L'évolution de l'évolution

Jacques Dufresne

L'évolution, de Lamarck à Darwin. Ce document fait partie d'un ensemble.

Quand nous disons aujourd'hui d'une personne ou d'une société qu'elles sont évoluées, nous voulons dire qu'elles ont atteint un haut degré de perfection par rapport à d'autres personnes ou d'autres sociétés qui, elles, seraient demeurées figées à une étape antérieure de l'évolution.

La notion d'évolution a pris une importance telle qu'elle s'est substituée à l'idée de bien et de mal. Le mal c'est désormais, pour la majorité des gens, ce qui se trouve au bas de l'échelle de l'évolution; le bien c'est ce qui se trouve au sommet.

Parce qu'elle a de tels prolongements dans l'ordre moral, la théorie de l'évolution est donc plus qu'un quelconque chapitre de l'histoire des sciences de la vie. Substituer l'idée d'évolution à l'idée de bien ou de mal équivaut à soutenir que l'évolution des espèces végétales et animales se prolonge par l'évolution de l'espèce humaine. En est-il bien ici? Connaissons-nous assez bien les mécanismes de l'une et de l'autre de ces évolutions pour pouvoir les comparer?

Et ce n'est là qu'un aspect du prolongement de la théorie de l'évolution dans l'ordre moral, politique ou culturel. «La fonction crée l'organe»! Beaucoup de gens sont persuadés que cette formule résume l'essentiel des mécanismes de l'évolution, ce qui les amène, entre autres choses, à penser que les efforts en vue d'innover ajoute à la puissance des organes existant déjà ou en font apparaître de nouveaux. D'où l'expression struggle for life, si souvent rattachée à l'évolution pour être ensuite utilisée comme slogan politique. Nous verrons plus loin que le véritable darwinien serait celui qui au lieu de croire qu'il améliorera sa lignée en luttant pour s'enrichir, serait plutôt celui qui attendrait qu'une mutation lui confère un avantage qu'il transmettrait à ses descendants.


Le fixisme

L'idée d'évolution appliquée au devenir de la vie est pourtant très récente. Jusqu'à la fin du XIXe siècle la doctrine officielle et universellement admise, était celle de la Bible où il est écrit: «Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les bestioles du sol selon leur espèce, et Dieu vit que cela était bon».

Dieu dit: «Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance et qu'il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre».

Comment se fait-il qu'on s'en soit si longtemps tenu à cette vision statique des choses? La vision opposée n'était-elle pas plus vraisemblable? Tout est vie, le Grand Tout est vivant. Cette conviction a imprégné la plupart des cultures à l'origine. Or la première observation que l'on peut faire à propos des êtres vivants, c'est qu'ils commencent par un oeuf dans le sein de leur mère pour devenir un adulte autonome. Entre ces deux moments, il y a croissance, lente transformation, évolution.

On se demande pourquoi dans ces conditions l'idée d'évolution n'a pas été toujours et partout au coeur des conceptions du monde et à plus forte raison de la vie. On retrouve effectivement le mythe de l'oeuf cosmique dans de nombreuses cultures, en Inde, en Grèce, en Afrique chez les Pangwe, en Polynésie, en Indonésie, chez les Finnois et même en Amérique.

Le mythe de l'oeuf cosmique

Dans un livre sacré de l'Inde, le Minokhired Péhlvi on trouve cette évocation de l'oeuf cosmique: «Le ciel et la terre et les eaux et toutes les autres choses qui sont dans le ciel sont faites à la façon d'un oeuf d'oiseau. Le ciel, au-dessus et au-dessous de la terre, a été fait par Ahura Mazda à la façon d'un oeuf. La terre, à l'intérieur du ciel, est comme le jaune de l'oeuf».

Reconnaissons cependant que l'exemple de l'oeuf, qui ne concerne que la croissance des individus, n'entraîne nullement la nécessité de penser qu'il y a également eu évolution dans le cas de la vie en général. De fait, quelles raisons nos ancêtres, du Moyen Age par exemple, auraient-ils eues de croire qu'il y a eu une évolution au niveau des espèces? A leur connaissance, il y avait toujours eu sur terre des chevaux, des lions et des hommes. Quel différence y avait-il entre les chevaux sculptés par les Romains et ceux qu'ils montaient eux-mêmes? Et avait-on déjà vu une espèce vivante se transformer en une autre?

