Borduas et l'École du meuble

Marcel Fournier

Au début du XXe siècle à Montréal deux écoles, l'École des beaux-arts et l'École du meuble seront les pôles du développement artistique. Elles seront associées à des querelles fondatrices rappelant celle des Anciens et des Modernes en France un siècle plus tôt.

 

Jusqu'au début des années 20, il n'existe au Québec aucune véritable institution d'enseignement des arts plastiques. Il y a bien, à la fin du 19e siècle, l'initiative de l'abbé Joseph Chabert qui s'intéresse alors à l'éducation de la classe ouvrière et à sa spécialisation technique et artistique et qui réussit à mettre sur pied une école, l'Institution nationale, dont un des objectifs est d'offrir gratuitement des cours de dessin. Même si à la suite de diverses mésaventures (vandalisme, scandales, absence de subventions, etc.), l'école doit fermer ses portes, cette expérience manifeste l'intérêt que l'on porte dès cette période à l'enseignement des beaux-arts, en particulier du dessin. En 1897, le surintendant de l'instruction publique, Boucher de la Brière, recon­naît, dans son rapport annuel, que contrairement au futur membre d'une profession libérale, le futur négociant, le futur cultivateur ou encore le futur ouvrier (souvent fils d'ouvrier lui-même) « n'a aucune école spéciale où il puisse apprendre la théorie et la pratique du métier qu'il veut exercer ». Conscient de cette lacune, celui-ci se rend à Paris pour visiter des écoles industrielles et, à son retour, travaille à la diffusion de l'enseignement du dessin et à l'amélioration des méthodes de pédagogie du dessin. Dans le nouveau programme 1 de l'enseignement primaire qui est élaboré quelques années plus tard (1920), cette préoccupation est toujours présente : même si le dessin n'est pas, comme l'enseignement religieux, la langue maternelle et l'arithmétique, une « matière essentielle », il n'en devient pas moins une « matière obligatoire » à laquelle doivent être consacrées au moins deux heures par semaine.

À la même époque, des anglophones montréalais tentent une première généralisation de l'enseignement professionnel par la mise sur pied d'un Conseil des arts et métiers : sorte d'excroissance du Mechanics Institute, cette formule de cours du soir s'adresse à des jeunes qui exercent déjà un métier et leur offre une formation complémentaire, un surplus de connaissances principalement axé sur la maîtrise du dessin. Parmi les cours qui se donnent au début des années 10 au Monument national, ce sont donc les cours de dessin qui regroupent le plus grand nombre d'étudiants : dessin à main levée, dessin d'architecture et dessin mécanique 2. À un moment où la formation artistique ne s'acquiert que sous la forme de cours privés soit dans les ateliers d'artistes canadiens connus, pour la plupart anglophones, soit dans les ateliers d'artistes européens, les écoles du soir du Conseil des arts et métiers commencent à prendre une grande importance pour les jeunes Québécois francophones qui manifestent des dispositions pour les arts plastiques. Ainsi, l'on retrouve inscrits aux premiers cours de dessin du Monument national, dont la responsabilité est confiée à Ludger Larose et à Edmond Dyonnet 3, des artistes tels Marc-Aurèle Fortin 4, Rodolphe Duguay 5 et Adrien Hébert 6. Toutefois pour un bon moment encore ceux qui comptent entreprendre une véritable carrière artistique devront travailler sous la direction d'artistes connus (Duguay est l'élève de Suzor-Côté, E. Soucy est celui de W. Will) ou s'inscrire aux cours de la Montreal Art Association et ensuite poursuivre leur formation à Paris dans des écoles (École des beaux-arts de Paris) ou dans des ateliers d'artistes. Cette dernière étape de leur formation est souvent pour ces artistes québécois la plus longue et la plus déterminante : par exemple Clarence Gagnon, qui devient au cours des années 30 le peintre québécois de langue française le plus important, s'initie à l'art d'abord à la Montreal Art Associa­tion sous la direction de William Brymner (1897-1900) pour ensuite parfaire sa formation à Paris où, grâce à un appui financier de M. James Morgan de Henry Morgan & Co. Ltée, il effectue un long séjour d'études (stage à l'académie Julian sous la direction de Jean-Paul Laurens) et de travail 7 ; de même Rodolphe Duguay séjourne pendant sept ans en France (1920-1927) après avoir été l'élève de Suzor-Côté (1910) et avoir suivi des cours du soir en dessin au Monument national (1910-1911).

