Lavigne Jacques

14 novembre 1919-25 mai 1999

«Dans Autour de Jacques Lavigne, philosophe, Jacques Beaudry note, références à l’appui, que le premier ouvrage de Jacques Lavigne, L’inquiétude humaine (éditions Montaigne, 1953), avait reçu un très bon accueil des critiques littéraires du temps. Avec cet ouvrage, Lavigne traçait un chemin pour sortir en douceur du thomisme qui régnait à l’époque.

Certes, les circonstances de la vie ont brouillé les pistes. Il y a eu l’exclusion de Lavigne du monde universitaire, bien sûr. Mais il y a eu aussi le climat politique qui régnait à l’époque, climat d’impatience politique, de remise en question radicale. Les circonstances ont sans doute fait en sorte que cette oeuvre d’un individu qui se disait «penseur chrétien » se perde (en partie) et qu’elle soit (partiellement) ignorée des générations suivantes.

Mais le propre d’un classique, comme le disait Italo Calvino, c’est de sans cesse réapparaître. Alors retournons au texte, à L’inquiétude humaine. Quelle était la visée de l’auteur? Très ambitieuse, comme il se doit. Lavigne voulait «saisir la marche de la vie de l’homme sollicité, dans sa pensée et dans son appétit, par un Absolu qu’il se dispose à recevoir en Le cherchant, et qu’il ne peut trouver sans se donner librement à Lui». Qu’est-ce à dire?

Après avoir posé le problème de l’inquiétude humaine et avoir exposé les éléments constitutifs de l’existence humaine (la vie sensible et la vie psychique), avoir aussi compris à sa manière le tournant linguistique - «Sans l’aide des signes, la vie psychique serait impossible », écrivait-il à la page 91) -, Lavigne ira explorer la science, l’art et la société, toujours en quête d’une réponse, d’une satisfaction qui pourrait apaiser l’inquiétude fondamentale de tout être humain.

Quatorze ans avant Le hasard et la nécessité du biologiste Jacques Monod, Lavigne écrivait : «La science ne montre pas que la matière a engendré la vie et celle-ci l’esprit; elle enseigne que le cosmos, la terre et les astres, les animaux et les hommes se sont formés à une certaine période du temps et qu’ils auraient pu ne pas être si certaines conditions improbables ne s’étaient réalisées. Le hasard est inclus dans l’évolution de l’homme» (p. 144).

Bien avant les luttes intestines qui ont déchiré la gauche lors du premier référendum, Lavigne faisait déjà un peu d’ironie à l’égard du socialisme réel : «Le communisme combat l’idée de patrie et, cependant, il l’exalte en U .R.S.S...» (p. 194).

Et en bon philosophe qui a un tel souci de l’ordre qu’il n’en tolère aucune caricature, Lavigne a fait une critique virulente de l’ordre capitaliste établi. Entre autres, dans ce passage, où il refuse que la loi du commerce devienne la loi générale : «Ce qui rend le capitalisme néfaste ce sont moins ses imperfections pratiques que ses prétentions à la domination de toutes les activités de l’homme [...]. Ce qui est nocif, ici, ce n’est pas tellement de chercher le profit dans les affaires, mais de vouloir que tout soit une affaire; de contaminer tous les secteurs où l’action et la pensée désintéressées avaient coutume de se développer librement; de se priver par là même du seul ferment capable de faire accéder la vie économique à l’humanisme» (p. 191)
En lisant de telles réflexions, je suis prêt, à l’instar des Jean Larose, des Marc Chabot et de bien d’autres, à reconnaître en Jacques Lavigne «le premier de nos philosophes». Mais revenons au texte. À la fin de son enquête, Lavigne dira qu’il nous est impossible de combler le manque qui nous habite par nos seules
oeuvres ou constructions sociales. Il faut que l’humain soit pour ainsi dire révélé à lui-même. En apparaissant dans le monde, dirait Hannah Arendt. Mais Lavigne,penseur chrétien, posera plutôt la question de l’absolu. Comment? Afin de donner un peu la couleur de son style,j’ai pensé vous soumettre deux extraits de l’ouvrage. Le premier traite de la manière dont Lavigne se représentaitl’inquiétude humaine. Le second rappelle la conclusion à laquelle il arrivait au terme de son ouvrage.»