Tout paraissait fixe. C'est la position qui fut adoptée dans la Bible. Le mot genèse, tel qu'il y est employé ne signifie d'ailleurs pas croissance, développement, mais apparition d'espèces vivantes et d'individus adultes déjà parfaitement constitués séparément.

On appelle aujourd'hui cosmogénèse le développement de la matière inanimée constituant le cosmos, phylogénèse le développement de la vie dans son ensemble, depuis les êtres unicellulaires les plus simples jusqu'aux mammifères les plus complexes; ontogénèse le développement des êtres vivants individuels depuis l'oeuf jusqu'à l'âge adulte.


Vers 1650, un archevêque anglais, James Ussher a cru détenir la preuve que la création avait eu lieu en l'an 4004 av. J.-C.. Telle fut la seule doctrine sur les origines de l'homme reconnue en Occident jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle. Quand vint le moment de la démarquer de la théorie de l'évolution, on l'appela tantôt la doctrine fixiste, mettant ainsi en relief l'idée que Dieu avait créé les espèces dans leur forme immuable et définitive, tantôt la doctrine créationniste pour indiquer que chaque espèce avait été l'objet d'une création séparée*.

Cette réduction de l'idée de création à la thèse d'une création séparée a été l'origine d'une certaine confusion qui dure toujours. Était-ce donc s'opposer à toute idée de création que de rejeter l'idée d'une création séparée? Certains, et Darwin lui-même, ont semblé le croire.


L'idée d'évolution


Dans les ouvrages de biologie, on raconte ensuite que l'idée d'évolution a germé chez Lamarck puis chez Erasmus Darwin, pour atteindre l'âge adulte chez Charles Darwin, le petit-fils du précédent et, enfin, la pleine maturité avec l'avènement de la biologie moléculaire au XXe siècle. Mais n'est-ce pas une genèse un peu courte pour une idée qui consiste à étaler le développement des espèces vivantes sur des milliards d'années?

Quelle fut donc l'évolution de l'idée d'évolution? Et d'abord quelle est son origine? Paradoxalement, elle remonte à la Bible, à cette Bible d'où la doctrine fixiste a été tirée. L'Ancien Testament est rempli de généalogies comme celle-ci: «Salmôn engendra Booz et Booz engendra Obed et Obed engendra Jessé et Jessé engendra David».

Les lignées de ce genre ne sont pas seulement une succession d'individus égaux entre eux, elles sont une montée, une ascension, disons le mot une évolution . David, lui-même un très grand roi, est l'ancêtre du Christ.

L'échelle de Jacob

Dans le poème Booz endormi, que nous avons déjà cité, Victor Hugo a bien évoqué cette évolution. C'est par un songe, nous dit Hugo, que Booz apprit qu'il n'était pas trop vieux pour avoir un enfant.

«Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu;
Une race y montait comme une longue chaîne;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu».


Avant tout, la Bible raconte la longue marche d'un peuple vers la terre promise, vers le salut. L'histoire d'Israël a un sens, elle est en progrès, en évolution.Erasmus Darwin était un pasteur. Cela n'aide-t-il pas à comprendre que l'idée d'é-volution ait germé dans son esprit?

Mais toutes les histoires n'ont-elles pas un sens? Non. Dans de nombreuses cultures, le temps linéaire, tel que nous le connaissons, tel que nous l'ont révélé les Juifs justement, n'existe pas. On y vit dans un éternel présent étoilé de mythes, d'où vient le sens de la vie. Dans de nombreuses autres cultures, celles des anciens Perses en particulier, on vivait centré sur une religion enseignant l'éternel retour. L'histoire y apparaissait comme étant constituée de cycles appelés à se reproduire.

