Novalis

02 / 05 / 1772-25 / 03 / 1801

«(...) Je suis rentré hier de Weissenfels, où j'ai vu mourir Hardenberg avant-hier midi, le 25 (...). Il est certain qu'il n'a eu aucun pressentiment de sa mort, et il est à vrai dire à peine croyable de mourir d'une manière si douce et si belle. Pendant tout le temps que je l'ai vu, il a été d'une sérénité qui passe toute description, et quoique sa grande faiblesse l'empéchât beaucoup de parler lui-même, le dernier jour, il prit part à toutes choses de la manière la plus aimable, et il m'est précieux par dessus tout d'avoir encore pu le voir.»

  • Friedrich Schlegel, 27 mars 1801

 

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«Frédéric-Léopold de Hardenberg, plus connu sous son pseudonyme de Novalis (1), est né en 1772, Ober-Wiederstedt, dans le comté de Mansfeld. Son père était directeur des salines de Weissenfels; lui-même fut destiné de bonne heure à la carrière des mines, qu’il accepta d’abord simplement, et à laquelle il trouva plus tard un côté poétique. Après voir fait ses premières études au gymnase d’Eisleben, il se rendit, en 1790, à l’université d’Iéna, où il connut Fichte, les deux Schlegel et surtout Schiller. On remarqua dès lors un trait de sa nature qui ne fit que s’accentuer dans la suite, un besoin de s’attacher et en même temps d’idéaliser l’objet de son attachement. Schiller, son « cher, grand Schiller », devint aussitôt pour lui le type du génie et de la vertu, l’homme idéal. Il continua son apprentissage à Leipzig et à Wittemberg, et entra dans la carrière active, en 1794, à Weissenfels. L’année suivante marque une date dans le développement de son esprit. Les premiers livres de Wilhelm Meister parurent; il ne se borna pas à les lire; il les étudia, il s’en pénétra, et il y trouva, selon l’habitude des romantiques, des vérités profondes enveloppées des symboles. La même année, il fit la connaissance de celle qui fut « sa Clarisse ». C’était Sophie de Kühn, qui le charma sans doute par un ensemble de qualités opposées aux siennes. On la présente comme un modèle de candeur et d’esprit naturel, sans rien de sentimental. Elle n’avait que douze ans; c’était presque une enfant; néanmoins Hardenberg se fiança avec elle. Mais elle tomba malade presque aussitôt, et mourut deux ans après. Alors il la transfigura dans son imagination, et elle fut, pendant quelques années, le centre idéal de sa vie. La mort de Sophie devint, pour lui, le point de départ d’une ère nouvelle, d’après laquelle il data son Journal intime. Bientôt, intervertissant les rôles, il pensa que c’était elle qui vivait, tandis que lui-même restait plongé dans la mort, et qu’elle n’était allée devant lui que pour l’inviter à la suivre; et il se demanda si la volonté de l’homme, qui transforme le monde, n’était pas assez forte pour franchir les portes de l’éternité. « Je veux mourir, dit-il un jour, non comme un être épuisé que la nature abandonne, mais libre comme l’oiseau de passage qui cherche d’autres climats, et joyeux comme un jeune poète. » C’est avec ces pensées qu’il composa les Hymnes à la Nuit, qui parurent dans l’Athénée de 1800. Ils sont écrits en vers libres, qu’on a pris longtemps pour de la prose. C’est la transcription poétique du Journal intime. Le style en est simple et concis. Novalis, qui venait de lire les Nuits d’Young, connaissait les défauts du genre funèbre, et, en habile écrivain qu’il était déjà, il sut les éviter. Il règne dans ses hymnes une sorte de joie mystique, qui est déjà une réaction contre la douleur. On sent que le poète, au milieu de son deuil, reste jeune, et que sa mort volontaire sera suivie d’une prompte résurrection.

Nous le retrouvons, dès la fin de l’année 1797, à Freiberg, occupé de minéralogie et de géologie. En même temps, il continue de philosopher, se guidant, en apparence, d’après Fichte, mais, en réalité, se laissant porter par son imagination. Une idée, qui est déjà exprimée dans les Hymnes et dans les passages correspondants du Journal, forme le fond de sa philosophie : c’est celle de la toute-puissance du moi, qui a pour mission de s’assujettir le monde, non seulement par les conquêtes lentes et progressives de la science, mais par le pouvoir immédiat de l’esprit sur la matière, disons le mot, par la magie. Novalis a trouvé la dernière forme de l’idéalisme de Fichte: c’est, pour employer sa propre expression, l’idéalisme magique. Il prévoit le moment où, à côté de la logique, qui est l’art de penser et de créer par la pensée, il y aura un art plus élevé, qu’il appelle la fantastique : ce sera l’art de créer par un acte instantané du moi, l’art de réaliser nos rêves. Il ne faut pas demander à Novalis plus de précision que de pareilles idées n’en comportent; il faut lui laisser la joie innocente de se repaître de visions et de chimères.

