Le smartphone et la plume

Pierre-Jean Dessertine

   L’attention au smartphone et à la plume viennent en articulation décisive d’une démarche visant à éclairer le lien entre l’humanité et la nature.
   Car face à l’impuissance des humains à inverser leur rapport à l’environnement naturel et remédier à la brutale dégradation, par leur action, de la vitalité sur notre planète, n’est-il pas temps d’interroger le rapport de l’espèce humaine à la biosphère ?

  
   La vision du monde qui prévaut aujourd’hui, et qui est portée par la pensée occidentale, est celle de la déliaison de l’humanité et de la nature. Cette idée est héritée de Descartes qui justifiait une autonomie propre de l’humanité à côté de la nature par la volonté divine qui avait octroyé aux seuls humains une « âme » libre avec comme attribut principal la raison – raison qui, selon lui, ne pouvait que servir aux hommes à connaître leur environnement naturel afin de l’utiliser à leur profit, ce qui les met en position d’être, selon ses propres mots, comme « maîtres et possesseurs » de la nature.

    Mais voyez le paradoxe de cette conception : dans le même mouvement où l’on fait de la puissance de sa raison la marque du statut privilégié de l’humain qui le sépare de toutes les autres espèces vivantes, on la bride sans recours puisque l’âme humaine étant décrétée de facture divine, la raison doit renoncer à l’expliquer. La bonne fortune de cette pensée peu cohérente (malgré l’effort de Kant) d’une déliaison de l’homme et de la nature est à rattacher à une contingence historique : sa valeur idéologique pour justifier les bouleversements opérés dans l’environnement en faveur de la pratique économique industrielle impérialiste de l’Occident.

    L’hypothèse alternative, celle d’un lien essentiel, et qui ne saurait être rompu, entre la nature et l’humanité a été développée par les stoïciens dès l’Antiquité. Elle est fondée sur la thèse que la raison est d’abord une caractéristique du monde avant d’être un attribut de l’homme.

    Cela devrait sauter aux yeux pour qui sait considérer son environnement naturel autrement qu’en simple réservoir de matières premières à élaborer pour satisfaire ses besoins. Vous trouvez au détour d’un recoin de la cité un smartphone et une plume, une simple plume d’oiseau, abandonnés par terre. Lequel est le plus impressionnant pour la raison humaine ? Essayez simplement de considérer attentivement la plume : il n’est pas impossible qu’en ingéniosité comme en miniaturisation, le smartphone vous apparaisse plus grossier que la plume !

    De ce point de vue, qui est celui d’une curiosité désintéressée, l’explication actuelle par la science de l’existence de la plume qui élimine la raison pour ne retenir que le jeu du hasard et de la nécessité – hasard des mutations génétiques et nécessité de la lutte pour la vie, conformément à la théorie de l’évolution – apparaît insupportablement réductrice.

    La nature, en tant qu’elle se donne à notre expérience, manifeste la raison dans la manière même dont elle s’impose comme totalité ordonnée, par opposition aux agrégats chaotiques d’éléments.

    Mais pour réfléchir de manière profitable sur la « nature », il faut se délester de la charge d’affects et de fantasmes que le mot spontanément agglomère du fait de la longue histoire des relations passionnées de l’homme à son environnement naturel, et dont les moindres ne sont pas ceux émanant de la mauvaise conscience de l’homme contemporain pour son artificialisation outrancière de son environnement.

    Le mot « nature » vient du latin natura qui désignait la naissance, laquelle étant pensée d’abord en son sens biologique. Or la naissance biologique procède d’une logique de l’espèce, elle-même insérée dans une logique de relations entre d’innombrables espèces vivantes, lesquelles ne prospèrent qu’appuyées sur des échanges avec des supports minéral et aqueux, et une atmosphère protectrice. Ainsi le fait de naissance ne concerne qu’une petite partie de l’Univers, un phénomène singulier qui s’est développé à la surface de la planète Terre. Nous venons de déterminer ce que les scientifiques appellent la « biosphère ».

    C’est pourquoi, en cette démarche, nous définirons la nature comme biosphère. L’unité rationnelle de la biosphère peut s’expliciter par sa systématicité, car toute espèce vivante n’existe et ne se maintient que par les relations qu’elle entretient avec d’innombrables autres espèces ; par son autonomie, puisque la biosphère trouve en elle-même les principes de son fonctionnement et de son développement, elle se règle elle même, elle se régénère elle-même ; par sa dynamique au sens où ce système se développe en tendant à maintenir les paramètres favorables à l’apparition d’un maximum d’êtres vivants, cette finalité se réalisant par le biais de la diversification des formes vivantes permettant de tirer parti des configurations écologiques les plus variées.

    Si l’humain n’est pas dans la biosphère « comme un empire dans un empire » selon l’expression de Spinoza qui voulait par là montrer le caractère paradoxal de la position de Descartes – comment peut-on procéder de la biosphère et s’en prétendre « maîtres et possesseurs » ? – alors il faut prendre au sérieux l’hypothèse que tout, dans ce qui fait l’homme, dans ce que fait l’homme, dépend de la biosphère, que l’humain ne saurait se déprendre de sa naissance biosphérique – de sa « nature » – quelles que soient les initiatives qu’il prend, quels que soient les artifices techniques dont il s’apprête. Ce qui peut s'exprimer : la biosphère transcende l’homme.