Même s'ils ont situé le salut dans l'au-delà plus résolument que ne l'avaient fait les Juifs de l'Ancien Testament, les chrétiens n'ont pas renoncé à l'idée que l'histoire a un sens. Jamais peut-être cette idée, déjà présente dans la Cité de Dieu de saint Augustin, n'a été plus forte que dans les siècles qui ont précédé l'avènement de la théorie de l'évolution. Les grandes découvertes, le développement des sciences donnaient alors à de nombreux chrétiens la certitude que le progrès de leur religion se confondait avec celui de l'humanité dans son ensemble. Ce sens chrétien de l'histoire fut un thème souvent repris par Bossuet. Dans son discours sur l'Histoire universelle, ce dernier montre comment la religion catholique, préparée depuis les origines de l'humanité par l'adhésion des Israélites au seul vrai Dieu, a été l'objet de la sollicitude de ce Dieu tout au long de son histoire. La Providence, mot qui désigne la sollicitude de Dieu, aurait, tout en laissant leur importance aux causes particulières, orchestré les événements de l'histoire de façon à assurer la suite (le progrès) de la religion.

Dieu, écirt Bossuet , «qui s'est montré si fidèle en accomplissant ce qui regarde le siècle présent, ne le sera pas moins à accomplir ce qui regarde le siècle futur, dont tout ce que nous voyons n'est qu'une préparation; et l'Église sera sur la terre toujours immuable et invincible, jusqu'à ce que ses enfants étant ramassés, elle soit tout entière transportée au ciel, qui est son séjour véritable». 1

N'était-ce pas le contexte idéal pour que surgisse l'idée que les espèces vivantes ont elles aussi une histoire et que cette histoire a un sens, qu'elle va du plus simple au plus complexe, de l'unicellulaire à l'homme? Ainsi l'Église, à cause de l'interprétation qu'elle a donnée du récit de la Genèse, a retardé l'avènement d'une histoire de la vie et de la nature, mais en raison de la façon dont elle a présenté sa propre histoire, elle a habitué les esprits à l'idée d'un temps linéaire où un dessein s'accomplit. Si bien que c'est à l'intérieur de la chrétienté que surgira l'idée d'évolution, laquelle n'est rien d'autre que l'application du temps linéaire à la genèse de la vie.

Le XVIIIe siècle laïcisera le temps linéaire chrétien. Substituant la science à l'Église comme moteur de l'histoire, Condorcet forgera l'idée moderne de progrès. La Révolution française, déjà commencée dans les esprits longtemps avant 1789, démontrera que rien n'est immuable, pas même le trône des rois. Ce sera la fin du fixisme dans tous les domaines. Encore quelques mutations et l'idée d'évolution s'imposera avec la force de l'évidence. Il ne restera plus qu'à en chercher les preuves et à en démontrer le mécanisme, tâche dans laquelle Lamarck et Darwin seront les premiers à s'illustrer.

L'évolution comme fait

Mais avant même d'entrer dans la discussion sur les apports respectifs de Lamarck et Darwin, il faut dissiper une source d'erreurs et de malentendus universellement répandue: la confusion entre l'évolution comme fait et les théories expliquant ce fait. L'évolution comme fait, c'est la certitude que la vie s'est transformée progressivement depuis les formes les plus simples jusqu'aux formes les plus complexes. Le lamarckisme et le darwinisme sont des théories explicatives. Il arrive, nous verrons pourquoi, que le darwinisme jouit d'un plus grand crédit que le lamarckisme, qu'il est même devenu l'explication officielle. Ce n'est pas une raison suffisante pour confondre évolution et darwinisme. On peut très bien, même aujourd'hui, rejeter l'explication darwinienne, sans cesser d'affirmer le fait de l'évolution. On peut aussi admirer Darwin parce qu'il a contribué plus que quiconque à établir ce fait sans nécessairement étendre cette admiration aux explications qu'il a fournies.

Il convient également de noter que ni l'explication darwinienne, ni l'explication lamarckienne, qui concernent pour l'essentiel les végétaux et les animaux, ne nous autorisent à étendre l'idée d'évolution aux sociétés humaines.