À l'origine de l' « art moderne » au Québec et au Canada, l'on retrouve deux artistes de langue anglaise, James Wilson Morrice et John Lyman, tous deux issus de familles bourgeoises de langue anglaise et disposant d'un capital culturel élevé : études universitaires, voyages et séjours à l'étranger, etc. Fils d'un riche marchand écossais, Morrice (1865-1924) reçoit une formation en droit; il s'initie ensuite à la peinture lors d'un séjour à Paris où il est l'élève d'Harpignies, le dernier peintre de l'École de Barbizon. Plutôt que de revenir au Canada, Morrice s'établit à Paris avec atelier sur le Quai des Grands-Augustins, et se lie d'amitié avec de nombreux intellectuels et artistes, dont Matisse, avec lequel il effectue deux voyages à Tanger. Le seul poste que ce « bohème » occupera sera celui de peintre officiel des armées canadiennes pendant la Grande Guerre. Il consacrera sa vie a voyager et à peindre.

Si Morrice peut être regardé comme un des « premiers peintres moder­nes », ce n'est pas seulement en raison de son esthétique, mais aussi par la manière d'exercer ses activités artistiques. Soit individuellement, soit collecti­vement, des artistes se donnent une autonomie, condition de réalisation d'une oeuvre proprement personnelle. À cet égard, la mise sur pied en 1939, de la Contemporary Art Society est très significative : constituée majoritairement - 26 sur 30 - d'artistes de langue anglaise et animée par John Lyman, cette association se donne comme objectif de réunir des artistes de « tendances non académiques », de « défendre leurs intérêts professionnels » et, par diverses activités (conférences publiques, expositions, etc.) d' «affirmer la vitalité du mouvement moderne dans l'art ».

Fils d'une famille bourgeoise qui, originaire de la Nouvelle-Angleterre, s'est établie à Montréal pour le commerce de produits pharmaceutiques, et neveu de James Morgan, John Lyman (1880-1967) ne s'oriente vers la pein­ture qu'après des études universitaires en littérature et en architecture. Et tout comme Morrice, il acquiert sa formation artistique à Paris : d'abord avec Jean-Paul Laurens, et ensuite avec Matisse, dont il reçoit une influence profonde. Enfin, autre point commun avec Morrice, un goût des voyages qui se manifeste par un séjour de trois ans en Tunisie et par de fréquents voyages aux Antilles. Mais contrairement à son aîné, Lyman revient à Montréal où, en plus de poursuivre son activité picturale - exposition aux Johnson Art Galleries en 1927 -, il s'implique activement dans l'organisation du milieu artistique : création de l'école d'art l'Atelier en 1931, publication de chroniques artistiques dans The Montrealer, mise sur pied de l'Eastern Group Painters en 1938 et de la Contemporary Art Society en 1939, enseignement à l'Universté McGill, etc.

Mais déjà, depuis la période de l'entre-deux-guerres, les Beaux-Arts con­naissent quelques changements importants en milieu francophone : ouverture des Écoles des beaux-arts de Montréal et de Québec, fondation du Musée de la province de Québec, mise sur pied d'une École du meuble, constitution d'un inventaire des oeuvres d'art du Québec, par Gérard Morisset, ouverture de galeries d'art, etc. À la suite des bouleversements de la structure économique et aussi de la modification de la répartition de la main-d’œuvre que connaît le Québec au début du 20e siècle, le système d'enseignement professionnel, auquel est relié étroitement l'enseignement des arts, devient manifestement déficient. D'ailleurs alors même que la Commission Robertson mène son enquête sur l'enseignement technique et industrie 8, le gouvernement québé­cois, dirigé alors par Lomer Gouin, crée en 1907 les écoles techniques de Montréal et de Québec, qui reçoivent quelques années plus tard (1911) dans des locaux modernes et bien équipés, les premières cohortes d'élèves. Cette forme d'enseignement, dont le programme accorde une place importante au dessin, se développe rapidement : des écoles semblables sont créées à Shawinigan (1911), à Trois-Rivières (1918) et à Hull (1919). Taschereau, qui succède à Gouin et dirige le gouvernement de 1920 à 1936, poursuit le développement et la structuration du système d'écoles techniques : ne crai­gnant pas «l'encombrement des compétences », ce gouvernement, qui s'assure la collaboration étroite d'intellectuels et universitaires tels Athanase David, Édouard Montpetit et Victor Doré, parvient en effet à améliorer et aussi à diversifier le système d'enseignement non seulement aux niveaux supérieurs mais aussi aux niveaux inférieurs 9. Il s'agit là d'une véritable réforme du système d'enseignement dont l'objectif (politique) est d'assurer une partici­pation canadienne-française aux niveaux supérieurs de l'économie tout en formant une classe ouvrière plus hautement spécialisée et plus apte à occuper les « nouveaux » postes.

