Hommage à Jacques Lavigne

Marc Chabot

Tout est extérieur : rien n’est possédé [1]

Devenir philosophe. Vivre du désir d’exister comme penseur. Écrire. Publier. Avancer lentement dans le labyrinthe de la connaissance. Vouloir rencontrer son âme. Effleurer l’essentiel. Lire et relire les enseignements d’un Socrate nous invitant à la responsabilité. Faire fi des richesses et de la gloire. Douter et s’inquiéter.

Devenir philosophe. Discrètement. Lancer ses idées dans le monde. Dans le sien d’abord. Dans quelques revues aujourd’hui disparues. Maintenir son attention sur un objectif simple : la vie intellectuelle ne vaut que si l’on a le souci de quitter l’extériorité et l’imitation. Se posséder, c’est s’approcher de soi, de sa propre parole, d’une originalité. Toute pensée est unique lorsqu’elle cesse de vivre par la parole de l’autre. Venir au monde pour un philosophe, c’est toujours offrir son monde. Offrir le plus trouble de soi et parfois le plus simple de soi.

Nous nous sommes universalisés. Nous sommes devenus personnels aussi. Notre pudeur s’est assoupie et nous utilisons, pour écrire, nos expériences intimes et locales; nous sommes devenus charnels, complexes et lucides [2].

Jacques Lavigne n’est peut-être pas devenu le philosophe qu’il aurait voulu être. Sa carrière universitaire fut interrompue au milieu des années 50 pour des raisons qui demeurent encore mystérieuses. L’inquiétude humaine [3], cette oeuvre majeure dans l’histoire de la philosophie québécoise, est parue chez Aubier en 1953, et il nous faudra attendre jusqu’en 1971 avant de lire un nouvel essai de Jacques Lavigne [4]. Dix-huit années séparent les deux oeuvres, mais il n’en demeure pas moins que Jacques Lavigne aura pendant ce temps influencé et encouragé des centaines d’élèves à écrire, penser et publier. Hubert Aquin, Georges Leroux et Jean Larose en furent.

Un jour, le fait apparaît clair et limpide, le penseur comprend qu’il ne sera penseur qu’en se rencontrant, qu’en cessant de commenter, de répéter, de coller autour de sa maigre pensée les idées des autres. Ce travail de venir jusqu’à soi est probablement le plus affolant, le plus déstabilisant aussi. Après tout, qui en ce monde veut d’un nouveau philosophe ? Pourquoi devrait-on accueillir un nouveau penseur alors que nous n’en finissons jamais d’essayer de comprendre les anciens ? N’est-ce pas pure prétention de se présenter comme philosophe aujourd’hui ?

On devient poète en écrivant des poèmes. On devient romancier en écrivant des romans. L’oeuvre apparaît lentement sur des feuilles blanches. Les autres poètes, les autres romanciers n’existent plus. Une parole, la propre parole du poète ou du romancier doit naître. Sans cela il n’y aura ni poème, ni roman.

En philosophie, la feuille blanche ne joue pas exactement le même rôle. Le philosophe naît rarement de l’effacement de la philosophie. Il cite, commente, paraphrase, critique et traîne avec lui toute son histoire. Immense fardeau. Poids terrible du passé et des idées. Le philosophe ne s’invente pas dans la légèreté [5], d’où l’effort parfois surhumain pour s’échapper ou s’envoler.

Il suffit de penser à Nietzsche pour s’en rendre compte. Combien de crachats sur le monde et la pensée pour que Zarathoustra trouve sa niche dans le monde et les idées ? S’arracher au passé pour un philosophe est une entreprise complexe et probablement toujours quelque peu ratée.

Mais dès que nous commençons d’enseigner, de penser, d’écrire et d’être des intellectuels nous abandonnons notre âme. Et pourtant c’est par elle seulement que nous réussirons à nous donner une vie de l’esprit qui ne sera plus un artifice [6].

L’inquiétude humaine de Jacques Lavigne est un texte fondateur comme l’était Refus global de Paul-Émile Borduas. Avec cet essai naît « la vie de l’esprit », une parole et une pensée.[*]

À la limite, nous pourrions écrire : peu importe même le contenu de l’oeuvre, peu importe notre accord et notre désaccord sur ce qui est dit, dans cet essai, de l’être, du monde, de l’art, de la société, de Dieu, de la science ou de la métaphysique.