En Occident du moins, personne ne nie désormais le fait de l'évolution, en dehors des fondamentalistes, très nombreux il est vrai, surtout aux États-Unis, qui s'en tiennent à une interprétation littérale du récit de la Genèse. Tout au plus les fondamentalistes acceptent-ils de réviser la date de la création fixée par l'évêque Ussher. Pour réfuter non seulement la théorie darwinienne, mais l'évolution comme fait, ils s'évertuent à trouver des fossiles prouvant, par exemple, qu'il y avait des humains à l'époque des dinosaures, ce qui indiquerait que les formes vivantes n'ont pas pu se succéder dans le temps comme tant de biologistes ont cru le constater.

Mais qu'ont-ils constaté précisément ces biologistes, et Darwin d'abord? Aux îles Galapagos, qui sont le paradis des évolutionnistes, Darwin a pu observer des lézards à la fois différents et semblables: des iguanes marins et des iguanes terrestres, deux variétés, présentant les mêmes caractéristiques fondamentales et ayant beaucoup d'habitudes communes. L'iguane terrestre grimpe toutefois dans les arbres, ce que ne peut faire l'iguane marin qui, par contre, a une queue plus plate que celle de son cousin, ce qui lui facilite la nage. Les deux variétés ne se croisent pas entre elles.

Puisque l'iguane marin peut sortir de l'eau, comment ne pas faire l'hypothèse qu'il est l'ancêtre de l'autre? N'est-ce pas faire preuve de plus de vraisemblance que de supposer que Dieu a créé séparément deux espèces si semblables et pourtant différentes?

Aux îles Galapagos toujours, il y a moins d'espèces d'oiseaux que sur les continents, ce qui semble avoir favorisé le développement particulier de certaines des rares espèces présentes. Darwin a ainsi pu observer 13 espèces différentes de pinsons, les différences tenant essentiellement à la forme du bec et aux habitudes alimentaires. Certains de ces pinsons sont insectivores, d'autres végétariens. L'hypothèse d'une évolution à partir d'une souche commune n'est-elle pas plus vraisemblable qu'une création séparée. Notons que ces pinsons n'existent qu'aux Galapagos. Invoquer ici la doctrine fixiste équivaudrait donc à croire que Dieu a fait une création spéciale dans une petite région.

De son voyage, Darwin avait aussi rapporté de nombreux fossiles qui s'ajoutaient aux collections déjà importantes qu'on avait commencé à rassembler en Europe. L'examen de ces fossiles et la comparaison avec les espèces vivantes permirent de multiplier les hypothèses semblables à celles que suggèrent les deux variétés d'iguanes.

Ce sont les fossiles, par exemple, qui ont permis d'établir la généalogie du cheval.

L'explication de l'évolution

Nous n'en sommes toujours qu'à l'évolution comme fait. La première explication proposée fut celle de Lamarck, elle a précédé de plus de cinquante ans celle de Darwin. Elle correspond à l'explication que la plupart des gens donnent spontanément du fait de l'évolution. Quand nous marchons pieds nus, de la corne se forme sous notre talon. Chaque jour nous faisons l'expérience d'une souplesse, d'une plasticité qui est l'une des principales caractéristiques des êtres vivants: la capacité de s'adapter. Partout et depuis toujours les êtres vivants se transforment pour survivre dans un nouvel environnement. Pour éviter les pièges que les trappeurs leur tendent, les bêtes sauvages font preuve d'une prudence étonnante.

Les bêtes et les pièges

Quiconque vit près de la forêt peut par une expérience fort simple se convaincre de la prudence que peuvent acquérir les animaux. L'expérience consiste à déposer un gros quartier de viande à l'orée d'un bois, pour attirer un renard par exemple. Après avoir consommé cette viande impunément pendant plusieurs jours, le renard a encore des mouvements de recul soudains qui ne s'expliquent que par le fait qu'il a cru flairer des odeurs qu'il associe aux pièges.

Il est tout naturel de penser que cette faculté d'adaptation est l'explication de l'évolution. Par adaptations successives à des changements dans l'environnement, les espèces animales se seraient, dans leur comportement comme dans leur anatomie, diversifiées en s'améliorant.

