Le jeu de la bonté et de la malignité

Pierre-Jean Dessertine

Comment le film de Denys Arcand, La Chute de l’Empire américain (2019), ouvre la voie vers une société bonne

Sac empli de grosses coupures de dollars

   L’homme ne serait-il pas foncièrement mauvais ?

   Cette question semble obséder depuis toujours l’humanité.

   L’Antiquité gréco-romaine y répondait en dénonçant sa tendance à l’hubris, c’est-à-dire aux comportements d’excès, toujours facteurs de désordre et de malheur. Le christianisme y répondait par la thèse d’un péché originel obérant l’histoire humaine. Aujourd’hui, beaucoup d’esprits sont sidérés de voir l'humanité, avec un bel ensemble, saccager sans répit la biosphère, par laquelle se soutient sa vitalité, pour satisfaire des caprices.

   Pourtant il y a bien de la bonté en l’homme. Cela se voit quotidiennement dans les gestes de prévenance envers autrui, dans les ravaudages sans cesse repris par les uns des situations de conflits qui couvent entre les autres, par la transmissions des bons préceptes destinés à conjurer les failles humaines reconnues de longue expérience. Cela aussi s’écoute dans la sagesse des pensées des philosophes qui, somme toutes, presque toujours, n’ont pensé que pour favoriser l’avènement d’une société bonne.

   Mais en cette lutte permanente entre la bonté et la malignité, nous savons – le cours de l’histoire nous l’apprend – que c’est la malignité qui gagne.

   Le film du québécois Denys Arcand déroule une séquence d’événements qui laisse deviner une toute autre histoire où la bonté gagnerait. Ce serait l’histoire de « La chute de l’empire américain », autant dire celle de la chute de l’empire ploutocratique mondial.

   Pourtant, il ne s’agit pas du tout d’un film manichéen, à la manière hollywoodienne, qui mettrait aux prises les bons et les méchants, avec les bons s’imposant à la fin en faisant reconnaître la valeur de la vertu.

   Il y a trois sortes de personnages dans le film. Il y a ceux qui, en instrumentalisant systématiquement autrui, ont construit leur vie pour nager dans l’opulence financière. Tel est le chef du grand banditisme local qui s’habille de belles chemises blanches immaculées et monte des coups où il envoie ses sous-fifres au carnage. Tel est aussi l’avocat d’affaire spécialiste de l’évasion fiscale qui s’extasie : « Personne ne sait combien d’argent il y a en circulation dans le monde ! ». Tels sont enfin ces fébriles qui, dans le final du film, suintant des pores les plus variés de la société, s’enfuient avec leur valise pleine de billets afin de se soustraire au fisc.

   Il y a les perdants de Montréal, ceux qui font la manche, qui ne se sont pas assurés d’un lieu où dormir, et qui viennent à la soupe populaire. La caméra caresse avec tendresse ces visages cabossés par les conséquences de l’indifférence des puissants, mais exprimant encore, malgré tout, la soif d’un monde de bienveillance et de solidarité.

   Et puis, il y a les autres, la grande majorité, les gens ordinaires, ceux qui essaient de faire leur vie avec leurs compétences propres entre leur besoin d’argent et leur compassion pour les perdants. Les héros du film sont une poignée de ces gens ordinaires qui se trouvent pris dans une aventure inédite par le hasard d’une somme astronomique d’argent « sale » en billets qui passe à portée de l’un d’eux. Il s’ensuit une chaîne de décisions qui sont prises par les uns et les autres vis-à-vis du destin de cette fortune. Et ce sont ces décisions qui finissent par les constituer en un groupe qui, par son inscription dans la vie locale et l’assurance que constitue la magot placé bien à l’abri, s’active pour concrétiser une société bonne.

   Pourquoi voir en cet événement montréalais, assez microscopique à l’échelle planétaire, la mise en déséquilibre de l’empire ploutocratique, et donc le début de sa chute ?

   C’est parce que les individus qui ont ici l’initiative sont des gens bien ordinaires, plutôt habitués à subir les décisions des puissants, à la fois frustrés de rester dans l’ombre, d’être toujours mesuré et peu en sécurité en rentrées d’argent, inquiets pour leur avenir et celui de leurs descendants, choqués par l’ampleur que prennent les inégalités, scandalisés par l’inconséquence des gens de pouvoir concernant la crise écologique.

   Or ce qui caractérise les gens ordinaires, c’est d’être – entre les opulents qui justifient leur malignité par le mérite d’être les vainqueurs dans un monde impitoyable, et les exclus qui ont trop été laminés par la malveillance ambiante pour ne pas miser sur la bienveillance – sur la ligne de crête. Ils sont constamment en devoir de choisir entre bonté et malignité. Ils essaient de mener leur vie tout en étant partagés intérieurement entre un attachement profondément enraciné pour les comportements socialement bienfaisants, et toutes le bonnes raisons utilitaires qui les poussent à des comportements – ceux du travailleur-consommateur – qui font prospérer une société de malfaisance. Mais au bilan, quoiqu’ils en veuillent, c’est bien la logique de compétition pour l’accaparement des richesses qui est confortée par leurs comportements. Et comme ils sont la grande majorité, les gens ordinaires sont les véritables soutiers de l’empire.

   Tout l’intérêt du film est de nous montrer, par cette aventure sociale et policière, qu’en réalité la frontière est très mince, pour les gens ordinaires, entre les comportements qui aboutiront à actualiser, soit une société délétère, soit une société vraiment humaine.

   Car le comportement des principaux personnages donne à voir leur chemin sur cette zébrure aiguisée, mais pas toujours facile à suivre, qui, en leur for intérieur, sépare les décisions bienfaisantes de celles qui sont malfaisantes.