La création d'Écoles des beaux-arts à Montréal et à Québec au début des années 20 s'inscrit dans cette vaste réforme du système d'enseignement québé­cois. D'ailleurs, à leurs débuts, ces écoles apparaissent comme des écoles techniques : devant les appréhensions du milieu canadien-français, qui s'indigne devant la folie d'ouvrir de telles écoles dans une société « si peu sensibilisée à la culture », les premiers responsables, affirment le caractère pratique, d' « arts appliqués » de ces écoles et fixent comme objectif de préparer des jeunes à des débouchés tels l'architecture, l'art publicitaire et le professorat en dessin. Il est même précisé, dans le programme de 1923, que la formation en art décoratif permettra à l'artisan et au dessinateur de s'intégrer aux industries locales (meubles, papier peint, imprimerie, céramique, textile, etc.). Le premier directeur de l'École, M. Fougerat, est un artiste d'origine française lui-même formé à l'École des arts décoratifs de Paris.

Enfin, comme les autres écoles (techniques), les Écoles des beaux-arts n'imposent aucun critère proprement scolaire d'admission.

Cette éducation par un enseignement gratuit, accessible à toutes les classes, s'étend, affirme le directeur de l'École des beaux-arts de Montréal, aux éléments souvent les plus doués de la masse populaire. C'est-à-dire qu'il ouvre à tous les horizons 10.

Et même s'il existe des examens d'admission qui portent à la fois sur les habiletés techniques, l'imagination et la sensibilité et sur les connaissances générales de l'étudiant, il ne semble pas, tout au moins au cours des premières années d'existence, qu'il y ait une véritable sélection des étudiants : le nombre d'étudiants qui sont acceptés au cours du jour est sensiblement le même que celui des étudiants qui font leur demande d'admission 11. À la fois par l'orien­tation de leur enseignement et par leurs critères d'admission, ces écoles réunissent les conditions pour être accessibles a ceux qui sont exclus des voies menant aux études supérieures, c'est-à-dire non seulement aux jeunes filles et aux jeunes garçons issus des classes supérieures qui y trouvent une sorte de « refuge » mais aussi, en autant qu'ils apparaissent « doués », à des jeunes qui parviennent de classes populaires. Quant à la véritable sélection, elle ne semble s'effectuer qu'au cours des études (choix de la section, persévérance, obtention de prix, etc.) et à l'entrée sur le marché du travail. À l'origine, l’École des beaux-arts participe donc, tout en s'en distinguant, à la fois de l'atelier du maître, de l'école technique et de l'école normale.

Les conditions d'accès à la carrière artistique commencent dès lors à se modifier : pour acquérir le titre d' « artiste », il ne suffit plus de suivre les cours de la Montreal Art Association ou de fréquenter l'atelier d'un artiste, il faut aussi obtenir un diplôme d'une institution scolaire. En fait, l'École des beaux-arts délaissera très rapidement les préoccupations d'art appliqué pour axer exclusivement son enseignement vers une formation classique en histoire de l'art et en peinture.

