Madame Sand

François-René de Chateaubriand
George Sand, autrement madame Dudevant, ayant parlé de René dans la Revue des Deux Mondes, je la remerciai, elle ne me répondit point. Quelque temps après elle m'envoya Lélia, je ne lui répondis point ! Bientôt une courte explication eut lieu entre nous. J'espère, Monsieur, que vous me pardonnerez de n'avoir pas répondu à la lettre flatteuse que vous avez bien voulu m'écrire lorsque j'ai parlé de René à l'occasion d' Oberman. Je ne savais comment vous remercier de toutes les expressions bienveillantes que vous aviez employées à l'égard de mes livres.

Je vous ai envoyé Lélia, et je désire vivement qu'elle obtienne de vous la même protection. Le plus beau privilège d'une gloire universellement acceptée comme la vôtre est d'accueillir et d'encourager à leur début les écrivains inexpérimentés pour lesquels il n'y a pas de succès durable sans votre patronage.

Agréez l'assurance de ma haute admiration, et croyez-moi, monsieur, un de vos croyants les plus fidèles.

George Sand À la fin du mois d'octobre, madame Sand me fit passer son nouveau roman, Jacques : j'acceptai le présent. 30 octobre 1834.

Je m'empresse, madame, de vous offrir mes remerciements sincères. Je vais lire Jacques dans la forêt de Fontainebleau ou au bord de la mer. Plus jeune, je serais moins brave, mais les années me défendront contre la solitude, sans rien ôter à l'admiration passionnée que je professe pour votre talent et que je ne cache à personne. Vous avez, madame, attaché un nouveau prestige à cette ville des songes d'où je partis autrefois pour la Grèce avec tout un monde d'illusions : revenu au point de départ, René a promené dernièrement au Lido ses regrets et ses souvenirs, entre Childe Harold qui s'était retiré, et Lélia prête à paraître.

Chateaubriand Madame Sand possède un talent de premier ordre; ses descriptions ont la vérité de celles de Rousseau dans ses rêveries, et de Bernardin de Saint-Pierre dans ses Études. Son style franc n'est entaché d'aucun des défauts du jour. Lélia, pénible à lire, et qui n'offre pas quelques-unes des scènes délicieuses d'Indiana et de Valentine, est néanmoins un chef-d’œuvre dans son genre : de la nature de l'orgie, il est sans passion, et il trouble comme une passion, l'âme en est absente, et cependant il pèse sur le cœur; la dépravation des maximes, l'insulte à la rectitude de la vie, ne sauraient aller plus loin; mais sur cet abîme l'auteur fait descendre son talent. Dans la vallée de Gomorrhe, la rosée tombe la nuit sur la mer Morte.

Peut-être les ouvrages de madame Sand doivent-ils une partie de leur effet à ce qu'ils sont d'une femme; supposez-les le travail d'un homme, l'attrait de curiosité disparaît.

Ces romans, poésie de la matière, sont nés de l'époque. Malgré sa supériorité, il est à craindre que madame Sand n'ait, par le genre même de ses écrits, rétréci le cercle de ses lecteurs. George Sand n'appartiendra jamais à tous les âges. De deux hommes égaux en génie, dont l'un prêche l'ordre et l'autre le désordre, le premier attirera le plus grand nombre d'auditeurs : le genre humain refuse des applaudissements unanimes à ce qui blesse la morale, oreiller sur lequel dort le faible et le juste; on n'associe guère à tous les souvenirs de sa vie des livres qui ont causé notre première rougeur, et dont on n'a point appris les pages par cœur en descendant du berceau; des livres qu'on n'a lus qu'à la dérobée, qui n'ont point été nos compagnons avoués et chéris, qui ne sont mêlés ni à la candeur de nos sentiments, ni à l'intégrité de notre innocence. La Providence a renfermé dans d'étroites limites les succès qui n'ont pas leur source dans le bien, et elle a donné la gloire universelle pour encouragement à la vertu.

Je raisonne ici, je le sais, en homme dont la vue bornée n'embrasse pas le vaste horizon humanitaire, en homme rétrograde, attaché à une morale qui fait rire : morale caduque du temps jadis, bonne tout au plus pour des esprits sans lumière, dans l'enfance de la société. Il va naître incessamment un Évangile nouveau fort au-dessus des lieux communs de cette sagesse de convention laquelle arrête les progrès de l'espèce humaine et la réhabilitation de ce pauvre corps, si calomnié par l'âme. Quand les femmes courront les rues; quand il suffira pour se marier, d'ouvrir une fenêtre et d'appeler Dieu aux noces comme témoin, prêtre et convive : alors toute pruderie sera détruite; il y aura des épousailles partout et l'on s'élèvera, de même que les colombes, à la hauteur de la nature. Ma critique du genre des ouvrages de madame Sand n'aurait donc quelque valeur que dans l'ordre vulgaire des choses passées; ainsi j'espère qu'elle ne s'en offensera pas : l'admiration que je professe pour elle doit lui faire excuser des remarques qui ont leur origine dans l'infélicité de mon âge. Autrefois j'eusse été plus entraîné par les Muses; ces filles du ciel jadis étaient mes belles maîtresses; elles ne sont plus aujourd'hui que mes vieilles amies : elles me tiennent le soir compagnie au coin du feu, mais elles me quittent vite; car je me couche de bonne heure, et elles vont veiller au foyer de madame Sand.