Si naturelle que semble être cette explication, elle ne correspond toutefois pas à ce qui se passe réellement dans la nature. Pour que les comportements nouveaux résultant des efforts d'adaptation des êtres vivants puissent être considérés comme une explication de l'évolution, il faudrait qu'ils puissent être transmis aux générations suivantes. Or ni Lamarck ni ses successeurs ne sont parvenus à prouver que les choses se passent ainsi. Selon toute vraisemblance, c'est en vain, du point de vue de l'espèce, que les êtres vivants individuels font des efforts d'adaptation. Tout est à recommencer à la génération suivante. Dans cette perspective, la girafe aurait eu beau tendre le cou, ce dernier n'aurait pas été plus long chez ses rejetons. Certes, chez les humains, mais aussi dans une moindre mesure chez les animaux, l'apprentissage d'un comportement acquis par une génération sera plus facile à la seconde, mais il s'agira toujours d'un apprentissage. L'espèce n'aura pas acquis une aptitude nouvelle. Un individu séparé de son groupe à la naissance, serait, eu égard à ce comportement particulier, au même point zéro que ses plus lointains ancêtres.


La querelle de la girafe

Voici les deux textes sur lesquels on s'appuie le plus fréquemment pour illustrer l'opposition entre la thèse de Darwin et celle de Lamarck.

Lamarck: la fonction crée l'organe


«La girafe (camelo pardalis)... vit dans des lieux où la terre, presque toujours aride et sans herbage, l'oblige de brouter le feuillage des arbres, et de s'efforcer continuellement d'y atteindre. Il est résulté de cette habitude, soutenue depuis longtemps, dans tous les individus de sa race, que ses jambes de devant sont devenues plus longues que celles de derrière, et que son col s'est tellement allongé, que la girafe, sans se dresser sur ses jambes de derrière, élève sa tête et atteint à 6 mètres de hauteur (près de 20 pieds)». 2


Darwin: le hasard crée l'avantage


Le texte qui suit, d'un irréprochable bon sens, a fortement contribué à établir le fait de l'évolution. En toute rigueur, il faudrait toutefois l'intituler Darwin: l'avantage est avantageux, car Darwin n'y dit pas autre chose. Dans d'autres textes cependant, il soutient que les variations - le fait par exemple que telle girafe ait le cou plus long que telle autre - sont dues au hasard. C'est donc une formule comme le hasard crée l'avantage qui résume l'ensemble de sa théorie.

«La haute stature de la girafe, dit Darwin, l'allongement de son cou, de ses membres antérieurs, de sa tête et de sa langue, en font un animal admirablement adapté pour brouter sur les branches élevées des arbres. Elle peut ainsi trouver des aliments placés hors de la portée des autres ongulés habitant le même pays; ce qui doit, pendant la disette, lui procurer de grands avantages... Pour la girafe naissant à l'état sauvage, les individus les plus élevés et les plus capables de brouter un pouce ou deux plus haut que les autres, ont souvent pu être conservés en temps de famine, car ils ont dû parcourir tout le pays à la recherche d'aliments. Leur croisement a produit des descendants qui ont hérité, soit des mêmes particularités corporelles, soit d'une tendance à varier dans la même direction, tandis que les individus moins favorisés sous les mêmes rapports, doivent avoir été exposés à périr». 1


Il faut donc bien se garder d'expliquer l'évolution par l'adaptation, au sens qu'on donne à ce mot dans une expression comme effort d'adaptation ou faculté d'adaptation.

Si la fonction ne crée pas l'organe, est-ce donc l'organe qui crée la fonction? Si l'on entend par organe un caractère au sens large du terme, on peut en effet supposer que c'est l'organe qui crée la fonction. C'est précisément ce que fit Darwin. Dans L'origine des espèces, le premier et le plus important de ses ouvrages, le mot variation est l'un des plus fréquemment utilisés. Dans l'océan des faits qu'il a lui-même observés, ou qui ont été autrement portés à sa connaissance, Darwin est d'abord frappé par les différences à l'intérieur des espèces et des variétés *.