La mise sur pied en 1935 de l'École du meuble s'inscrit d'ailleurs tout autant dans une volonté de doter le Québec d'un bon réseau d'écoles profes­sionnelles que dans une réaction à l'orientation que prend l'École des beaux-arts : un des objectifs de cette nouvelle école, dont la responsabilité est confiée à un professeur en ébénisterie à l'École technique de Montréal, Jean-Marie Gauvreau 12, est alors de permettre aux jeunes d'accéder non plus aux carrières dites « libérales » qui apparaissent encombrées mais aux « carrières indus­trielles », en transformant les jeunes en «une élite d'hommes de goût, armés d'une culture artistique et technique solide 13 ».

Pour atteindre cet objectif, l'École du meuble entend, dès sa fondation, se situer entre la culture (artistique, littéraire, etc.) et la technique, voire même espère réaliser une synthèse de ces deux pôles. L'enseignement touche en effet à la fois à la technique et aux arts décoratifs et comprend des cours de cons­truction et de finition du meuble, des cours de garniture, des cours de dessin (géométrique, à vue, de construction du meuble), et des cours d'histoire de l'art. De plus, parmi le premier corps professoral, on trouve non seulement des spécialistes en ébénisterie mais aussi un architecte, Marcel Parizeau, un peintre, Jean-Paul Lemieux et un professeur d'histoire de l'art, Maurice Gagnon, qui remplit aussi la tâche de conservateur de la bibliothèque de l'École. L'ébénisterie apparaît donc beaucoup moins un métier qu'un art appliqué : « Il y a dans l'ébénisterie, écrivait quelques années auparavant Jean-Marie Gauvreau, deux domaines bien distincts, celui de l'art et celui de la technique, sans quoi toute oeuvre est compromise 14 ». Cependant l'École du meuble demeure, comme les autres écoles techniques et spécialisées, large­ment dépendante de l'industrie (du bois et du meuble en particulier), pour laquelle elle veut former une main-d’œuvre qualifiée. La devise du diplôme que cette école décerne n'est-elle pas : « Honnêteté, distinction et compé­tence » ? De plus, le directeur, qui établit de nombreux contacts avec des industriels, manifeste, au moment où la première génération de diplômés entre sur le marché du travail., sa fierté devant leur orientation professionnelle (di­recteurs de manufactures de meubles, dessinateurs dans de grandes maisons de commerce, professeurs ou instructeurs de travaux manuels dans les commissions scolaires, les Écoles techniques et les Écoles d'arts et métiers, etc.).

Même si les responsables de l'École du meuble ne prétendent pas « rivaliser avec l'École des beaux-arts », l'opposition entre ces deux institu­tions est présente dès les premières années : l'École du meuble entend aussi offrir une véritable formation artistique et décerner des titres qui sur le marché artistique et scolaire ne risquent pas d'être dévalués. Cette stratégie, qui est de demeurer une école d'art tout en répondant aux exigences de l'entreprise et qui est largement déterminée par sa position intermédiaire dans le système d'enseignement et dans le champ artistique, marque le programme d'enseigne­ment et les préoccupations des professeurs. Ainsi, sans négliger ou abandon­ner la tradition artisanale canadienne-française, qu'elle espère faire «renaître », l'École du meuble compte transmettre à ses élèves des éléments de « grande culture » et les familiariser avec l'art européen : le programme comprend non seulement des cours sur l'utilisation du bois canadien, dans lesquels on fait la promotion du « style paysan » mais aussi des cours d'histoire de l'art (euro­péen). De même, le Musée du meuble dont se dote l'École réunit une collection canadienne et une collection française. Enfin, une brève étude des activités ou tout simplement des goûts des membres du corps professoral et de la direction permet de constater la valorisation simultanée d'un art dit « universel » et d'un art « local » : alors même qu'il fait l'éloge du peintre canadien-français Clarence Gagnon et qu'il célèbre dans de nombreux articles et ouvrages les artisans méconnus d'ici, Jean-Marie Gauvreau diffuse des textes sur le mobilier français de la Renaissance et organise un colloque pour souligner le tricentenaire de la naissance de Louis XIV. Par ailleurs, sous sa direction, l'on trouve un Maurice Gagnon qui met tous ses efforts à la glorification de l'art contemporain ou « art vivant » : publication d'articles et de livres sur la « peinture moderne », mise sur pied avec son collègue Marcel Parizeau et le peintre John Lyman d'une société pour la « défense de l'art vivant » (achat d’œuvres, expositions, conférences, édition de livres d'art, etc.).