   Le héros principal, Pierre-Paul Daoust, jeune philosophe brillant sans public, chauffeur-livreur pour gagner chichement sa vie, manifeste une grande bonté envers les laissés-pour-compte qui vivent dans la rue. Mais lorsqu’il est témoin d’une fusillade laissant deux corps gisant ensanglantés, et, à côté, deux gros sacs remplis de billets de banque, il n’hésite pas longtemps, regarde autour de lui, et les enfourne à l’arrière de son fourgon. Qu’est-ce qui lui est passé par la tête ? Un élément de réponse se trouve dans le fait que sa première dépense de nouveau millionnaire sera d’acheter les services d’une prostituée de luxe. Pourtant, cet argent, il le fera finalement servir pour démonter une filière d’évasion fiscale (après l’avoir utilisée), et pour aider les démunis de Montréal.

   L’ex-taulard spécialisé en droit fiscal, auquel notre philosophe s’adresse pour trouver une destination à son magot, aurait facilement pu profiter de sa naïveté pour se l’approprier. Mais tout au contraire il le subtilise pour le soustraire aux malfrats qui sont sur sa trace.

   La jolie prostituée qui amassait une considérable cagnotte en faisant commerce de ses charmes de manière implacablement intéressée, trouve une nouvelle dimension à sa vie en manipulant les affairistes au profit de l’aide aux démunis.

   Le couple de policiers eux-mêmes, au service d’une administration trop intéressée de tirer ses bénéfices de la découverte de l’argent disparu, vont délaisser leur chasse au trésor pour participer au service de la soupe populaire.

   Pourquoi la chute de l’empire américain est-elle  plausible ? Parce que l’homme n’est pas foncièrement mauvais, c’est-à-dire ici dévoré de passion de cupidité (symbolisé par le gros sac rempli de grosses coupures de dollars), et capable de tout écraser sur son passage pour l’assouvir. Mais l’homme n’est pas foncièrement bon non plus. Il est foncièrement à la fois bon et mauvais.

   L’homme mène sa vie sur cette ligne de crête entre la bonté et la malignité. Dans une société organisée pour la malignité – par exemple selon le principe de la compétition en accaparement de richesses – on peut supposer qu’il y ait une tendance générale à verser du côté de la malignité parce que, ce qui finit par prévaloir, c’est la peur d’être mis hors compétition, c’est-à-dire rejeté hors de la société.

   On peut même considérer qu’il y a une société maligne parce qu’il y a une logique de la malveillance qui s’est installée et qui se nourrit d’elle-même : plus tu sens de la malveillance autour de toi (et la compétition qui n’est pas un jeu crée de la malveillance), plus tu as des raisons d’être malveillant envers autrui.

   Or, puisque l’homme est tout autant bonté que malignité, la logique opposée est tout aussi envisageable. Les hommes peuvent entrer dans un contexte où s’auto-alimente la bonté : plus tu rencontres de la bienveillance, plus tu as des raisons d’être bienveillant. Il y a aussi une logique de la bienveillance, laquelle contient la promesse d’une société bonne.

   Mais, objectera-t-on, alors que logiquement on devrait verser autant vers la bienfaisance que vers la malfaisance, pourquoi historiquement la balance est-elle si inégale ? Pourquoi tant de populations se retrouvent-elles dans des sociétés qui sont organisées selon la compétition, pour la domination par la force, ou pour l’accaparement des richesses ? Pourquoi la logique de la malfaisance s’actualise-t-elle si largement, alors que la logique de bienfaisance reste sporadique et confinée ?

   Il y a peut-être une réponse simple aux malheurs du monde : la bienfaisance suppose la confiance en autrui (s’ouvrir aux autres c’est s’exposer, c’est se rendre plus vulnérable). Et la confiance est en grand désavantage naturel sur la défiance car elle est longue et difficile à gagner – pendant très longtemps les sociétés pratiquaient le don et le contre-don (l’échange symbolique) pour l’amorcer et l’entretenir – alors qu’elle est très aisée à détruire (il suffit d’un mot blessant).

   C’est de ce point de vue que le personnage du héros principal, Pierre-Paul, est le plus intéressant. Il ne livre jamais le moindre signe de fascination pour la masse des billets entre ses mains. Devenir soudainement millionnaire ne bouleverse pas sa vie, au sens où cela ne change en rien le sens qu’il lui donne : la réalisation d’une société bonne, qu’il explique en négatif dans la première scène du film. Il choisit ses interlocuteurs pour savoir quoi faire de sa fortune en leur faisant confiance, au point qu’il peut paraître naïf. En tous cas il ne le fait jamais en patron qui peut se payer des serviteurs et être cachottier avec eux : il montre, il écoute, il doute. Étonnamment – le cinéma ne nous avait pas habitué à cela – à aucun moment les tas de billets ne s’interposent pour détériorer les relations humaines qu’il noue. L’exemple de la confiance dont fait preuve cet homme est d’autant plus prégnant qu’elle se joue du pire obstacle qu’on lui ait toujours opposée : un enrichissement tel qu’il met en position de se dire qu’on peut satisfaire tous ses désirs. C’est pourquoi notre philosophe devient un catalyseur de confiance. Et comme on voit cette confiance commencer à essaimer, le réalisateur laisse entendre – par le titre du film – qu’il se pourrait que cette contagion de la confiance n’ait pas de limite. Il se pourrait que cet argent sale remplissant deux gros sacs de sport devienne de l’or humain.

   C’est l’amorce d’une logique de la bienveillance, condition nécessaire pour qu’advienne une société bonne, que met en scène Denys Arcand dans « La Chute de l’Empire américain ».

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