    D’ailleurs cette transcendance n’est-elle pas consacrée par le vocabulaire ? L’extension d’emploi du mot « nature » légitime le passage de « la nature » comme totalité ordonnée qui est donnée de par sa naissance à l’homme, à la « nature » de chaque être, de toute chose, et à « ma nature » d’individu singulier.

    Cette transcendance est également inscrite dans notre perception. En effet, en tant que biosphère, la nature est d’abord objet d’expérience perceptive. Mais justement, le mot « objet » trouve ici sa limite. « Objet », étymologiquement, signifie « ce qui est posé devant soi », donc ce qui ressortit sur un fond et dont on peut percevoir les contours. Or, la perception de la nature se donne toujours, en sa plus grande extension, comme ce qui est sans contour quoique perçu : le ciel n’est pas « objet » de perception ! Cela veut aussi dire qu’on ne saurait lui échapper, comme on se détourne d’un objet pour aller voir ailleurs : on est toujours sous le ciel (même l’astronaute en sa station orbitale). Cette transcendance perceptive du ciel se retrouve dans l’expérience du déplacement d’horizon qui est la matrice de la métaphysique de Giordano Bruno : la vision statique d’un espace terrestre fermé par la ligne d’horizon devient pour l’individu en déplacement un horizon mouvant ouvrant continuellement à de nouveaux espaces ; il n’y a donc pas d’objet « espace terrestre » sous le ciel sinon comme une illusion créée par l’immobilité. Or, on doit considérer que toutes nos pensée dépendent de notre perception (voir Merleau-Ponty, en particulier Le primat de la perception, 1946)

    À ceux qui verraient dans l’évocation d’activités humaines supra-atmosphériques une objection à la transcendance de la biosphère, nous ferions remarquer que c’est naturellement, par la transparence de l’atmosphère, que la biosphère nous donne accès à son au-delà – donc que l’ouverture de l’humanité vers l’infinité de l’Univers est une propriété de la biosphère.

    Mais l’objection massive à la transcendance de la nature est la dimension culturelle de l’espèce humaine : l’humain aurait ce caractère propre de développer une culture, c’est-à-dire un certain type de réalité dite artificielle qui ne saurait être déduite des propriétés de la biosphère.

    Certes, on admet sans barguigner qu’une fraise des bois est naturelle, qu’une fraise cultivée à partir d’une longue sélection humaine est artificielle. Pourtant la cueillette est tout autant une pratique culturelle que celle de cultiver de variétés sélectionnées sous serre. En réalité l’opposition nature/culture a bien un sens, mais ce sens n’est pas absolu, il est relatif à la valorisation des pratiques humaines dans un groupe social à une époque donnée. Aujourd’hui nous considérons qu’il y a des pratiques agricoles naturelles – telle la permaculture – par opposition à l’agriculture industrialisée ; mais en d’autres lieux, d’autres temps, on a considéré l’agriculture sédentarisée comme artificielle par rapport au nomadisme des bergers.

    C’est pourquoi, comme l’anthropologue Philippe Descola l’a établi dans Par-delà nature et culture (2005), c’est seulement dans la société occidentale de l’époque moderne, intéressée à se valoriser comme technicienne, que l’on fonde sa vision du monde sur l’opposition de la culture à la nature. Alors que dans d’autres systèmes de pensées, comme dans les sociétés premières, et même dans l’ensemble des sociétés qui ont précédées notre société industrielle, ce sont les continuités ou les analogies des choix de comportement humain avec ceux des autres formes vivantes, qui sont mis en valeur.

    En réalité, comme l’écrivait Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception, 1945) : « tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. »

    La culture n’est donc pas une rupture du lien de l’humain à la biosphère même si elle peut se penser comme « une sorte d’échappement » par rapport à celle-ci.

    Or il est tout-à-fait possible de rendre compte biologiquement de cet « échappement » par la notion d’« ouverture » du programme génétique : « Chez les organismes simples, le comportement est déterminé de manière très stricte par les gènes. Chez les organismes plus complexes, le programme génétique devient moins contraignant, plus «ouvert», selon l'expression d'Ernst Mayr, en ce sens qu'il ne prescrit pas dans le détail les différents aspects du comportement, mais laisse à l'organisme des possibilités de choix. Il lui donne une certaine liberté de réponse. Au lieu d'imposer des instructions rigides, il confère à l'organisme des potentialités et capacités. Cette ouverture du programme génétique augmente au cours de l'évolution pour culminer avec l'humanité. » (François Jacob, Le jeu des possibles, 1981)

    On voit l’ouverture de son programme génétique dans l’extraordinaire polyvalence de l’individu humain : caractère omnivore, polyvalence des mains, stature verticale pour une présence tout azimut à l’espace, absence de biotope assigné. Comme disait J-J Rousseau « l’homme n’en ayant peut-être aucun [instinct des bêtes] qui lui appartienne, se les approprie tous ».