Lorsqu'en 1937, Paul-Émile Borduas remplace Jean-Paul Lemieux à l'École du meuble, il y trouve donc un lieu caractérise par la diversité des exigences et des tendances : culture/technique; art européen/art canadien-français; art moderne/art traditionnel; etc. Mais c'est là un poste pour lequel il est, sous le rapport de l'habitus, relativement bien préparé ou prédisposé : celui-ci a en effet une double formation, l'une plus technique dans son milieu familial et sous la direction d'Ozias Leduc, l'autre plus artistique et plus théorique à l'École des beaux-arts de Montréal et aux Ateliers d'art sacré de Paris. Et même s'il n'obtient pas suffisamment de contrats de décoration d'églises pour vivre de son métier 15. sa compétence en art sacré constitue au moment de sa nomination à l'École du meuble un « capital » précieux : la direction de l'École manifeste alors un intérêt pour ce domaine où l'École pourrait « exceller non seulement dans l'exécution proprement dite, mais dans la création, l'éducation du bon goût qui laisse à désirer, de la plus humble chapelle à la prétentieuse cathédrale 16 ».

L'accueil que Borduas reçoit à l'École du meuble semble bien chaleureux si l'on se réfère à un article « La peinture moderne : la peinture religieuse », qui est publié par Maurice Gagnon dans la revue Technique et dans lequel sont reproduites deux de ses toiles (« Jeune fille au bouquet», « Saint-Jean »). Le commentaire élogieux dont Borduas est alors l'objet est le suivant :

L'illustre peintre [Leduc] renaît (et combien il doit en être heureux) en un élève qu'il a formé en son pays, Paul-Émile Borduas. Cet artiste canadien ne peut mieux me servir à conclure cet entretien puisqu'il est pour nous l'aboutissement heureux de notre décorateur d'églises Ozias Leduc qui lui apprit le premier son métier et que par ailleurs il est sorti des Ateliers d'art sacré parisiens après avoir bénéficié de l'enseignement de George Desvallières et de celui de Maurice Denis. Ce n'est pas, je vous l'avouerai, sans beaucoup d'émotion, que je vous parle de ce peintre quasi inconnu. Sa carrière est encore très courte mais elle a marqué par ses oeuvres qui sont pour l'avenir plus qu'une verte promesse 17.

Tout en consacrant beaucoup de temps et d'énergie à ses activités pédago­giques, Borduas tente alors de nouveau d'entreprendre une carrière artistique : le seul fait d'être l'élève d'Ozias Leduc, d'avoir poursuivi des études en France et d'avoir acquis une expérience dans l'enseignement du dessin lui confère certes une certaine légitimité, mais l'accès à l'École du meuble le met en contact avec de nouveaux amis, des « amis, dira-t-il plus tard, venus du fond de (mon) rêve : Maurice Gagnon, le père Carmel Brouillard, John Lyman et autres 18 ». De plus, quelques-unes de ses premières oeuvres sont remarquées : par exemple, son « Saint-Jean » appartient à Jean Bruchési, qui est sous-ministre au Secrétariat de la province de Québec et qui est aussi en contact avec les responsables de l'État. Cependant, parce que l'École du meuble occupe dans le champ artistique une position inférieure et opposée à l'École des beaux-arts, sa fréquentation constitue un handicap qui sous un autre angle, peut apparaître avantageux : sa seule fréquentation ne définit en effet pas auto­matiquement professeurs et étudiants comme des «artistes »; au contraire, ceux-ci sont souvent contraints à investir un temps et une énergie beaucoup plus considérables pour acquérir le « titre » d'artiste, qui leur est toujours contesté. De plus, à l'assurance et aux certitudes (dogmes), professeurs et étudiants de l'École du meuble en viennent à substituer l'inquiétude et la curiosité (esprit de recherche) et s'éloignent des canons de l'académisme pour expérimenter de nouvelles conceptions de l'art et de l'artiste.

