Science

Jacques Dufresne

Première version en 2001

Si l'on devait définir la science à partir du texte suivant, où Léon Brunschvicg évoque son origine, il faudrait l'associer étroitement à la liberté et à la vérité, elles-mêmes indissociables l'une de l'autre: «nous accédons à la science, nous dit Brunschvicg au moment où notre juge n'est plus l'impératif d'une contrainte sociale, mais une puissance qui, en nous comme en autrui, se développe pour le discernement de l'erreur et de la vérité.» Ce sont les mathématiques qui offrent les plus belles illustrations de la science ainsi définie

«Reportons-nous au moment, presque solennel, dans notre vie, où tout d'un coup la différence radicale nous est apparue entre les fautes dans nos devoirs d'orthographe et les fautes dans nos devoirs d'arithmétique. Pour les premières nous devions ne nous en prendre qu'à un manque de mémoire; car nous ne savions pas, et nous ne pouvons jamais dire, pourquoi un souci de correction exige que le son "fame" soit transcrit comme "flemme" et non comme "flamme". En revanche pour les secondes on nous fait honte, ou plus exactement, on nous apprend à nous faire honte, de la défaillance de notre réflexion; on nous invite à nous redresser nous-mêmes. Notre juge, ce n'est plus l'impératif d'une contrainte sociale, la fantaisie inexplicable d'où dérivent les règles du "comme il faut" et du "comme il ne faut pas", c'est une puissance qui, en nous comme en autrui, se développe pour le discernement de l'erreur et de la vérité.

Cette impression salutaire d'un voile qui se déchire, d'un jour qui se lève, l'humanité d'Occident l'a ressentie, il y a quelque vingt-cinq siècles, lorsque les Pythagoriciens sont parvenus à la conscience d'une méthode capable et de gagner l'assentiment intime de l'intelligence et d'en mettre hors de conteste l'universalité. Ainsi ont-ils découvert que la série des nombres carrés, 4, 9, 16, 25, etc... est formée par l'addition successive des nombres impairs à partir de l'unité: 1 + 3; 4 + 5; 9 + 7; 16 + 9, etc. Et la figuration des nombres par des points, d'où résulte la dénomination "nombres carrés", achevait de donner sa portée à l'établissement de la loi en assurant une parfaite harmonie, une adéquation radicale, entre ce qui se conçoit par l'esprit et ce qui se représente aux yeux.

Les siècles n'ajouteront rien à la plénitude du sens que l'arithmétique pythagoricienne confère au mot de Vérité. Pouvoir le prononcer sans risquer de fournir prétexte à équivoque ou à tricherie, sans susciter aucun soupçon de restriction mentale ou d'amplification abusive, c'est le signe auquel se reconnaîtra "l'homo sapiens" définitivement dégagé de "l'homo faber", porteur désormais de la valeur qui est appelée à juger de toutes les valeurs, de la valeur de vérité.» (LÉON BRUNSCHVICG, Héritage de mots, Héritage d'idées, Presses universitaires de France, Paris 1945, p. 2-3.)


La science expérimentale
Dans l'usage courant, le mot science désigne le plus souvent la science expérimentale. Dans cette science, fondée sur l'observation du réel au moyen des sens, «l'impression salutaire d'un voile qui se déchire» est moins vive que dans le cas des mathématiques. L'accès à la vérité, mot qu'il faut employer avec la plus grande prudence dans ce cas, suppose le respect d'une méthode que Claude Bernard a résumé ainsi dans L'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale: «Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale: premièrement, il constate un fait; deuxièmement, à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit; troisièmement, en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles; quatrièmement, de cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu'il faut observer et ainsi de suite. L'esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre deux observations: l'une qui sert de point de départ au raisonnement, et l'autre qui lui sert de conclusion.» (CLAUDE BERNARD, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Paris, Poche-Club, 1963, p. 51)

Science et dialogue: de la science conquérante à la science réparatrice
Le dialogue en effet a toujours été associé au savoir, sauf pendant l'ère industrielle. C'est un dialogue ininterrompu entre les générations qui a assuré la conservation et le lent progrès du savoir empirique. Dialogue des artisans entre eux, dialogue des artisans avec leurs clients. Tous les paysans des sociétés traditionnelles auront eu leur petit mot à dire sur la façon de fabriquer le fer à cheval le mieux adapté à leur sol et à leurs bêtes. En devenant abstraite, méthodique, au début de l'ère moderne, la science a progressé plus rapidement, mais au prix d'une division des tâches entre les détenteurs du savoir, peu nombreux, et la multitude des exécutants. Pendant que les premiers poursuivaient le dialogue entre eux, les seconds, qu'on appela prolétaires, étaient occupés jusqu'à l'épuisement par des tâches qui ne laissaient aucune place à la participation au savoir.

Telle fut la science conquérante qui fit la révolution industrielle. Si elle n'a eu besoin que d'exécutants, elle a cependant créé des problèmes dont la solution exigera des partenaires. Il est des situations, les catastrophes naturelles par exemple, où le salut de tous exige la participation de chacun. La conjoncture planétaire actuelle, caractérisée par des atteintes à l'environnement aggravées par les contraintes de la mondialisation, ressemble à ces situations extrêmes. La nécessité et l'utilité de la participation de chacun au salut de tous y sont manifestes. Dans ces conditions, rien ne devrait empêcher la science de susciter une adhésion générale et enthousiaste, du moins si elle demeure intimement unie à la conscience qu'imposent les circonstances.

D'où l'intérêt, dans ce contexte, de l'émergence d'une science que nous appellerons réparatrice, pour la distinguer de la science conquérante des siècles antérieurs. La première vise l'harmonisation des rapports de l'homme avec la nature, la seconde visait une domination de la nature indifférente à ses effets secondaires négatifs. Une nouvelle discipline, en pleine croissance, l'écologie industrielle, lui est consacrée.

