La renaissance de la Renaissance
Article paru dans le journal Le Devoir, en 1979, à l'occasion d'une exposition Marius Dubois au Musée des Beaux-Arts de Montréal.
Si la peinture est liée aux autres manifestations d'un peuple et d'une époque, l'œuvre de Dubois, en raison des habitudes qu'elle brise, devrait faire accourir et discourir les représentants de toutes les disciplines et de toutes les conditions sociales et culturelles, à commencer par ceux qui, intimidés par le pédantisme abstrait, et n’osant pas croire qu’autre chose est possible, ont carrément renoncé à l’art.
L'œuvre de Dubois, c'est la beauté qui sort de l’oubli, comme la Vénus de Botticelli est sortie de la mer. C'est la renaissance de la Renaissance. On aperçoit des profils grecs au milieu des formes italiennes et déjà, dans ces imitations réjouies, on voit poindre une manière propre obligeant à penser qu’il s'agit sans doute d'un grand commencement et non d'une simple réminiscence. Le dépaysement est total, peut-être parce qu'il s'agit en réalité d'un empaysement. On est si éloigné des sommets abstraits de la peinture contemporaine qu’on a le sentiment d'être devant un anachronisme doublé d'un contresens géographique: le ciel de Québec pas celui de la Toscane ou de l'Arcadie. 0n pense d’abord qu`il s’agit, pour l'esthétique classique, d’un chant du cygne retardé et repoussé aux confins de l'Occident. Mais même si elle n'était que la copie inspirée d'une maison ancienne, l'œuvre de Dubois souleverait une question passionnante, quel est donc ce grand courant souterrain qui resurgit tout à coup, telle la nymphe Aréthuse entrant sous terre en Grèce avec les eaux de l'Alphée, pour reparaitre en Sicile sous la forme d'une fontaine?
Mais l'œuvre de Dubois a trop d’affinités avec le Nouvel Âge pour qu’on puisse exclure l'hypothèse d’un grand commencement. Aux Hospices de Beaune, on nous invite à prendre une loupe pour mieux admirer les détails du Jugement Dernier de Roger Van der Weyden. C'était l'époque où chaque poil d'une fourrure faisait l'objet d'un coup de pinceau particulier. Avec la même loupe on éprouve le même émerveillement devant les tableaux de Dubois. Ce besoin de la perfection dans le détail, ce sens de l'analogie qui amène à traiter l'élément comme s'il était déjà l’ensemble, supposent non seulement un intérêt passionné pour la nature et ses prolongements humains, mais encore une vision nouvelle du monde. Au début de notre ère, le monde a d'abord été comparé à une horloge pour être livré ensuite au hasard, à l'émiettement, à l'abstraction et à la manipulation des ingénieurs. Pour Marius Dubois, il est redevenu un objet de contemplation, un être si vivant et si autonome qu'on éprouve le besoin de s'imprégner de sa forme avant de songer à le transformer. Ce peintre est le représentant du mouvement écologique dans ce qu’il a de meilleur.
Le motif écologique revient fréquemment dans les divers thèmes traités. L’un des tableaux, une miniature, représente un paysage d'Arcadie, lieu rêvé de tous ceux qui recherchent l'harmonie entre l’homme et la nature. « Et in Arcadia ego ». C’est ce célèbre tableau de Nicolas Poussin qui a inspiré à René Dubos ses plus belles pages, celles où il traite des rapports entre la vie arcadienne et la civilisation faustienne, à la fin de Les Dieux de l'Écologie.
Un tableau intitulé la Récolte douloureuse nous montre un visage humain recouvert de feuilles mortes, avec, au second plan, des homoncules peinant pour abattre un arbre et pour récolter des feuilles qui paraissent plus lourdes qu'eux-mêmes. Intitulé l’Archange saint Michel, un hiver cristallin nous éblouit tout à coup, mais les visages humains qui s'y découpent n’ont rien perdu de leur finesse et de leur mobilité. Plus encore que la redécouverte de la nature, c’est la redécouverte de l’homme qui étonne, qui émeut et qui réjouit dans l'œuvre de Dubois. Voici enfin des corps épanouis. Pour le Québec, c’est une première renaissance. On a le sentiment que les formes figées de Lemieux ont reçu le souffle de la vie, que le corps et l'âme se sont enfin réconciliés, et si bien que la neige elle-même ne peut les séparer. Si la mort et le monstre n’ont pas encore complètement disparu, ils ont dans le regard je ne sais quoi de doucement surréaliste qui nous les rend familiers, tels cette femme dans la Piscine ou cet homme dans l’0iseau de Nuit. L'amour aussi renaît: libre, innocent et léger. Et il nous donne ces deux corps faisant la sieste en souriant de tous leurs membres. Saluons ce miracle qui doit sans doute beaucoup à certaines mutations survenues ces dernières années dans le terroir occidental. En cette matière, nos artistes et nos écrivains ne nous ont pas choyés. Ce sont les chansonniers qui seuls, ou presque, ont assumé le soin de nous faire vivre de nos amours. Marius Dubois nous donne des modèles que l’Europe connaissait depuis le quatorzième siècle, mais que nos ancêtres n'avaient sans doute pas vus avant de quitter leurs villages normands.
Généreux, Marius Dubois accueille aussi le thème religieux. Dans la Résurrection, il nous montre un Christ échappant à la pesanteur avec grâce, est-à-dire sans triomphalisme et sans ressentiment; ses plaies sont cicatrisées, son cœur sacré n'est plus qu’un trait rouge sur une peau rose. Il est beau, il ressemble aux amoureux assoupis; n’est-ce pas eux qui gardent le tombeau dans des vêtements d'apparat? Panthéisme? Il peut sembler en effet que la divinité du Christ se dissout dans celle du paysage.
Autre signe des temps: le Québec obsédé de lui-même est absent de cette peinture, qui nous exprime comme il convient, par ce qu'elle a de non voulu. Le créateur doit tendre vers l'universel de toutes ses forces conscientes. Le particulier authentique c'est l'irréductible. L'originalité c'est ce qui reste quand on a tout fait pour l'éviter. Si la sève personnelle s'évapore dans l'effort conscient pour l'exprimer, il faut en conclure quelle n'était pas vraiment personnelle.
Après tous les efforts que Marius Dubois a faits pour disparaitre dans ses modèles italiens, dans Raphaël surtout, il subsiste un reste, que le temps précisera, mais qui déjà témoigne d'un imaginaire inédit.