Cette forme d'exclusion ou de relégation que constitue l'appartenance à l'École du meuble représente ainsi une condition importante de l'innovation culturelle dans la mesure où la volonté de concilier à la fois les arts appliqués et l' « art vivant » oblige à la révision et l'invention de formules pédagogiques qui permettront bientôt de se distinguer de l'École des beaux-arts.

Les nouvelles méthodes pédagogiques préconisées par l'École du meuble, puisées aux sources de la sainte tradition française, ont été, écrit le directeur de l'École, adaptées à nos besoins. L'École s'efforce avant tout de développer les qua­lités d'esprit et la personnalité ; elle ne cherche pas à imposer des directives inflexibles de crainte de fausser le tempérament de ses élèves. Elle donne plutôt libre jeu à leur initiative et à leurs dons naturels, se contentant de les guider et de créer une atmosphère propice à l'éclosion des idées 19.

Cet apport pédagogique prend d'autant plus d'importance qu'il devient rapidement partie prenante dans un vif débat qui s'est amorcé sur la réévalu­ation des méthodes pédagogiques dites traditionnelles. Ainsi, la pédagogie propice aux collèges classiques, qui constituent alors le pivot du système d'en­seignement québécois, est-elle l'objet d'un examen attentif : quelques intelle­ctuels, dont certains membres du clergé, s'interrogent au sujet de la valeur de mesures pédagogiques tels les horaires, les règlements sévères, la discipline stricte, la surveillance continuelle, etc. Et, à la conception de l'enfant comme un être « naturellement mauvais » à qui il faut « oser refuser, imposer l'effort, la générosité, et le sacrifice » ou, en d'autres termes, dont il faut « mâter la chair 20 », ceux-ci substituent une conception moins autoritaire, qui ne s'appuie pas sur « des procédés standardisés et catalogués dans les articles d'un code disciplinaire impersonnel et rigide » et qui tient compte largement de la personnalité des enfants dont ils veulent « former le caractère 21 ».

Ce «renouveau pédagogique », auquel participent activement les nouveaux spécialistes que sont les psychologues et les psychopédagogues et qui n'est pas totalement indépendant de la faveur que connaît la philosophie personnaliste dans les milieux intellectuels québécois, se manifeste d'une façon particulière dans l'enseignement de l'art, et entraîne la « découverte » des dessins d'en­fants : exposition d’œuvres d'enfants à la Montréal Art Association, à l'École du meuble, à l'École des beaux-arts de Québec, au collège Notre-Dame-de-Grâce, à la Familiale, etc. 22 Loin d'être considéré comme « un petit monstre qui, si on lui laisse pousser ses dents et aiguiser ses griffes, deviendra un fort grand monstre qui dévore de toutes ses griffes et mord de toutes ses dents 23 », l'enfant apparaît comme « un poète, un poète instinctif » qui « engendre les objets les plus merveilleux, fruits de sa vive imagination, exprimé en des for­mes non apprises et récitées par cœur 24 ». De cette nouvelle conception pédagogique qui, « parce qu'elle vise à respecter la personnalité de l'enfant », est qualifiée, par François Hertel, de « personnaliste » 25, Borduas est, dès la fin des années 30 et tout au long des années 40, un des plus actifs propagandistes. Alors qu'il est professeur au collège Grasset, Borduas se prend d'enthousiasme pour les dessins de ses élèves et, s'inspirant de la méthode de Quénioux que lui fait connaître Ozias Leduc, entreprend de pousser plus à fond les conséquences pédagogiques et artistiques de son «émerveillement ». Exposant l'itinéraire de sa démarche picturale, il accordera une importance capitale à cette incursion dans la pédagogie : « Les enfants que je ne quitte plus de vue m'ouvrent, écrit-il, toute large la porte du surréalisme, de l'écriture automa­tique. La plus parfaite condition de l'acte de peindre m'était enfin dévoilée 26 ».