Sans doute elle prouvera de la sorte son omnipotence intellectuelle, et pourtant elle plaira moins parce qu'elle sera moins originale; elle croira augmenter sa puissance en entrant dans la profondeur de ces rêveries sous lesquelles on nous ensevelit nous autres déplorable vulgaire, et elle aura tort : car elle est fort au-dessus de ce creux, de ce vague, de cet orgueilleux galimatias. En même temps qu'il faut mettre une faculté rare, mais trop flexible, en garde contre des bêtises supérieures, il faut aussi la prévenir que les écrits de fantaisie, les peintures intimes (comme cela se jargonne), sont bornés, que leur source est dans la jeunesse, que chaque instant en tarit quelques gouttes, et qu'au bout d'un certain nombre de productions, on finit par des répétitions affaiblies.

Est-il bien sûr que madame Sand trouvera toujours le même charme à ce qu'elle compose aujourd'hui ? Le mérite et l'entraînement des passions de vingt ans ne se déprécieront-ils point dans son esprit, comme les ouvrages de mes premiers jours sont baissés dans le mien ? Il n'y a que les travaux de la Muse antique qui ne changent point, soutenus qu'ils sont par la noblesse des mœurs, la beauté du langage, et la majesté de ces sentiments départis à l'espèce humaine entière. Le quatrième livre de l'Énéide reste à jamais exposé à l'admiration des hommes parce qu'il est suspendu dans le ciel. La flotte qui apporte le fondateur de l'empire romain; Didon fondatrice de Carthage se poignardant après avoir annoncé Annibal : Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor; l'Amour faisant jaillir de son flambeau la rivalité de Rome et de Carthage, mettant le feu avec sa torche au bûcher funèbre dont Énée fugitif aperçoit la flamme sur les vagues, c'est tout autre chose que la promenade d'un rêvasseur dans un bois, ou la disparition d'un libertin qui se noie dans une mare. Madame Sand associera, je l'espère, un jour son talent à des sujets aussi durables que son génie.

Madame Sand ne peut se convertir que par la prédication de ce missionnaire à front chauve et à barbe blanche, appelé le Temps. Une voix moins austère enchaîne maintenant l'oreille captive du poète. Or, je suis persuadé que le talent de madame Sand a quelque racine dans la corruption; elle deviendrait commune en devenant timorée. Autre chose fût arrivé si elle était toujours demeurée au sanctuaire infréquenté des hommes; sa puissance d'amour, contenue et cachée sous le bandeau virginal, eût tiré de son sein ces décentes mélodies qui tiennent de la femme et de l'ange. Quoi qu'il en soit l'audace des doctrines et la volupté des mœurs sont un terrain qui n'avait point encore été défriché par une fille d'Adam, et qui, livré à une culture féminine, a produit une moisson de fleurs inconnues. Laissons madame Sand enfanter de périlleuses merveilles jusqu'à l'approche de l'hiver; elle ne chantera plus quand la bise sera venue; en attendant souffrons que, moins imprévoyante que la cigale, elle fasse provision de gloire pour le temps où il y aura disette de plaisir. La mère de Musarion lui répétait : « Tu n'auras pas toujours seize ans. Chaeréas se souviendra-t-il toujours de ses serments, de ses larmes et de ses baisers ? (1) »

Au reste, maintes femmes ont été séduites et comme enlevées par leurs jeunes années; vers les jours d'automne ramenées au foyer maternel, elles ont ajouté à leur cithare la corde grave ou plaintive sur laquelle s'exprime la religion ou le malheur. La vieillesse est une voyageuse de nuit; la terre lui est cachée, elle ne découvre plus que le ciel brillant au-dessus de sa tête.

Je n'ai point vu madame Sand habillée en homme ou portant la blouse et le bâton ferré du montagnard : je ne l'ai point vue boire à la coupe des bacchantes et fumer indolemment assise sur un sofa comme une sultane : singularités naturelles ou affectées qui n'ajouteraient rien pour moi à son charme ou à son génie.

Est-elle plus inspirée, lorsqu'elle fait monter de sa bouche un nuage de vapeur autour de ses cheveux ? Lélia est-elle échappée du cerveau de sa mère à travers une bouffée brûlante, comme le péché, au dire de Milton, sortit de la tête du bel archange coupable, au milieu d'un tourbillon de fumée ? Je ne sais ce qui se passe aux sacrés parvis; mais, ici-bas, Néméade, Phila, Laïs, la spirituelle Gnathène, Phryné, désespoir du pinceau d'Apelles et du ciseau de Praxitèle, Léena qui fut aimée d'Harmodius, les deux sœurs surnommées Aphyes, parce qu'elles étaient minces et qu'elles avaient de grands yeux, Dorica, de qui le bandeau de cheveux et la robe embaumée furent consacrés au temple de Vénus, toutes ces enchanteresses enfin ne connaissaient que les parfums de l'Arabie. Madame Sand a pour elle, il est vrai, l'autorité des Odalisques et des jeunes Mexicaines qui dansent le cigare aux lèvres.

Que m'a fait la vue de madame Sand, après quelques femmes supérieures et tant de femmes charmantes que j'ai rencontrées, après ces filles de la terre qui disaient avec Sapho comme madame Sand : « Viens dans nos repas délicieux, mère de l'Amour, remplir du nectar des roses nos coupes » ? En me plaçant tour à tour dans la fiction et la vérité, l'auteur de Valentine a fait sur moi deux impressions fort diverses.

Dans la fiction : je n'en parlerai pas car je n'en dois plus comprendre la langue. Dans la réalité : homme d'un âge grave ayant les notions de l'honnêteté, attachant comme chrétien le plus haut prix aux vertus timides de la femme, je ne saurais dire à quel point j'étais malheureux de tant de qualités livrées à ces heures prodigues et infidèles qui dépensent et fuient.

(1) Lucien, Dialogue des Courtisanes, VII. (N.d.A.)

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