La philosophie ici devient possible parce qu’un intellectuel du nom de Jacques Lavigne a refusé « d’abandonner son âme » aux autres philosophies. Ce qui n’exclut pas des influences, mais dans L’inquiétude humaine, l’histoire de la philosophie est au service d’un philosophe et non le contraire.

Il y aurait d’ailleurs toute une réflexion à produire sur la question de l’inquiétude. Notre première oeuvre philosophique a pour thème l’inquiétude.

C’est en effet par l’inquiétude que nous sommes comme placés au-dessus du temps et du devenir et forcés d’en demander le sens. C’est le premier signe, dans le relatif et le temporel, de la présence en nous de l’éternité et de l’absolu [7].

Donc, prendre acte de cette inquiétude. D’abord pour soi, comme être particulier, comme humain parmi les humains. Du porteur d’eau au porteur de sens.

Homme inquiet issu d’un peuple inquiet. Rien n’est acquis. Jamais. Ni le peuple, ni l’homme. Ni les idées, ni l’âme. Homme inquiet dans son universalité même, dans son pouvoir d’accéder à cette universalité.

Nos maîtres et le pays ne peuvent prendre un tel risque. Ils ne peuvent point risquer d’entretenir une vie de discours et de paresse. Ils sont sûrs du pire médecin, du pire avocat, du pire épicier qui donneront au moins une pilule, une parole, un pot d’olives. Vous pouvez travailler toute votre vie et ne leur apporter que vos yeux usés et votre coeur malheureux. Il faut donc risquer seul la vie de votre âme… [8]

Risquer son âme en 1953, c’était écrire un livre. La pilule est depuis longtemps digérée, la parole est morte et le pot d’olives est vendu. Mais il nous reste L’inquiétude humaine, une nourriture pour l’âme. Les mots risqués d’un philosophe dont nous sommes bien loin d’avoir saisi toute l’importance dans notre culture.

Une cinquantaine d’années nous séparent de l’essai de Jacques Lavigne, de cet essai complexe qui mettait la philosophie québécoise au monde.

Acte fondateur. Texte fondateur. Qu’est-ce à dire ? Quelque chose commence que nous ne pourrons plus arrêter : la philosophie en Amérique francophone. Que nous ne le sachions pas, que nous ne voulions pas le savoir, c’est une autre histoire. Que Jacques Lavigne manque de lecteurs et de lectrices n’y change rien. L’oeuvre est là. L’oeuvre est datée. Elle finira bien par faire sens.

 

1.  Jacques Lavigne, « Notre vie intellectuelle est-elle authentique ? » (1956), dans l’essai de Jacques Beaudry, Autour de Jacques Lavigne, philosophe. Histoire de la vie intellectuelle d’un philosophe québécois de 1935 à aujourd’hui, Trois-Rivières, Éditions du Bien Public, 1985, p. 95.
2.  Ibid., p. 99.
3.  Paris, Aubier, Éditions Montaigne, 1953, 230 pages.
4.  L’objectivité ses conditions instinctuelles et affechves, Montréal, Leméac, 1971, 256 pages.
5.  Je ne veux pas laisser entendre que le poèteou le romancier s’invente dans la légèreté.
6.  Jacques Lavigne, « Notre vie intellectuelle est-elle authentique ? » (1956), dans Beaudry, op. cit., p. 100.
7.  L’inquiétude humaine, p. 25.
8.  Jacques Lavigne, « À un jeune penseur: les exigences du métier de philosophe », dans Beaudry, op. Cit., p. 89.
[*]  Marc Chabot a précisé son propos, dans un entretien publié quelques années après : « Comme acte fondateur, au moins de la pensée moderne, on pourrait peut-être reconnaître L’inquiétude humaine, de Jacque Lavigne. [...] Il faudrait que l’on fasse de Lavigne un tournant, le début de notre histoire moderne. Bon, c’est une référence. Je ne rajoute pas à cette affirmation “voici le chef-d’oeuvre”. Ce n’est pas cela que je dis. Malheureusement, c’est ce que les gens entendent. Je dis que la philosophie moderne québécoise pourrait commencer avec Lavigne. Après, on réfléchira sur l’oeuvre. » (Philosopher au Québec, 2007, p. 25)

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