Passant par la suite à l'École du meuble, Borduas poursuit frénétiquement cette expérience pédagogique et artistique qu'il décrit longuement dans les Projections libérantes : établissement d'une relation personnalisée entre le professeur et les étudiants, abandon des « exercices mécaniques, des imita­tions et des singeries », valorisation de l'expérimentation personnelle, etc. La plupart des historiens de l'art québécois reconnaissent avec lui (peuvent-ils faire autrement, eux qui sont si près des moindres chuchotements du génie du maître ?) l'importance de cette expérience pédagogique et son influence déter­minante sur sa production picturale, mais ils ne parviennent guère - plusieurs ne se posent même pas la question - à en dégager un principe d'explication. Et s'il en est ainsi c'est parce qu'ils ont négligé de s'interroger sur l'arrivée de Borduas dans l'enseignement secondaire. Et pourtant c'est là un événement extrêmement important car Borduas n'a pas choisi la carrière de professeur, il y a été relégué.

En effet, à son retour des Ateliers d'art sacré, Borduas ne choisit pas d'enseigner mais bien plutôt de faire oeuvre de peintre et de gagner sa vie en axant sa carrière, à la manière de son maître Ozias Leduc, sur l'art religieux. Le marché déjà bien occupé, une situation économique des plus difficiles ainsi que la concurrence d'artistes étrangers l'obligeront à renoncer à ses projets et il sera contraint, pour assurer sa subsistance, de chercher un autre métier. C'est ainsi qu'il acceptera d'abord un poste de professeur de dessin au collège Grasset et à l'École du meuble ensuite. Il revient alors à un métier auquel il avait déjà renoncé, puisqu'il avait été, à sa sortie des Beaux-Arts, professeur de dessin dans une école élémentaire, emploi qu'il avait quitté par dégoût et refus des compromissions que voulait lui imposer le système de patronage. Il avait alors choisi, sous les conseils et avec l'aide d'Ozias Leduc, d'aller par­faire ses connaissances en peinture religieuse à Paris. Plus qu'un simple retour en arrière, l'emploi dans l'enseignement signifie pour Borduas la dévaluation du capital culturel qu'il s'était acquis en Europe et qui, à ce moment-là, étant hautement valorisé, aurait normalement dû lui valoir la légitimité et l'accès à la carrière d'artiste à laquelle il aspirait 27.

Privé d'un accès direct à la « vie d'artiste », Borduas se voit donc acculé, pour poursuivre, à la tâche de constituer un nouveau capital culturel. C'est le début d'une longue entreprise autodidacte où, en sus de sa tâche d'enseignant et du labeur de sa recherche proprement picturale, il s'efforce d'acquérir une plus grande « culture générale » et une meilleure connaissance de l'histoire de l'art. Mais c'est là tenter de répondre à des exigences qui sont très différentes et parfois contradictoires, et Borduas n'est pas sans en être, dans une certaine mesure, paralysé.

Le travail à l'atelier est, confie-t-il, éreintant. Sur dix ans d'un labeur acharné, dix toiles méritent à peine grâce. Je les reconnais comme des inci­dents heureux impossibles à répéter. Les tableaux sur lesquels ma volonté s'acharne le plus à vouloir diriger sont ceux qui deviennent les plus lointains, les plus froids, les plus intolérables. J'achète le décapant à la pinte 28.

De cette période de faible productivité qui va de 1932 à 1942, Guy Robert présente une description détaillée - enseignement absorbant, frustrant et mal payé, santé précaire, lourde responsabilité financière, etc. - pour mieux illus­trer sa thèse qui est de considérer la misère (physique, financière ou psycho­logique) comme une des conditions du génie. L'opération consiste à trans­former les attributs d'une position sociale en des caractéristiques d'une condition d'existence ou d'une personnalité : la principale difficulté ou « misè­re » de Borduas n'est en effet, pas tant de « joindre les deux bouts » que de rencontrer des exigences divergentes qui lui sont imposées par son itinéraire social et scolaire et par les positions qu'il occupe dans l'enseignement. Il n'est donc pas inexact d'affirmer, comme le fait François Gagnon 29, que l'innovation de Borduas est née de la rencontre d'une influence littéraire (le surréalisme de Breton) et d'une expérience pédagogique, mais cette explication demeure mystificatrice si elle ne tient pas compte en même temps des conditions de possibilité d'une telle rencontre et, donc, si elle ne fait aucunement référence au poste qu'occupe Borduas et plus largement à la position intermédiaire de l'École du meuble dans le champ artistique et intellectuel québécois.

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