phrase de Tancrède Falconeri, neveu du prince Salina, dans le Guépard, revient alors nous hanter, lapidaire, sans appel : Se vogliamo che tutto rimanga com'è, bisogna che tutto cambi. Si nous voulons que rien ne change, il faut que tout change. Mais il faut que tout change vite, trop vite, afin que les réflexes sous-jacents demeurent les mêmes. La fièvre révolutionnaire, même tranquille, ignore les inflexions lentes et profondes; elle a donc pour fâcheuse habitude de revenir au point de départ. C’est bête comme chou, Copernic nous l’avait déjà enseigné.
La fièvre révolutionnaire, même tranquille, ignore les inflexions lentes et profondes; elle a donc pour fâcheuse habitude de revenir au point de départ.
C) Nous sommes religieusement athées
Nous ne sommes donc pas allés assez loin dans l’oblitération du catholicisme. Et notre athéisme le plus sauvage n’est que de façade; nous sommes en fait religieusement athées et avons troqué la foi du charbonnier pour l’athéisme du charbonnier, pour reprendre le mot de Thibon. Comment alors être sérieux et choisir entre la franche oblitération ou la franche fidélité? Comment s’engager sur la voie de la pureté qui est la seule à même de nous sauver alors que nous avons perdu le vocabulaire de ce que nous congédions?
C’est une question de ton juste et de juste connaissance de soi, aux points du vue tant individuel que collectif, car il faut bien partir d’une aperception claire de ce que nous sommes. On ne quitte pas un rivage brumeux et marécageux. Autrement dit, notre grandiosité ou notre misérabilisme, qui ne sont au fond qu’une seule et même chose, nous engluent dans un catholicisme ou un non-catholicisme mal défini ou pire, indéfini; dans un ni-ni approximatif. Pour s’y maintenir, rien de mieux qu’une fuite en avant faite de règles et d’interdits, décrochés de la foi et du dogme.
D) Les mains sales, les mains vides
Ne soyons donc pas en deshérence à moitié. Ne soyons pas borgnes et ne boitons pas. Faute de revenir à la maison du Père, soyons carrément orphelins, aveugles et immobilisés. Nous n’aurons alors le choix que du trivial ou de l’authenticité. C’est après tout le destin d’Oedipe et de saint Paul, tous deux aveuglés de voir la vérité; le premier terminant son errance dans une sérénité au-delà du bonheur et du malheur, le second recouvrant une autre vue, celle du Christ.
Ne soyons donc pas en deshérence à moitié. Faute de revenir à la maison du Père, soyons carrément orphelins, aveugles et immobilisés.
Ainsi, la fidélité à ce catholicisme profond nous intime paradoxalement de le passer au creuset et, le regard lavé, d’en trier les scories et le frémissement divin. Car, comme disent les bouddhistes, si tu vois le Bouddha, tue-le! Et, en écho, suivant le taoïsme, le Tao qu’on saurait exprimer n’est pas le Tao authentique. En langage chrétien, les disciples d’Emmaüs, Marie-Madeleine face au jardinier, Nicodème nous disent la même et seule chose : la vérité, sitôt reconnue, s’évanouit et la foi, manifestée dans le rituel immémorial et mystérieux, peut alors donner sa pleine mesure et son fruit le plus achevé.
Entre les mains sales et les mains vides, il vaut mille fois mieux choisir la seconde option car, au moins, elle est réelle et seule capable de ressusciter, dans son essence, ce catholicisme qui nous a faits.