Les pigeons vus par Darwin

«Le Runt (pigeon romain) est un gros oiseau, au bec long et massif et aux grands pieds; quelques sous-races ont le cou très long, d'autres de très longues ailes et une longue queue, d'autres enfin ont la queue extrêmement courte. Le Barbe est allié au Messager; mais son bec, au lieu d'être long, est large et très court. Le Grosse-gorge a le corps, les ailes et les pattes allongés; son énorme jabot, qu'il enfle avec orgueil, lui donne un aspect bizarre et comique. Le Turbit, ou pigeon à cravate, a le bec court et conique et une rangée de plumes retroussées sur la poitrine; il a l'habitude de dilater légèrement la partie supérieure de son oesophage».4 Le génie propre à Darwin est dans ces descriptions patientes et méticuleuses plus que dans ses hypothèses explicatives.

Parmi les variations, les différences, note-t-il, certaines si petites soient-elles, présentent des avantages pour l'individu qui en est l'objet, d'autres ne présentent que des inconvénients. Ne serait-ce pas là l'ébauche d'une explication de l'évolution? Lisons Darwin attentivement: «Si ce fait est admis, pouvons-nous douter (il faut toujours se rappeler qu'il naît beaucoup plus d'individus qu'il n'en peut vivre) que les individus possédant un avantage quelconque, quelque léger qu'il soit d'ailleurs, aient la meilleure chance de vivre et de se reproduire? Nous pouvons être certains, d'autre part, que toute variation, si peu nuisible qu'elle soit à l'individu, entraîne forcément la disparition de celui-ci. J'ai donné le nom de sélection naturelle ou de persistance du plus apte à cette conservation des différences et des variations individuelles favorables et à cette élimination des variations nuisibles».5


Le rôle de l'hérédité


L'élément nouveau qu'introduit Darwin - le seul mais il est décisif - c'est le rôle joué par l'hérédité dans l'apparition et la transmission des variations. «Toute variation non héréditaire est sans intérêt pour nous, écrit-il».6 Mais, pensait-il, qu'on se rassure, presque toutes les variations sont héréditaires: «La meilleure manière de résumer la question serait peut-être de considérer que, en règle générale, tout caractère, quel qu'il soit, se transmet par hérédité et que la non-transmission est l'exception».7

Tel individu hérite d'un caractère nouveau. Si ce caractère convient à la passoire de la nature - à tel moment et en tel lieu précis - on dira qu'il présente un avantage ou qu'il est sélectionné.

Telle est la thèse de Darwin. Il y avait été amené par les expériences réussies des éleveurs anglais de même que par les théories de Malthus. Dans les élevages, note Darwin, les individus qui survivent sont ceux qui sont le produit d'un croisement heureux. Mais à quel critère reconnaît-on qu'un croisement a été heureux, qu'il a amélioré une lignée? S'il existait un critère absolu, analogue à l'idée de cercle par exemple, la célèbre expression de Darwin, la persistance du plus apte (Survival of the fittest) qui est une tautologie, deviendrait pleinement intelligible. On pourrait alors l'entendre ainsi: l'animal qui survit est celui qui, à la suite de croisements heureux, s'est rapproché de son type idéal. Vue sous cet angle, la sélection naturelle s'apparenterait aux choix que fait l'artiste dans son atelier: ne survit que l'ébauche qui correspond le mieux au modèle idéal. Mais Darwin lui-même a rejeté les hypothèses de ce genre de la façon la plus énergique. «Ils soutiennent que beaucoup de conformations ont été créées par pur amour de la beauté, pour charmer les yeux de l'homme ou ceux du Créateur (ce dernier point, toutefois, est en dehors de toute discussion scientifique) ou par pur amour de la variété, point que nous avons déjà discuté. Si ces doctrines étaient fondées elles seraient absolument fatales à ma théorie. J'admets complètement que beaucoup de conformation n'ont plus aujourd'hui d'utilité absolue pour leur possesseur, et que, peut-être, elles n'ont jamais été utiles à leurs ancêtres; mais cela ne prouve pas que ces conformations aient uniquement pour cause la beauté ou la variété».8 C'est là pour Darwin de la vaine spéculation. Il n'y a pas à ses yeux de critères absolus, il n'y a pas de nature au sens que donne les poètes à ce mot, il n'y a que des milieux variables, plus accueillants à un moment donné pour tel type d'animal que pour tel autre.

