De l'émulation

Aristote

Poétique et Rhétprique, Ch. XI

I. Dans quel état d'esprit a-t-on de l'émulation; quels en sont les sujets et les motifs, c'est ce que rendra évident ce qui va suivre. En effet, si l'émulation est la peine que nous fait éprouver l'existence constatée de biens honorables dont l'acquisition pour nous est admissible, et obtenus par des gens dont la condition naturelle est semblable à la nôtre, peine causée non pas parce qu'un autre les obtient, mais parce que nous ne les obtenons pas nous-mêmes (aussi l'émulation est-elle un sentiment honnête et se rencontre-t-elle chez des gens honnêtes, tandis que celui de l'envie est vil et particulier aux âmes viles; car le premier s'applique, par émulation, à obtenir les biens qu'il recherche et l'autre, par envie, à empêcher le prochain de les avoir), il résulte nécessairement de là que les personnes portées à l'émulation sont celles qui se jugent dignes de biens qu'elles n'ont pas, car personne n'a de prétention sur les biens dont l'obtention parait impossible. Voilà pourquoi les jeunes gens et les esprits élevés sont animés de ce sentiment. Il en est de même de ceux qui possèdent tels biens dont seront dignes les hommes honorables, c'est-à-dire les richesses, de nombreuses relations, des fonctions publiques, et toutes choses analogues. En effet, comme c'est un devoir pour eux d'être des gens de bien, c'est parce que ces sortes d'avantages reviennent de droit aux gens de bien qu'ils excitent leur émulation.

II. Pareillement ceux que les autres jugent dignes (de ces biens).

III. Ceux dont les ancêtres, les parents, les familiers, la race, le pays sont honorables, trouvent dans ces circonstances un motif d'émulation; car ils croient avoir une part de cette honorabilité et s'en jugent dignes.

IV. Maintenant, si les biens honorables sont faits pour exciter l'émulation, il s'ensuit, nécessairement, que les vertus sont dans ces conditions, ainsi que tout ce qui peut profiter aux autres et les obliger (car on honore également) ceux qui obligent et ceux qui sont honnêtes, et tous les biens dont la jouissance s'étend sur le prochain; par exemple, la richesse et la beauté, plutôt que la santé.

V. On voit clairement aussi quels sont ceux qui doivent exciter notre émulation; ce sont :

Ceux qui possèdent ces biens et d'autres de même nature, c'est-à-dire les biens que nous avons déjà énumérés, tels que le courage, la sagesse, la fonction publique, car les fonctionnaires publics peuvent rendre service à beaucoup de monde. De même les chefs d'armée, les orateurs, et tous ceux qui possèdent un pouvoir analogue.

VI. Ceux dont un grand nombre de gens voudraient bavoir la situation, recherchent la société ou l'amitié; ceux qui provoquent une admiration générale, ou la nôtre propre.

VII. Ceux dont l'éloge et les louanges sont célébrés par les poètes ou les logographes. On méprise ceux qui sont dans les conditions contraires, car le mépris est le contraire de l'émulation, le fait d'avoir de l'émulation le contraire de celui de mépriser; et la conséquence nécessaire, c'est que ceux qui éprouvent un sentiment d'émulation, ou ceux qui l'inspirent, sont portés à mépriser les personnes et les choses dans lesquelles on trouve les inconvénients contraires aux avantages qui font naître l'émulation. C'est ce qui fait que l'on méprise souvent ceux qui ont du bonheur, lorsque la chance leur arrive sans être accompagnée de biens honorables.

Voilà ce que nous avions à dire pour exposer les moyens par lesquels peuvent être excitées et dissipées les passions dont se tirent les preuves.

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