    Or, le programme génétique ne porte pas seulement sur les moyens de vivre, il porte aussi sur le but final du vivant. Or, s’il le détermine fermement pour toutes les autres espèces, comme on le voit en ce que cette finalité les arrime à un biotope déterminé, il ne le détermine pas pour l’homme. Certes, l’homme a de puissants besoins imposés génétiquement ; mais si ceux-ci l’inclinent à certains comportements, ils ne le déterminent pas ; sauf situation d’urgence, il peut toujours les mettre en perspective par rapport à d’autres comportements possibles. Par exemple, l’humain est puissamment porté vers l’union sexuelle et la fécondation pour la continuation de l’espèce, mais il peut choisir de faire le vœu de chasteté et consacrer sa vie à rendre hommage à un être surnaturel hors du champ de l’expérience humaine.

    On peut penser – avec Aristote – que l’homme a développé concomitamment sa raison et sa faculté de langage pour définir « ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste » (Politique), autrement dit pour élaborer cette capacité à prendre position par rapport à ses inclinations naturelles et donner ainsi un contenu à cette ouverture concernant ce que sera son bien.

    Il ne peut pas y avoir d’ouverture plus radicale du programme génétique que celle concernant la finalité du vivant. C’est ainsi qu’il faut comprendre qu’elle soit un « échappement » par rapport à la condition des autres espèces vivantes. Mais pourquoi la biosphère aurait-elle développé cette forme audacieuse d’un vivant dont elle ne verrouille pas la finalité et qui semble aujourd’hui la menacer ?

    On peut se donner l’hypothèse que l’avènement d’une espèce à finalité ouverte – l’espèce humaine – est dans la logique du dynamisme de la biosphère. Ne permet-elle pas à la vie de s’affirmer dans une variété indéfinie de configurations environnementales ? De ce point de vue les appendices techniques – déjà présents dans le règne animal – ne seraient que la variable d’ajustement à des biotopes inédits.

    Mais même dans nos entreprises les plus osées – comme d’aller marcher sur la lune ou de manipuler un génome – nous humains resterions tributaires de la logique de la biosphère à laquelle nous continuons – quoiqu’on veuille – d’appartenir.

    Si l’on admet qu’en toutes ses entreprises, l’humain reste pleinement « biosphérique », ne doit-il pas penser d’abord sa latitude d’action sur son environnement naturel en terme de tribut ? Et comment concevoir ce tribut sinon comme une maxime par laquelle les hommes s’obligent à inscrire leurs choix de valeurs finales dans le cadre de la logique de la biosphère ? Et une telle maxime implique un effort de connaissance des principes qui régissent l’ordre de la nature.

    Il semble bien que telle a été la démarche de toutes les sociétés humaines. Toutes sauf une : notre société, la société moderne industrielle occidentale.

    Pourtant il faut reconnaître à notre société d’avoir poussé le plus loin la connaissance de la nature par la raison, alors que la quasi totalité des autres sociétés s’appuyaient sur des récits d’origine obscure mettant en scène des êtres surnaturels qu’elles sacralisaient pour fixer la connaissance des principes de l’ordre naturel. Cela est vrai mais incomplet. Nous avons montré par ailleurs que derrière la raison des modernes de puissants complexes passionnels opéraient clandestinement.

    C’est du côté des Anciens de l’antiquité gréco-romaine que nous trouvons l’effort rationnel le plus approfondi pour connaître la nature – de Thalès à Lucrèce (soit du VIème au Ier siècle avant J-C) la quasi totalité des livres de philosophie publiés étaient des livres de philosophie naturelle et s’intitulaient, tout simplement, « De la nature « (Peri phusis). Ils s’efforçaient de donner un contenu à la maxime morale la plus constante du monde antique qui enjoignait de « vivre conformément à la nature ! » On sait aujourd’hui que, suite à l’œuvre scientifique d’Archimède, dès le IIème siècle avant J-C, les Anciens avaient, tout autant que les Occidentaux au sortir de la Renaissance, les moyens théoriques de développer une science expérimentale, et donc d’initier un développement technique proliférant. Ils ne l’ont pas fait car c’eut été outrepasser les principes de la nature tels qu’ils les comprenaient.

   Le problème aujourd’hui est que l’humanité s’est largement perdue loin de cette sagesse antique dans son enfièvrement pour ses succès techniques. Il ne s’agit pas pourtant de conclure par une condamnation morale du comportement de l’homme moderne occidental depuis trois siècles. L’ampleur de la dérive humaine hors de la prise en compte des principes de la biosphère relève de raisons objectives qui dépassent indubitablement les comportements moraux des uns et des autres.

   Finalement la reconnaissance de la transcendance de la biosphère sur nos vies humaines nous laisse devant ce redoutable problème : comment une espèce, l’espèce humaine, peut-elle menacer la biosphère dont elle dépend absolument ?

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