Sur un Voyage de M. de Humboldt

François-René de Chateaubriand
Enfin nous entrons dans notre élément; nous arrivons aux voyages: parlons-en tout à notre aise! Ce n’est pas sans un sentiment de regret et presque d’envie que nous avons lu le récit de la dernière expédition des Anglais au pôle arctique. Nous avions voulu jadis découvrir nous-même, au nord de l’Amérique, les mers vues par Heyne, et depuis par Mackenzie. La narration du capitaine Ross nous a donc rappelé les rêves et les projets de notre jeunesse. Si nous avions été libre nous aurions sollicité une place sur les vaisseaux qui ont recommencé le voyage cette année; nous hivernerions maintenant dans une terre inconnue, ou bien quelque baleine aurait fait justice de nos prophéties et de nos courses. Sommes-nous plus en sûreté ici? Qu’importe d’être écrasé sous les débris d’une montagne de glace ou sous les ruines de la monarchie?

Une chose touchante dans le journal du dernier voyage à la baie de Baffin est la précaution prise de rappeler les chasseurs anglais quand les Esquimaux de la tribu nouvellement découverte venaient visiter les vaisseaux. Ces sauvages, isolés du reste du monde, ignoraient la guerre, et le capitaine Ross ne voulait pas leur donner la première idée du meurtre et de la destruction. Au reste, ce sont de grands penseurs que ces Esquimaux; ils tiennent pour certain que nos esprits s’en vont dans la lune; c’est aussi l’opinion du chantre de Roland. À voir ce qui se passe aujourd’hui en France, le philosophe Otouniah et le sage Arioste pourraient bien avoir raison.

Laissons ces régions désolées pour suivre notre illustre ami M. le baron de Humboldt dans les belles forêts de la Nouvelle-Grenade. Le Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent, fait en 1799-1804, est un des plus importants ouvrages qui aient paru depuis de longues années. Le savoir de M. le baron de Humboldt est prodigieux; mais ce qu’il y a peut-être de plus étonnant encore, c’est le talent avec lequel l’auteur écrit dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle. Il peint avec une vérité frappante les scènes de la nature américaine. On croit voguer avec lui sur les fleuves, se perdre avec lui dans la profondeur de ces bois qui n’ont d’autres limites que les rivages de l’Océan et la chaîne des Cordillères; il vous fait voir les grands déserts dans tous les accidents de la lumière et de l’ombre, et toujours ses descriptions, se rattachant à un ordre de choses plus élevé, ramènent quelque souvenir de l’homme ou des réflexions sur la vie; c’est le secret de Virgile : Optima quaeque dies miseris mortalibus aevi
Prima rugit. Pour louer dignement ce Voyage, le meilleur moyen serait d’en transcrire les passages; mais l’ouvrage est si célèbre, la réputation de l’auteur est si universelle, que toute citation devient inutile. M. le baron de Humboldt, bien que protestant de religion, et professant en politique ces sentiments d’une liberté sage que tout homme généreux trouve au fond de son cœur, M. de Humboldt, disons-nous, n’en rend pas moins hommage aux missionnaires qui se consacrent à l’instruction des sauvages; il juge avec la même équité les mœurs de ces mêmes sauvages; il les représente telles qu’elles sont, sans dissimuler ce qu’elles peuvent avoir d’innocent et d’heureux, mais sans faire aussi de la hutte d’un Indien la demeure préférée de la vertu et du bonheur. À l’exemple de Tacite, de Montaigne et de Jean-Jacques Rousseau, il ne loue point les barbares pour satiriser l’état social. Le discours de Jean-Jacques Rousseau sur l’Origine de l’inégalité des conditions n’est que la paraphrase éloquente du chapitre de Montaigne sur les Cannibales : « Trois d’entre eux, dit-il (trois Iroquois), ignorant combien coustera un jour à leur repos et à leur bonheur la connoissance des corruptions de deça, et que de ce commerce naistra leur ruine, (…) furent à Rouen, du temps que le roy Charles neuviesme y estoit : le roy parla à eux long-temps; on leur fit voir nostre façon, nostre pompe, la forme d’une belle ville : aprez cela quelqu’un en demanda leur advis, et voulut sçavoir d’eulx ce qu’ils y avoient trouvé de plus admirable : ils respondirent trois choses, dont j’ay perdu la troisiesme, et suis bien marry; mais j’en ay encores deux en mémoire. Ils dirent (…) qu’ils avoient aperceu qu’il y avoit parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes commoditez, et que leurs moitiez estoient mandiants à leurs portes, descharnez de faim et de pauvreté, et trouvoient estrange comme ces moitiez ici nécessiteuses pouvoient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prinssent les aultres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Je parlay à l’un d’eulx fort long-temps. (…) Sur ce que je lui demanday quel fruict il recevoit de la supériorité qu’il avoit parmi les siens, car c’estoit un capitaine, et nos matelots le nommoient roy, il me dict que c’estoit marcher le premier à la guerre; de combien d’hommes il estoit suivi, il me montra une espace de lieu, pour signifier que c’estoit autant qu’il en pourroit en une telle espace, ce pouvoit estre quatre ou cinq mille hommes; si hors la guerre toute son auctorité estoit expirée, il dict qu’il lui en restoit cela, que quand il visitoit les villages qui despendoient de lui, on luy dressoit des sentiers au travers des hayes de leurs bois, par où il peust passer bien à l’ayse. Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy! ils ne portent point de hault de chausses. »