Sa politique est aussi ingénue que sa philosophie; elle est le contre-coup des espérances que toute la Prusse libérale attachait à l’avènement de Frédéric-Guillaume III. Le nouveau roi devient aussitôt pour lui le souverain idéal; la reine Louise lui rappelle Nathalie de Wilhelm Meister, un idéal encore. Tous deux sont proposés à leurs sujets comme de parfaits modèles; l’exemple qu’ils donnent vaut mieux qu’une constitution; leur volonté est la meilleure des lois. C’est dans leur voisinage immédiat et sous leur influence directe que doivent se former les hauts fonctionnaires de l’État. Même l’étiquette de cour est nécessaire; c’est une école d’élégance et de bonnes mœurs. La politique de Novalis est une politique de contes de fées. Il faut dire, pour être juste, que ses théories ne nous sont connues que par ses fragments, et qu’il les aurait sans doute rectifiées, s’il avait dû leur donner une forme définitive.

La poétique de Novalis est la conséquence de sa psychologie. Il n’a, en fin de compte, qu’une seule idée, ou plutôt un seul besoin moral, qui s’exprime de diverses manières: c’est le besoin de merveilleux. Sa poétique aussi découle de là. Il voit dans l’âme des dispositions profondes, innomées, insaisissables, qui n’appartiennent à aucune faculté, et qui n’en constituent pas moins notre essence intime. Ce sont ces dispositions que la poésie doit éveiller en nous. La poésie est une langue intérieure, une conversation de l’âme avec elle-même. Elle doit éviter de s’enfermer dans des formes trop précises : toute précision, toute limite est déprimante et entrave le libre essor de l’âme. Le premier des arts est la musique, et la poésie a d’autant plus de puissance qu’elle se rapproche davantage de la musique et du chant (2). De même que la poésie nous révèle le secret de notre être, de même elle nous dévoile le sens caché de la nature, ce qu’on pourrait appeler son âme. Or l’âme de la nature, c’est le merveilleux. Les phénomènes du monde, pour être habituels, n’en sont pas moins étranges; le poète rompt nos habitudes d’observation, et nous fait voir la création comme si elle s’offrait pour la première fois à nos regards; il nous étonne. Le poète est un enchanteur; c’est une perpétuelle féerie qu’il déploie devant nous.