La tautologie darwinienne

Analysons l'expression «persistance du plus apte». A quoi reconnaît-on l'aptitude? Dans la perspective darwinienne, il n'y a qu'une réponse possible: le plus apte c'est celui qui a des avantages qui lui permettent de persister, quant à celui qui persiste, il persiste parce qu'il est le plus apte. C'est le philosophe des sciences Karl Popper qui, dans Misère de l'historicisme, (Paris, Plon 1956) a mis à jour cette énormité au coeur de la théorie darwinienne. Aux yeux de Popper, le darwinisme ne constitue pas une théorie scientifique vérifiable, mais mais un programme de recherche métaphysique. Voilà une raison de plus de penser que, chez Darwin, le théoricien n'est pas à la hauteur de l'observateur.

La nature selon Darwin

Voici un exemple contemporain qui illustre parfaitement l'idée de nature ou de milieu que Darwin a empruntée au domaine de l'élevage. Pour payer les producteurs de lait, on peut tenir compte de plusieurs facteurs. Les trois principaux sont: la teneur en matière grasse, la quantité de lait et la teneur en protéines. En Amérique on ne tient compte généralement que des deux premiers critères. Les éleveurs ont donc intérêt à se procurer des vaches rentables en fonction de ces deux critères. Dans plusieurs régions d'Europe, on tient aussi compte de la teneur en protéines. L'addition de ce troisième critère favorise la sélection de vaches d'un type différent. La sélection naturelle de Darwin est le décalque d'une sélection artificielle de ce type...

Cet exemple met bien en relief le fait que, selon Darwin, la nature n'a ni critère, ni projet, qu'elle est tout simplement ce qu'elle est. Dire d'un être vivant dans cette perspective qu'il est adapté n'équivaut pas à dire qu'il est en lui-même meilleur qu'un autre, mais simplement à souligner le fait qu'il survit mieux qu'un autre dans un milieu donné


Le milieu le plus riche ne peut toutefois nourrir qu'un nombre limité d'individus. A cause du rythme auquel les animaux se multiplient, il se crée très vite, précise Darwin, une situation de concurrence dans la nature; il vient toujours un moment où il y a trop de consommateurs pour les ressources disponibles.

On peut même quantifier cette fatalité: les populations ont une croissance géométrique et les ressources une croissance arithmétique. C'est là, réduite à sa plus simple expression, la théorie de Malthus En d'autres termes, la concurrence dans la nature est, de façon permanente et par nécessité, au moins aussi vive que dans les sociétés régies selon les lois du marché. Puisqu'il y a un nombre de places limitées à la table de la nature, limitons les invitations aux personnages intéressants à tous égards. Et les autres? Il est préférable de toute façon qu'ils ne se reproduisent pas.


Ce que Darwin retient d'abord de l'exemple de l'élevage c'est, rappelons-le, la transmission héréditaire des avantages. L'originalité de sa théorie réside d'ailleurs tout entière dans cette importance accordée à l'hérédité comme cause des variations. Sur ce point essentiel, Darwin est toutefois beaucoup moins catégorique que nous ne l'avons nous-même été en résumant sa pensée. Il attache aussi beaucoup d'importance à ce qu'il appelle l'usage. «Le changement des habitudes produit des effets héréditaires; on pourrait citer, par exemple, l'époque de la floraison des plantes transportées d'un climat dans un autre. Chez les animaux, l'usage ou le non-usage des parties a une influence plus considérable encore. Ainsi, proportionnellement au reste du squelette, les os de l'aile pèsent moins et les os de la cuisse pèsent plus chez le canard domestique que chez le canard sauvage. Or, on peut incontestablement attribuer ce changement à ce que le canard domestique vole moins et marche plus que le canard sauvage».9

Quelle est la différence entre l'usage tel que Darwin le définit ici et cette adaptation active aux circonstances qui est au coeur du système de Lamarck? Mais Darwin ne se limite pas à donner quelques exemples comme celui du canard, qui pourraient apparaître comme des exceptions; à plusieurs endroits dans son oeuvre, il élève l'usage au rang d'un principe explicatif auquel il semble attacher autant d'importance qu'à l'hérédité.