Voilà bien Montaigne et ses tours imprévus, imités depuis par La Bruyère. Ce qui choquait donc le malin seigneur gascon et l’éloquent sophiste de Genève, était ce mélange odieux de rangs et de fortunes, de jouissances extraordinaires et de privations excessives, qui forme en Europe ce qu’on appelle la société.

Mais s’il arrive un temps où les hommes, trop multipliés, ne peuvent plus vivre de leur chasse, il faut alors avoir recours à la culture. La culture entraîne des lois, les lois des abus. Serait-il raisonnable de dire qu’il ne faut point de lois, parce qu’il y a des abus? Serait-il sensé de supposer que Dieu a rendu l’état social le pire de tous, lorsque cet état paraît être l’état le plus commun chez les homme?

Que si ces lois qui nous courbent vers la terre, qui obligent l’un à sacrifier à l’autre, qui font des pauvres et des riches, qui donnent tout à celui-ci, ravissent tout à celui-là; que si ces lois semblent dégrader l’homme en lui enlevant l’indépendance naturelle, c’est par cela même que nous l’emportons sur les sauvages. Les maux, dans la société, sont la source des vertus. Parmi nous la générosité, la pitié céleste, l’amour véritable, le courage dans l’adversité, toutes ces choses divines sont nées de nos misères. Pouvez-vous ne pas admirer le fils qui nourrit de son travail sa mère indigente et infirme? Le prêtre charitable qui va chercher, pour la secourir, l’humanité souffrante, dans les lieux où elle se cache, est-il un objet de mépris? L’homme qui pendant de longues années a lutté noblement contre le malheur est-il moins magnanime que le prisonnier sauvage dont tout le courage consiste à supporter des souffrances de quelques heures? Si les vertus sont des émanations du Tout-Puissant, si elles sont nécessairement plus nombreuses dans l’ordre social que dans l’ordre naturel, l’état de société, qui nous rapproche le plus de la Divinité, est donc un état plus sublime que celui de nature.

M. de Humboldt a été guidé par le sentiment de ces vérités lorsqu’il a parlé des peuples sauvages : la sage économie de ses jugements et la pompe de ses descriptions décèlent un maître qui domine également toutes les parties de son sujet et de son style.

Ici nous terminerons cet article : nous avons payé notre tribut annuel aux Muses. Aux époques les plus orageuses de la révolution, les lettres étaient moins abandonnées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Sous l’oppression du Directoire, et même pendant le règne de la terreur, le goût des beaux-arts se montra avec une vivacité singulière. C’est que l’espérance renaissait de l’excès des maux : notre présent était sans joie, mais nous comptions sur un meilleur avenir; nous nous disions que notre vieillesse ne serait pas privée de la lyre : ... Nec turpem senectam
Degere me cithara carentem. Derrière la révolution, on voyait alors la monarchie légitime; derrière la monarchie légitime on voit aujourd’hui la révolution. Nous allions vers le bien, nous marchons vers le mal. Et quel moyen de s’occuper de ce qui peut embellir l’existence, au milieu d’une société qui se dissout? Chacun se prépare aux événements; chacun songe à sauver du naufrage sa fortune et sa vie; chacun examine les titres qu’il peut avoir à la proscription, en raison de son plus ou moins de fidélité à la cause royale. Dans cette position, la littérature semble puérilité : on demande de la politique, parce qu’on cherche à connaître ses destinées; on court entendre non un professeur expliquant en chaire Horace et Virgile, mais M. de Labourdonnaye défendant à la tribune les intérêts publics, faisant de chacun de ses discours un combat contre l’ennemi, et marquant son éloquence de la virilité de son caractère.

À lire également du même auteur

Talleyrand et Fouché
L’épisode se déroule au retour de Gand, alors que Louis XVIII s'arrête à Saint-Denis. Tal

René
À propos de cette oeuvre de jeunesse, Chateaubriand a écrit, dans les Mémoires d'outre-tombe: «S




Articles récents