ANDRÉ BARIL, Revue Combats, Vol n7, No 1

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Témoignage de monsieur Jean Larose, un ancien élève de Jacques Lavigne, devenu professeur d'université et brillant essayiste.

«À l’époque (vers 1965), il nous livrait à mesure les chapitres du livre auquel il travaillait et qui devait porter sur « les conditions instinctuelles et affectives de l’objectivité du discours conceptuel ».
J’avais seize ans, cet intitulé m’épatait;évidemment, je n’ai compris que bien plus tard quelle intuition de génie travaillait cette prose élégante et profonde. Lavigne avait subi, il le répétait souvent, il en parlait encore la dernière fois que je l’ai vu, une énorme injustice.
Contre le ressentiment qui aurait pu réduire tout son travail à un stérile ressassement, il avait édifié en théorie générale de la pensée l’analyse du comportement
de ses persécuteurs. Il en était ainsi venu à l’hypothèse d’une certaine perversion psychique, qui n’était pas celle des seuls individus qui l’avaient chassé de
l’enseignement universitaire, mais qui affectait les conditions mêmes du discours dans notre société.
Le Devoir avait publié en 1955 un article, toujours actuel, où, quinze ans avant le livre, cette hypothèse s’était annoncée: « Notre vie intellectuelle est-elle authentique? » Dans ses travaux ultérieurs, cette perversion devait s’appeler « faux-féminin » et se caractériser, suivant le schéma oedipien, par une alliance entre la mère et le fils s’accordant mutuellement reconnaissance de leur autorité virile afin d’en exclure le père et, surtout, ne pas avoir à passer par l’acquisition d’une vraie maîtrise sur la réalité. Pour nous, cette proposition déplaisante et audacieuse éclaire le destin paradoxal de l’idée de souveraineté au Québec. Elle n’est pas morte avec lui. Le souvenir s’est traduit en mémoire, c’est-à-dire en leçon active et en travaux renouvelés chez ses disciples. Voilà l’immortalité du philosophe et du maître.»

JEAN LAROSE, Revue Combats, Vol n7, No 1

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Chronologie

Tirée de l’ouvrage collectif dirigé par Jacques Beaudry, Autour de Jacques Lavigne,
philosophe, Histoire de la vie intellectuelle d’un philosophe québécois de 1935 à aujourd’hui, Trois-Rivières, Éditions du Bien Public, 1985.

1919 : Naissance de Jacques Lavigne.
Il étudiera au Collège Jean-de-Brébeuf où, dès ses Belles
Lettres, il s’intéresse à la philosophie.

1944 : Licence en philosophie à l’Université de Montréal.

1945 : Il enseigne la philosophie aux collèges Marguerite d’Youville,
Brébeuf, Loyola et à l’Université de Montréal.

1948-1951 : Il a été directeur des publications au Petit journal.

1952 : Doctorat sur l’inquiétude humaine. Mention « summa cum laude ».

1953 : Professeur titulaire à la Faculté des sciences sociales. Il entreprend
des recherches sur les rapports entre la psychanalyse et la philosophie.
Parution de son essai L’inquiétude humaine.

1954 : Il obtient une bourse de la Fondation Rockefeller pour la préparation d’une étude, « La Figure du monde », présentée dans le cadre des symposiums de l’année jubilaire du Collège Brébeuf.

1956 : Un article dans Le Devoir, « Notre vie intellectuelle est-elle authentique ? ».

1959 : Il doit quitter l’Université de Montréal qui ne reconnaît pas la
valeur de ses recherches, à partir des méthodes expérimentales de
la psychanalyse, sur le contenu symbolique du discours philosophique.

Il devient titulaire de Philosophie I au Collège Jean-de-Brébeuf et régent de tout l’enseignement philosophique de cette institution.

1961 : Il doit quitter le collège qui a adopté, face à ses recherches, la même conduite que l’université.

Suivront quatre années de chômage forcé.

1965 : Il enseigne au Collège de Valleyfield.

1971 : Parution de L’objectivité, ses conditions instinctuelles et affectives.

1987 : Parution de Philosophie et psychothérapie, essai de justification expérimentale de la validité et de la nécessité de l’activité philosophique.

1999 : Mort de Jacques Lavigne.

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