On parle mal de George Sand

Alain
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On parle mal de George Sand. C'est une mode qui ne finit point. Ceux qui ont lu ses Mémoires savent qu'elle fut une saison à Majorque avec Chopin déjà malade. Elle conte que c'est là, dans un couvent à demi ruiné, qu'il composa le plus grand nombre de ses fameux Préludes. Or, dès ce temps-là, elle les jugeait comme nous les jugeons ; elle avait prédit que ces courtes pièces attireraient des foules aux concerts, tout aussi bien que les plus fameuses symphonies. Cette sécurité du jugement devrait avertir; d'autant que nous savons, par la Confession de Musset, que George Sand connaissait profondément la musique, je dis même le métier. Voilà donc un précieux témoin ; mais on n'ose point le croire. Un esprit d'ironie et presque d'insulte a touché tous ceux qui écrivent de Liszt et de Chopin ; et même le célèbre interprète des Préludes, qui cite avec prudence la bonne dame de Nohant, ne peut se retenir de se moquer un peu d'elle. J'avoue que cette partie d'un commentaire d'ailleurs justement célèbre ne fut pas loin de m'irriter. Avons-nous donc tant de témoignages justes et lumineux sur les génies ? La vraie histoire de l'humanité, hors les œuvres éternelles, tient toute en ces éclairs de sentiment et de pensée. Je vois que, dans les vies de Beethoven et de Gœthe, on recherche, on choisit, on rassemble toutes les pensées qui furent dignes des œuvres ; et c'est bien là le vrai de ces précieuses biographies. Nous ne pensons et nous ne nous sauvons les uns et les autres que par cette pieuse imitation des moments sublimes. Tel est le culte des morts; tel il fut toujours. Et l'impiété au contraire n'a pas d'avenir. Elle meurt, elle n'est que mort. La plus belle loi de notre espèce, la loi vertébrale, est que ce qui n'est pas admiré soit oublié. D'où vient donc que ce spectre de Nohant, fait seulement de non-être, revient toujours ?

C'est qu'il y a ici autre chose qui ne peut point mourir. J'attends toujours de voir, aux vitrines de librairie, les cinq volumes de Consuelo enfin dans leur gloire. Alors, j'en suis assuré, même les plus aigres feront justice à une grande âme. On lira ce livre comme on va écouter les Préludes. Alors ce qui n'est que poussière et cendre aura trouvé sépulture.

Hugo était bien au-dessous de l'évêque Bienvenu. Je le sais. Mais, de ses passions mêlées, ce fils de la terre était pourtant capable de donner vie à ce saint au dessus de l'homme. De même George Sand, de sa propre vie, médiocre, déformée, manquée comme est toute vie, a pu former cette Consuelo, modèle unique, où toute femme trouvera de quoi imiter, tout homme de quoi comprendre et aimer toute femme.

Car tout être a de beaux moments ; si cela n'était pas, qui donc courrait aux grandes œuvres ? Et, selon mon opinion, toute vie humaine s'élance au-dessus d'elle-même ; et les moindres vertus ne tiennent que par des passages surhumains. Mais il faut encore que la belle statue nous ressemble plus que nous ne ressemblons à nous-mêmes. Or, Consuelo est fille de la terre aussi. Je lisais hier, dans le quatrième volume, une description de ce qu'il y a de violent, de soudain, d'animal par la chair et le sang, dans la surprise de l'amour voleur. Mais aussi quel courage dans les pensées ! Quel merveilleux effort pour réduire ces puissants mouvements selon la règle de la fidélité ! Le pressentiment, la rencontre, l'arrangement des circonstances sauvent enfin cette âme pure. Mais n'est-il pas vrai aussi que tout amour est d'abord livré aux hasards ? Et qu'est-ce que vouloir, sinon surmonter, reprendre et enfin sauver ce qui n'est pas voulu ? Le chant, art si profondément viscéral, et qui pourtant nous porte si haut, est ce qui rassemble en un seul être le jugement et le tressaillement. Force et raison, sœurs ennemies, qui n'attend, qui n'espère les rares occasions où elles se réconcilient ? Et c'est bien le chant sévère, le chant selon les maîtres, qui discipline déjà la bohémienne enfant. J'imagine George Sand devant son clavier, éprouvant, comprenant que l'instrument, si bien tempéré qu'il soit, ne suffit pas à régler le redoutable cœur.



Lettre de L'Agora - Printemps 2025

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