L'hystérie selon Klages

Gustave Thibon

La science du caractère d'où est tiré ce passage est une oeuvre de jeunesse de Gustave Thibon. Converti de fraîche date au catholicisme, encore sous l'influence directe du philosophe Jacques Maritain, Thibon, au moment où il écrit ce livre, vient de découvrir dans l'enthousiasme les thèses thomistes et aristotéliciennes sur l'union substantielle de l'âme et du corps. Son adhésion à cette conception de l'homme l'aide à se libérer à la fois du dualisme cartésien et du mécanisme-matérialisme ambiant dont la pensée de Freud est imprégnée. Le terrain, nouveau pour lui, sur lequel il a pris pied, l'aide à comprendre et à juger une oeuvre «intempestive» et pourtant très importante dans le monde germanique dans les années 1930, celle de Ludwig Klages.

Le caractère et la personnalité hystériques
La servante qui, après avoir soigné son maître tuberculeux, présente, sans lésion organique, les symptômes de la phtisie pulmonaire; la mystique d'hôpital qui se croit possédée du démon, le pseudologue qui court le monde en usurpant les titres et les qualités les plus disparates, appartiennent, sous des modalités très diverses, au type hystérique. Psychologique et même métaphysique, la théorie de Klages sur l'hystérie court peu de chances d'être agréée dans les sphères médicales. Il n'en reste pas moins vrai que rien d'aussi profond n'avait été écrit jusqu'ici sur ce sujet capital.
Revenons un instant à notre premier exemple. La servante qui mime les symptômes de la maladie de son maître porte en elle les images de ces symptômes. Mais celles-ci ne sont pas intégrées, incorporées dans son imagination; elles sont là plutôt à l'état de phantasmes moteurs que de représentations nuancées. Mal intégrées, elles demeurent inconscientes. Pourquoi? En vertu d'un certain appauvrissement élémentaire de la vitalité. L'imagination de l'hystérique, au lieu de sélectionner, puis d'assimiler harmonieusement les impressions extérieures, se comporte passivement vis-à-vis d'elles; elle devient le jouet des images et, privée dans une large mesure de sa puissance formatrice normale, elle est impuissante à recréer au sein d'elle-même - en vertu de cette activité immanente du connaître qui est essentiellement une vie - les formes sensibles de l'univers. 1 Disons qu'elle subit les images, mais ne les vit plus. Que le sentiment d'une telle déchéance vitale ne puisse se prolonger longtemps sans danger pour la personne qui l'éprouve, c'est ce qui ressort à l'évidence: la défaillance de la faculté formatrice n'exclut nullement l'instinct dirigé vers la création des formes, et l'hystérique est d'autant plus torturé du besoin de «vivre» que son imagination tarie fournit moins d'aliments à ce désir. Alors, l'estime de soi - mobile trop profond est trop générique pour être conscient - réagit contre l'insupportable sentiment de la misère vitale. Incapable de création et de jouissance internes (psychiques), l'hystérique imite du moins organiquement (en usant de ses facultés d'expression) les stériles processus imaginatifs qui se jouent en lui. La servante tousse et maigrit sans lésion: cette image de la phtisie qu'elle n'a pas vécue en tant qu'image, elle essaie de la vivre en la mimant extérieurement. Elle justifie ainsi son sentiment de déséquilibre interne: elle vit, bien que d'une vie perturbée et douloureuse, celle de la maladie, et l'estime de soi est sauve... Naturellement, en raison même de sa labilité psychique, elle n'opère, entre les images exsangues qui détermineront ses «symptômes», qu'un choix très superficiel. Aujourd'hui elle mime la tuberculose, demain elle mimera autre chose; à la limite (inaccessible parce que la sensibilité d'un homme n'atteint jamais à l'indifférence absolue de la matière première) elle mimerait, sans aucune spécification affective, quoi que ce soit. Ce qui importe pour elle, ce n'est pas de mimer ceci ou cela, c'est de se donner l'illusion de la vie. La mentalité hystérique (consciente ou non) est formellement constituée par la réaction du besoin de représentation sur le sentiment de l'impuissance à vivre.