Darwin fut donc aussi lamarckien. Sans doute lui importait-il davantage de bien établir le fait de l'évolution que d'en expliquer le mécanisme? Le premier objectif était à sa portée; il lui était difficile d'atteindre le second, compte tenu de l'état des connaissances sur l'hérédité à son époque; mais même en ce qui a trait à la thèse de l'évolution comme fait, il faut bien se garder de sous-estimer l'importance de Lamarck par rapport à celle de Darwin. L'un des arguments les plus fréquemment invoqués en faveur de l'évolution dans L'origine des espèces est l'absence de frontières précises entre les espèces. «Jusqu'à présent on n'a pu tracer une ligne de démarcation entre les espèces et les sous-espèces, c'est-à-dire entre les formes qui, dans l'opinion de quelques naturalistes, pourraient être presque mises au rang des espèces sans le mériter tout à fait. On n'a pas réussi davantage à tracer une ligne de démarcation entre les sous-espèces et les variétés fortement accusées, ou entre les variétés à peine sensibles et les différences individuelles».10 Et voici ce qu'avait écrit Lamarck à proposdu fixisme des espèces cinquante ans plus tôt: «Cette croyance est tous les jours démentie aux yeux de ceux qui ont beaucoup vu, qui ont longtemps suivi la nature et qui ont consulté avec fruit les grandes et riches collections de nos Muséums...». 11 Il n'empêche que c'est Darwin qui, en raison de l'importance qu'il attacha à l'hérédité, est apparu comme le père de la théorie moderne de l'évolution.

Il s'en est toutefois fallu de peu, vers la fin du XIXe siècle, pour que le darwinisme ne soit complètement abandonné. Les théories sur l'hérédité alors en vogue, théories auxquelles Darwin avait donné son adhésion - et dont son propre cousin Francis Galton avait été le principal artisan, - conduisaient à des conclusions totalement incompatibles avec le système développé dans L'origine des espèces. Selon ces théories, l'apport du mâle et celui de la femelle dans un croisement devaient être considérés globalement. Il s'en suivait que cet apport devait s'amenuiser au fil des générations selon le ratio suivant: 1/2 à la première génération, 1/4 à la seconde, 1/8 à la troisième et ainsi de suite.

Comment la transmission des variations avantageuses pouvait-elle se faire dans ces conditions? L'édifice construit par Darwin sur le principe de l'hérédité ne s'écroulait-il pas? Cette critique du darwinisme, dévastatrice, et désarmante à force de simplicité, a été publiée en 1867 par Fleeming Jenkins, professeur d'ingénérie à l'Université d'Edimbourg. On dit que Darwin, après en avoir pris connaissance, s'est empressé d'ajouter un chapître lamarckien à la sixième édition de L'Origine des espèces.

Si le darwinisme était resté dans ce triste état, on n'en parlerait sans doute plus aujourd'hui. Il doit son second souffle aux lois mendeliennes sur l'hérédité qui furent redécouvertes en 1900.
1- Bossuet, L'histoire universelle, Paris, Garnier Frères, p.332.
2- Lamarck, J.B., La philosophie zoologique, Paris, Oeuvres choisies, Flammarion, p.305.
3- Darwin, Charles, L'origine des espèces, Pairs, LD/Fondation 1980, p.284.
4- Ibid, p.62
5-Ibid, p.126
6-Ibid, p.53
7-Ibid, p.54
8-Ibid, p. 261
9-Ibid,p.52
10-Ibid, p96-97.
11-Rostand, Jean, Hommes de vérité, Paris, Stock, 1968, p.90.


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