La première caractéristique de la science réparatrice est d'exiger et de légitimer la participation de chacun, non seulement sur le plan de l'action, conservation, recyclage, partage, etc., mais aussi sur le plan de la connaissance. La pollution chimique aura été l'oeuvre de quelques entrepreneurs et de quelques savants assistés d'une armée d'exécutants et de consommateurs non avertis. Nous ne pouvons espérer redresser les torts ainsi faits au milieu de vie que si chacun de ces exécutants et de ces consommateurs est disposé à acquérir les connaissances grâce auxquelles il comprendra quelle est sa part de responsabilité et sera en mesure de l'assumer.

La pensée doit primer

«La pensée doit primer sur l'observation et la collecte des données. Il paraît en général préférable de pouvoir agir sur les phénomènes que de tenter de les comprendre. Or ce n'est pas là la vocation la plus haute de la pensée scientifique. Au contraire, nous devrions retrouver le projet d'une «philosophie de la nature» qui fut notamment celui de Schelling au début du XIXe siècle. Sa tentative a péri sous la double opposition de la dialectique de Hegel et du matérialisme physico-chimique. Elle mérite d'être reprise et poursuivie sous une forme nouvelle.»
René Thom, entrevue de Roger-Paul Droit dans La compagnie des contemporains. Rencontres avec des penseurs d'aujourd'hui, Paris, Éditions Odile Jacob, 2002.

«La science, aujourd'hui, cherchera une source d'inspiration au-dessus d'elle ou périra. La science ne présente que trois intérêts: 1° les applications techniques; 2° jeu d'échecs; 3° chemin vers Dieu. (Le jeu d'échecs est agrémenté de concours, prix et médailles.»

SIMONE WEIL, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon 1948, p. 152.

 

 

Essentiel

«La pensée doit primer sur l'observation et la collecte des données. Il paraît en général préférable de pouvoir agir sur les phénomènes que de tenter de les comprendre. Or ce n'est pas là la vocation la plus haute de la pensée scientifique. Au contraire, nous devrions retrouver le projet d'une «philosophie de la nature» qui fut notamment celui de Schelling au début du XIXe siècle. Sa tentative a péri sous la double opposition de la dialectique de Hegel et du matérialisme physico-chimique. Elle mérite d'être reprise et poursuivie sous une forme nouvelle.»
René Thom, entrevue de Roger-Paul Droit dans La compagnie des contemporains. Rencontres avec des penseurs d'aujourd'hui, Paris, Éditions Odile Jacob, 2002.

«La science, aujourd'hui, cherchera une source d'inspiration au-dessus d'elle ou périra. La science ne présente que trois intérêts: 1° les applications techniques; 2° jeu d'échecs; 3° chemin vers Dieu. (Le jeu d'échecs est agrémenté de concours, prix et médailles.»

SIMONE WEIL, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon 1948, p. 152.

Enjeux

Science et dialogue: de la science conquérante à la science réparatrice
Le dialogue en effet a toujours été associé au savoir, sauf pendant l'ère industrielle. C'est un dialogue ininterrompu entre les générations qui a assuré la conservation et le lent progrès du savoir empirique. Dialogue des artisans entre eux, dialogue des artisans avec leurs clients. Tous les paysans des sociétés traditionnelles auront eu leur petit mot à dire sur la façon de fabriquer le fer à cheval le mieux adapté à leur sol et à leurs bêtes. En devenant abstraite, méthodique, au début de l'ère moderne, la science a progressé plus rapidement, mais au prix d'une division des tâches entre les détenteurs du savoir, peu nombreux, et la multitude des exécutants. Pendant que les premiers poursuivaient le dialogue entre eux, les seconds, qu'on appela prolétaires, étaient occupés jusqu'à l'épuisement par des tâches qui ne laissaient aucune place à la participation au savoir.

Telle fut la science conquérante qui fit la révolution industrielle. Si elle n'a eu besoin que d'exécutants, elle a cependant créé des problèmes dont la solution exigera des partenaires. Il est des situations, les catastrophes naturelles par exemple, où le salut de tous exige la participation de chacun. La conjoncture planétaire actuelle, caractérisée par des atteintes à l'environnement aggravées par les contraintes de la mondialisation, ressemble à ces situations extrêmes. La nécessité et l'utilité de la participation de chacun au salut de tous y sont manifestes. Dans ces conditions, rien ne devrait empêcher la science de susciter une adhésion générale et enthousiaste, du moins si elle demeure intimement unie à la conscience qu'imposent les circonstances.

D'où l'intérêt, dans ce contexte, de l'émergence d'une science que nous appellerons réparatrice, pour la distinguer de la science conquérante des siècles antérieurs. La première vise l'harmonisation des rapports de l'homme avec la nature, la seconde visait une domination de la nature indifférente à ses effets secondaires négatifs. Une nouvelle discipline, en pleine croissance, l'écologie industrielle, lui est consacrée.

La première caractéristique de la science réparatrice est d'exiger et de légitimer la participation de chacun, non seulement sur le plan de l'action, conservation, recyclage, partage, etc., mais aussi sur le plan de la connaissance. La pollution chimique aura été l'oeuvre de quelques entrepreneurs et de quelques savants assistés d'une armée d'exécutants et de consommateurs non avertis. Nous ne pouvons espérer redresser les torts ainsi faits au milieu de vie que si chacun de ces exécutants et de ces consommateurs est disposé à acquérir les connaissances grâce auxquelles il comprendra quelle est sa part de responsabilité et sera en mesure de l'assumer.

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