Passons maintenant de la servante au pseudologue de notre troisième exemple. La différence est accusée: tandis que, dans le premier cas, l'appauvrissement vital a déterminé une scission de la personnalité, un crevassement interne par suite duquel les réactions hystériques s'accomplissent inconsciemment; dans le second cas, le moi reste cohérent, et le besoin de représentation, au lieu d'affecter une couche séparée de l'âme sans atteindre les sommets de la conscience (comme chez la servante), devient le mobile intime et dominant des actes conscients de l'individu. Ici, nous sommes en face, non plus seulement de l'hystérie, mais de la personnalité hystérique. L'esprit tout entier s'y trouve au service de la larve. Le mythomane ment d'abord à lui-même (il ne sait pas qu'en lui le comédien a dévoré l'homme); il ment ensuite aux autres parce qu'il a besoin de spectateurs dont l'admiration ou l'étonnement vienne fouetter son indigence vitale. J'ai vécu jadis dans l'intimité d'un pseudologue très remarquable. Lui parlais-je de poésie, il s'ingéniait à composer des vers et à feindre les émotions de l'artiste, de politique et le voilà ancien diplomate, de religion, et il ne tardait pas à me narrer ses grâces d'oraison. Un critère permet de discerner l'hystérie de l’omnilatéralité des aptitudes: l'absence complète d'originalité dans les inventions du sujet. Il ne simule que ce qu'il a vu, lu ou entendu. Il ne crée rien. Sous les représentations qui le frappent (phantasmes de la poésie, de la puissance, de la sainteté, du crime même) il pressent une richesse affective qui lui échappe, et dont il se hâte de feindre - mais avec toute la servilité d'un copiste - les manifestations extérieures. Aucune de ses élucubrations n'est imprégnée de ce caractère incommunicable et vécu qui procède des émotions authentiques. Il mime avec une égale facilité tous les sentiments parce qu'aucun ne l'affecte réellement, comme l'eau réfléchit toutes les couleurs précisément parce qu'elle est - incolore!
Ces considérations sur l'hystérie nous paraissent d'une extrême importance. Elles s'accordent parfaitement avec les exigences de la plus saine psychologie. Klages fait entrer en jeu, dans la genèse de l'hystérie, les deux éléments fondamentaux du psychisme humain: la sensibilité et l'esprit. Incomplétude et labilité de la sensation interne,2 mimétisme de l'esprit dont l'instinct d'affirmation s'insurge spontanément contre toute carence du moi, telles sont les deux composantes du caractère pithiatique. On n'est pas hystérique en vertu des seuls mobiles d'affirmation ou de restitution du moi (pourquoi donc tant de gens très vains ou très envieux ne le sont-ils pas?); on ne l'est pas non plus par simple carence vitale (car la pauvreté est une chose, et la simulation de la richesse en est une autre). L'hystérie, comme l'homme, est hylémorphique.

Notes
1) Il y aurait beaucoup à dire - sans adopter le moins du monde la métaphysique de Klages - sur cette dégradation de nos plus hautes facultés sensitives. Un retour partiel de l'imagination humaine vers l'indifférence et la passivité de la matière se justifie parfaitement du point de vue hylémorphique de saint Thomas. Et ce collapsus de l'âme sensitive explique à la fois: a) la scission hystérique de la personnalité (la matière est principe de division!); b) l'inconscience des phénomènes hystériques: une image ne peut devenir consciente qu'à partir d'un certain degré d'actualité; elle échappe d'autant plus à l'emprise réflexe de l'esprit qu'elle demeure moins élaborée et plus chargée de la matérialité inhérente à ses constituants somatiques. Une imagination mécanisée entraîne la ruine de la conscience.
2) Klages cherche naturellement dans le «vampirisme de la volonté» la cause propre de ces tares. Sa thèse est acceptable dans certains cas concrets. Dans d'autres, c'est plutôt la carence de la volonté qui entre en jeu: hors de la régulation de l'esprit, l'imagination humaine (faculté essentiellement inautonome) s'étiole et tend très souvent au mimétisme.

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