Le roman de Henri d’Ofterdingen est l’application de ces théories. C’est, sous forme allégorique, un traité de l’éducation du poète; c’est en même temps une confession de l’auteur. Novalis avait retrouvé, en 1798, Sophie de Kühn dans la personne de Julie de Charpentier, fille d’un ingénieur des mines, et il avait contracté de nouvelles fiançailles. L’année suivante, dans un voyage à Iéna, il connut Tieck, et il noua aussitôt avec lui une étroite amitié. Les contes de Tieck et Les Pérégrinations de Sternbald remplacèrent, dans son admiration, le Wilhelm Meister, qu’il trouvait maintenant prosaïque, « une histoire bourgeoise et domestique, avec des comédiennes pour muses ». Il entra dans une nouvelle période d’activité, malgré la maladie qui commençait à le miner et dont seul il n’apercevait pas les progrès. Henri d’Ofterdingen devait être le pendant de Wilhelm Meister, mais un pendant poétique, romantique; même le format, l’impression devaient être pareils, pour qu’il n’y eût aucun doute sur l’intention de l’auteur. Malheureusement, Novalis ne vit pas la publication d’une œuvre à laquelle il attachait de si hautes espérances. Il ne put terminer que la première partie, et il reste de courts fragments de la seconde; mais le sens général du roman est assez clair, surtout si l’on veut profiter des indications que nous donne Tieck, d’après les confidences qu’il avait reçues du poète. La première partie commence par un rêve et finit par un conte; l’un et l’autre contiennent, en pressentiment, la destinée du héros. Henri d’Ofterdingen, l’auteur présumé des Nibelungen, est né poète; il grandit sous l’œil de ses parents, à Eisenach en Saxe, méditant et rêvant, sans que rien vienne contrarier l’éclosion de son génie. Il a vu en songe la fleur bleue, le but idéal de sa vie. Mais, s’il veut remplir sa mission, il faut d’abord qu’il connaisse le monde. Il se rend, avec une caravane de marchands, auprès de son grand-père à Augsbourg, et, chemin faisant, maint tableau intéressant se déroule devant ses yeux. À Augsbourg, il rencontre le poète-magicien Klingsohr, qui lui donne de sages avis sur les limites de l’art, sur les dangers de l’enthousiasme, sur la nécessité de s’observer, de se contenir, de se contrôler sans cesse. La fille de Klingsohr, Mathilde, lui apparaît comme la fleur bleue qu’il a rêvée; mais elle meurt – comme Sophie de Kühn –, et le jeune poète reprend ses voyages. La suite du roman devait le mener en Italie, en Grèce, dans l’Orient, et le remettre en présence de Klingsohr, dans une lutte poétique comme celle qui eut lieu, d’après la légende, au château de la Wartbourg. Henri d’Ofterdingen aime une seconde fois, comme Novalis, et cette fois la fleur bleue s’appelle Cyane : c’est Julie de Charpentier. Quand l’apprentissage du poète est terminé, il entre dans une existence supérieure, où tout ce qu’il a vu et éprouvé se spiritualise et se transfigure, un au-delà, mais qui est encore de ce monde, un ciel sur la terre. Il y retrouve Mathilde et Cyane, confondues dans une même figure idéale. Ainsi, le développement du poète s’achève dans la vie mystique et contemplative. Ayant parcouru tout le cercle de l’existence, ayant recueilli en lui les images de toutes choses, il n’a plus qu’à se replier sur lui-même, à « rentrer dans son âme comme on rentre dans sa patrie ». « Tout me ramène en moi-même », dit Novalis dans un de ses fragments, et ce mot peut être pris pour la conclusion de son roman.

Novalis mourut le 25 mars 1801, n’ayant pas accompli sa vingt-neuvième année. Il n’avait publié, outre ses Hymnes et quelques articles dans l’Athénée, que des cantiques religieux, qui sont la plus pure effusion de son mysticisme. Ce sont des élans du cœur, que ne trouble aucune arrière-pensée dogmatique, et quelques-uns sont d’une forme achevée.»

Notes
(1) Novalis est une adaptation latine du nom de Hardenberg. Hard veut dire forêt; Berg, montagne, roche, mine; on appelle novalis un terrain minier nouvellement mis en exploitation.
(2) Novalis va jusqu’à dire, dans un de ses fragments, qu’on pourrait concevoir des poésies qui n’auraient aucun sens et qui ne seraient faites que de mots harmonieux, des récits qui n’auraient aucun lien et dont les parties ne seraient jointes, comme des rêves, que par des associations d’idées.

Adolphe Bossert, Histoire de la littérature allemande, Paris, Hachette, 1904, p. 605-609


Un jugement sévère sur le poète

«Frédéric Schlegel dit de Novalis, dans une lettre : « Il n’admet pas qu’il y ait rien de mauvais en ce monde, et il croit que tout se prépare pour un nouvel âge d’or : je n’ai jamais vu une telle sérénité dans la jeunesse. » Lui-même dit dans une de ses poésies: « La nature m’a fait ce don de pouvoir toujours lever un regard joyeux vers le ciel. » Ces mots indiquent la vraie nature et en même temps la limite de son génie. L’école qui l’a adopté, pauvre de chefs-d’œuvre, a fait trop de bruit autour de son nom. On l’a appelé le prophète du romantisme. Il faudrait, pour justifier ce titre, qu’il eût annoncé quelque chose au monde. Or sa philosophie, sa politique, même son esthétique sont des rêves d’enfant. Novalis est, en somme, un aimable caractère, et par moments un gracieux écrivain; mais c’est le méconnaître et lui faire tort que de le mettre au premier rang et de le tirer en pleine lumière. Il faut le laisser dans le demi-jour où il a vécu, où le grand public n’ira jamais le chercher, mais où de temps en temps quelques délicats aimeront à converser avec lui.»

Adolphe Bossert, Histoire de la littérature allemande, Paris, Hachette, 1904, p. 609-610


Armel Guerne, "Portrait de Novalis" (Rhapsodie des fins dernières, 1977) - site francophone Novalis

Jugements d'écrivains sur Novalis (

Chronologie de sa vie (Aquarium, allem.).

Articles


Les nombres et les figures

Friedrich Novalis
Poème de Novalis. Il est intéressant de comparer les deux traductions que nous présenons ici .  



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